Les organisations internationales vont-elles quitter Genève ?

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Interviewé sur la RTS dimanche soir 12 mai 2013, le président du conseil de coordination du personnel de l’ONU à Genève déclare que les fonctionnaires internationaux ne se sentent pas bien dans cette ville. Il déclare même que ceux-ci se sentent moins menacés à New York que dans la cité de Calvin. Trop de drogues, de dealers, de vols.

Mais il y a peut-être plus grave que la sécurité. En prenant les transports publics ou en se promenant dans les rues, on voit des boules à zéro (crânes rasés), des joues délibérément mal rasées, des jeans non pas seulement déchirés mais sales, des casquettes de chauffeur de camion américaines. Pas tellement chez les jeunes, mais surtout chez les hommes entre 30 et 60 ans. Heureusement les femmes prennent soin d’elles-mêmes. Elles se maquillent, portent aussi des jeans, mais de couleur différentes, serrés, propres. Bref, elles ne nous dépriment pas, mais les hommes, dans une presque majorité, nous dépriment.

 

Il suffit de se promener dans une ville étrangère puis de revenir à Genève pour y prendre conscience de la dégradation de l’espace public. Celui-ci, autrefois, était un domaine dans lequel on n’avançait pas n’importe comment. Les citoyens faisaient un effort pour s’y présenter de telle manière qu’on pût s’adresser à eux. Aujourd’hui, à Genève, on a l’impression qu’il ne s’écoulera guère de temps avant que les citoyens n’avancent dans cet espace en pyjama en se dandinant comme de vieux ours mal léchés. Est-ce la faute de l’immense dépression qui pèse sur la ville ? Les médecins répondraient peut-être oui, mais on ne voit pas qu’ils puissent apporter des remèdes avec des pilules ou de l’imagerie médicale. En fait, les pilules accéléreraient probablement l’arrivé des pyjamas dans les rues et les supermarchés.

 

Si l’on se met à la place des étrangers et donc des fonctionnaires internationaux, on comprend tout de suite pourquoi ils sont sensibles aux suggestions de délocalisation provenant d’autres villes. Ce ne sont pas seulement des questions d’argent ou de budget qui les attirent, mais aussi la perspective d’évoluer dans des cités où l’esprit public ne consiste pas à s’effondrer sur soi dans un habillement qui envoie un signal clair : « circulez, y a rien à voir !». Dans de telles conditions, le rapport à autrui devient pour le moins difficile, parce que la parole meurt. Que dire en effet, devant un accoutrement qui envoie un tel signal ?

 

Mais Genève ne promeut-elle pas les droits de l’homme, l’ouverture à l’autre ? Certes, mais si c’était, au fond, cela justement qui avait conduit à cet effondrement vestimentaire et moral ? En effet, si ces droits et cette ouverture sont compris comme des encouragements à être soi et rien que soi, sans racines, sans tradition, sans une culture particulière, alors, oui, ils sont un facteur d’effondrement. De tels encouragements, en effet, amènent les citoyens à abandonner toute identité communautaire, toute citoyenneté, toute allégeance à l’au-delà d’eux-mêmes. Pour les naïfs promoteurs de l’ouverture à autrui et au monde, l’appartenance à un groupe ou à une nation est perçue comme exclusion de l’autre, parce qu’on s’imagine que l’étranger va percevoir cette appartenance comme un mur infranchissable. Il s’agit alors d’éviter tout signe d’identité. Un tel signe manifesterait, croit-on, une potentielle intolérance. Dès lors, il s’agirait, dans l’esprit simpliste des propagateurs de l’esprit de Genève de se présenter comme n’appartenant à rien, et donc pas même porter des plumes ou des tatouages. Pour s’ouvrir à l’autre, on croit à tort qu’il  faut être sans identité, n’être rien, et par là parfaitement ouvert à tous.

 

Mais certains insisteront. N’est-ce pas en étant soi-même et rien que soi-même, qu’on évite toute exclusion de l’autre ? Eh bien non ! L’être humain ne peut pas retomber sur soi pour n’être que ce qu’il est, car il n’est rien, même pas un animal qui, lui, garde une fourrure, très belle le plus souvent. L’être humain n’a pas d’essence disait Sartre, ce qui revient à dire qu’il ne peut pas simplement être ce qu’il est. En fait, il ne peut même pas être humain, comme l’a fait observer Hannah Arendt en parlant des rescapés de la Shoah qui, selon elle, ont découvert qu’être humain et rien que cela revenait justement à n’être rien et donc quantité négligeable dont on peut aisément se débarrasser.

 

En visant à n’être que soi, un individu vise le néant et il n’aime pas ça. Dès lors, il ne tarde pas à glisser dans les formes les plus brutales d’identité avec divers oripeaux, coiffes tristes ou pantalons qui s’effondrent sur les fesses. Sans se rattacher à plus que soi, on glisse d’abord dans l’insignifiance puis on se raccroche à n’importe quoi pour éviter cette chute.

 

En attendant les pyjamas, il faut donc espérer que les individus redeviennent, à Genève, des citoyens. Ainsi aurons-nous une chance de ne pas voir les organisations internationales quitter cette belle ville .

2 commentaires

  1. Posté par farid le

    Je suis obligé de citer ici Eric Werner, dans son blog (12/16/2006: Une humanité à la dérive).
    “Regarde aussi leurs têtes, dit l’Etudiante. Je parle des gens ordinaires, de ceux que tu croises tous les jours dans la rue. Beaucoup ont l’air malade, prématurément vieillis. Visiblement ils dorment mal, mangent plus mal encore. Il saute aux yeux par ailleurs qu’ils n’ont aucune activité physique. Ils sont souvent obèses, bouffis. Lorsqu’on pense à la place qu’occupe le sport dans la culture contemporaine, c’est quand même paradoxal. En fait, contrairement à ce qu’on croit volontiers, la pratique sportive est très minoritaire dans nos pays. (…) On pourrait faire d’autres remarques encore. (…) Regarde aussi leur accoutrement. Aucun respect de soi, un laisser-aller complet (les femmes encore plus que les hommes, d’ailleurs). Bref, une humanité à la dérive.”

  2. Posté par Yvan B. le

    Vaste sujet qui remplirait des pages et des pages…
    Que dire de cette impression grandissante que Genève ne nous appartient plus ? Nous sommes littéralement envahis de toutes parts. Il faudrait donc l’accepter avec le sourire, que nous soyons polis et obligeants envers des parasites qui ne font même pas l’effort de parler la langue ?
    Ils veulent de la sécurité, mais menacent de délocaliser dès lors qu’on parle d’augmenter les cotisations sociales qui paient cette dernière.
    Parlons donc de l’impact dû à leur présence sur la qualité de vie des Genevois !
    J’emploie des termes durs, chargés, mais ça suffit maintenant de prendre notre canton pour un hôtel.

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