L’Espagne s’enfonce dans les déficits et le chômage. En même temps un profond discrédit frappe celui qui, né voici trois quarts de siècle, incarne l’idéal démocratique depuis 1975 et a su se glisser dans les habits d’un grand homme d’Etat pour sortir son pays de la dictature. Ses malencontreuses aventures au Botswana doivent-elles occulter l’anniversaire de cette personnalité au destin extraordinaire ?
La question du caractère central de la figure du roi dans le succès démocratique de l’Espagne est encore controversée. Une biographie due à Laurence Debray, opportunément sortie en ce début d’année (Perrin, 2013), rappelle néanmoins la dette que l’Espagne a conçue envers son souverain. Car en novembre 1975, lorsque Juan Carlos monte sur le trône, rien n’est joué.
Fidèle à l’enseignement que lui a prodigué son mentor, Franco, Juan Carlos louvoie depuis qu’il est jeune, entre le dictateur qui l’a pris sous son aile dans son projet de restaurer une monarchie pérennisant le système qu’il a imposé à son pays en 1939, et son père Don Juan, héritier légitime des Bourbons mais écarté par Franco du fait des opinions libérales qu’il a exprimées durant la guerre. Conflit de loyauté délicat que Juan Carlos assumera avec l’aide de son épouse, la reine Sofia.
Doit-il accepter de prêter allégeance à une dictature honnie et qui s’épuise en même temps que son fondateur, si habile à jouer des oppositions entre la fasciste et sclérosée Phalange, son entourage accroché à ses privilèges et les partisans des Bourbons eux-même divisés ? Ou doit-il , par devoir filial, obéir à son père qui, chef incontesté de la Maison des Bourbons, se considère comme le bénéficiaire naturel d’un restauration monarchique... mais qui n’a pas hésité à confier son fils à la garde du maître de l’Espagne ?
Pour Juan Carlos, un seul objectif est envisageable : préparer le retour de son pays dans le giron des monarchies ! Véritable partie de billard à trois bandes duquel Juan Carlos sortira grand vainqueur... Mais rien ne fut facile même s’il a su jouer avec talent de circonstances complexes...
Ostracisé sur la scène internationale, Franco règne sans partage sur l’Espagne, adaptant son régime à un contexte général mouvant. Or Franco, pas plus que Juan Carlos, n’est un idéologue : seul un nationalisme intégral, la grandeur de l’Eglise et un anticommunisme obsessionnel ordonnent sa « pensée ». C’est la grande chance de l’Espagne.
Pour le reste, profitant de la position de son pays dès le début de la guerre froide, il négociera avec les Américains, puis fera entrer l’Espagne à l’ONU. Pour sauver l’économie espagnole de décennies d’une autarcie suicidaire, il suit les conseils des technocrates de l’Opus Dei qui l’entourent, et entrouvre son pays : les touristes affluent, les Espagnols partent travailler à l’étranger, expédiant des devises dans leurs familles... C’est le premier miracle espagnol... Même l’Eglise s’interroge, attend des réformes, dès les années 60.
Rallié à la solution monarchique, Franco pense peut-être avoir trouvé en Juan Carlos le docile instrument de ses desseins : instaurer une sorte de « monarchie franquiste », prolongement à la fois de la dictature et de la monarchie traditionnelle... tout en constituant une rupture avec cette dernière. Or Juan Carlos, dont personne ne peut cerner le véritable caractère, a d’autres projets, qu’il met à exécution dès le décès de Franco, en 1975.
Son intention est de faire évoluer son pays vers une démocratie parlementaire, comme le souhaitait son père. Par conviction ? Il a en tous les cas compris que seule la démocratie dans une société débarrassée de ses corsets politiques pourrait arrimer son pays à l’Europe et consolider sa fragile économie. L’impénétrable Juan Carlos y parviendra, suprême habileté, en utilisant le cadre juridique du franquisme moribond et en s’appuyant sur le fermeté de Franco qui, même sous la pression de sa famille paniquée, n’est jamais revenu sur sa promesse de lui céder les rênes de l’Etat.
Les premiers pas du nouveau roi sont toutefois décourageants. La nomination d’Alfredo Suarez, secrétaire général du parti franquiste, au poste de premier ministre une fois l’inflexible Arias Novarro enfin éliminé, déçoit. Un bureaucrate pour construire la démocratie en Espagne ?
Malgré la crise économique qui mine l’Espagne dès le début des années 70, malgré le scepticisme de la gauche, malgré la mauvaise humeur qui gagne les rangs de l’armée et, enfin, malgré le terrorisme basque qui a trouvé l’une de ses plus emblématiques victimes dans la personne Cavallero Blanco, le confident de Franco et grand artisan de la solution monarchique assassiné en 1973, Juan Carlos tient bon. Il convainc de sa bonne foi le socialiste, converti à la social-démocratie, Felipe Gonzalez et, surtout, le communiste Santiago Carillo.
Contre une armée de plus en plus remontée, le roi et Suarez légalisent les partis politiques (les communistes un peu plus tard), organisent des élections démocratiques, qui consacrent la victoire du parti de Suarez devant les socialistes, puis portent en 1978 sur les fonts baptismaux une constitution, fruit d’un compromis subtil avec la gauche qui préserve la monarchie et officialise les autonomies régionales.
Juan Carlos, sinueux et digne, parviendra encore à désamorcer la tentative de coup d’Etat ourdi par l’armée en 1981, parachevant une transition démocratique dont il a été un l’un des acteurs fondamentaux. Symbole d’une solution de continuité pacifique entre la dictature et la démocratie, Juan Carlos a rendu vaine toute velléité de vengeance dans un pays encore meurtri par une horrible guerre civile et a joué de l’ambition européenne pour apaiser toutes les forces politiques.
Une leçon de sagesse qui rappelle que les transitions démocratiques réussies (Afrique du Sud, Chili, etc.) n’ont pu s’imposer sans un dépassement, en tout cas pendant de longues années, du si moderne « devoir de mémoire ». Assurément peu satisfaisant pour les familles des victimes de la violence, ce dépassement était néanmoins la condition pour permettre à l’Espagne, en l’occurrence, de sortir renforcée d’une des périodes les plus sombres de son histoire. Il est vrai que, dans ce pays, le sang avait rougi toutes les mains de tous les protagonistes.
L’Espagne a réussi une formidable transition vers la démocratie : réussira-t-elle maintenant une transition économique, elle qui n’a encore jamais vraiment su développer une industrie performante sur l’ensemble de son territoire ?
Olivier Meuwly
On a connu M. Meuwly plus inspiré, par exemple lorsqu’il analyse l’histoire et l’avenir du PLR vaudois. J’aurais personnellement souhaité qu’il se livre à un pronostic plus pointu concernant l’avenir de la monarchie en Espagne. Mais est-il vraiment pronostiqueur dans l’âme ?
Avec mes excuses pour ces regrettables lapsus.
Il faut parler d’Adolfo Suarez et de Lui Carrero Blanco