Staline était dépressif. Hitler aussi. Dommage qu’ils n’aient pas consulté des psychiatres ! L’humanité aurait évité bien des ennuis.
A l’horizon d’une certaine psychiatrie moderne se profile un avenir radieux où nous n’aurions plus à souffrir des malades hors de nous ou de la maladie en nous. Comment ne pas rêver mais aussi cauchemarder ? Car le prix d’une purification psychiatrique pourrait être élevé. Un bonheur radieux pourrait impliquer l’ingestion quotidienne de petites pilules roses. Curieusement, ce mélange d’espérance et d’inquiétude devant les dépressifs et les cures auxquelles ils pourraient être soumis est poussé sous le tapis de considérations insignifiantes.
L’inconscience de nombreux psychiatres sur les problèmes posés par la médicalisation de la dépression est accablante. Ce qu’ils sous-entendent en parlant comme ils le font de la dépression est qu’elle peut être guérie. Les plus prudents restent modestes et expliquent qu’on peut la contenir comme on contient une trop forte pression artérielle. Malheureusement, les plus prudents sont en minorité. Le public retient seulement que la dépression est une maladie et qu’elle peut être prise en charge par un spécialiste qui va l’éliminer comme on élimine l’eczéma. Or, la dépression ne pourrait être guérie ainsi qu’au prix d’une suppression de l’humanité et de son histoire. Faut-il supprimer l’humain en nous pour ne plus être confrontés à des monstres comme Staline et Hitler ? Peut-être, mais sachons au moins qu’en ce faisant, nous supprimerions aussi des anges comme Mozart ou Baudelaire. Au 4e siècle avant notre ère, Aristote le suggérait clairement : « Tous les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts étaient… manifestement mélancoliques ». Mais la mélancolie n’est-elle pas qu’un autre nom de la dépression ? Question délicate. Selon la classification de l’APA (American Psychiatric Association) la mélancolie n’est pas une dépression. Le manuel publié et revu régulièrement par l’APA, le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Discorders) classait l’homosexualité, jusqu’en 1973, dans la catégorie des maladies mentales. Plus aujourd’hui ! La classification varie : un bipolaire n’est plus exactement un maniaco-dépressif. Un psychotique n’est plus un névrotique ! Et les troubles affectifs ne sont pas des troubles d’anxiété. Bis repetita…
Dans le discours malheureusement dominant aujourd’hui sur la dépression, aucune référence à l’histoire, aucune référence au contexte social ou politique, aucune référence à ce qu’est ou pourrait être un homme. La limite entre le fait d’être humain ou celui d’être malade devient poreuse de sorte que, comme le soulignait un récent article du International Herald Tribune du 4 avril 2013, notre humanité elle-même commence à être considérée comme quelque chose qui requiert diverses drogues ou thérapies. Pire, la dépression est considérée comme une chose. Or, elle n’est pas une chose. Il y avait de la naïveté dans l’antipsychiatrie, mais elle faisait au moins référence à ce qui se passe dans l’environnement du malade. Plus rien de tel aujourd’hui. Un dépressif est un dépressif, point-barre et des recherches vont nous permettre de cerner et de traiter son mal. Pas question de lier son état à celui du monde, de l’histoire, de la société. Aurait-on considéré comme dépressif, en 1939, un Juif polonais qui pressentait ce qui l’attendait ? Et aujourd’hui, qu’est-ce qui nous attend ? Question compliquée. Difficile de trouver une réponse avec un scanner ou un IRM. Il vaut donc mieux ne pas la poser. Qu’il faille parfois poser des questions qui n’ont pas de réponses traverse peut-être l’esprit des psychanalystes, mais guère celui des psychiatres.
La dépression ne peut pas être considérée comme une chose en elle-même. Elle est liée au contexte individuel et collectif dans lequel nous nous inscrivons. Elle est même liée à la condition humaine. Le prophète Jérémie s’exclamait, au 6e siècle de notre ère, qu’il maudissait le jour où il avait été enfanté. Le moindre regard sur l’histoire nous montre que tous les êtres humains sont plus ou moins dépressifs. Etaient-ils pour autant malades. Au moins n’étaient-ils pas de béats bisounours fonctionnant grâce à la pieuse ingestion de pilules roses ou bleues !
Exception faite de cas extrêmes et terriblement douloureux, la dépression est l’antichambre d’une prise de distance envers le monde. C’est cette prise de distance qui fait de nous des êtres pensants. Faudrait-il ne pas prendre de distance envers le monde pour ne pas être dépressif ? On accordera que cette prise de distance peut conduire à Auschwitz, à Kolyma, au suicide, à la folie, car lorsqu’on devient critique envers le monde dans lequel on vit, on rêve d’un autre monde et ce rêve peut conduire dans une démence meurtrière pour soi ou pour l’entourage. Le problème est que si l’on veut supprimer le rêve d’un autre monde, on supprimera aussi le Requiem de Mozart ou Le spleen de Baudelaire. Rappelons deux vers de ce poète français : « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle - Quand la terre est changée en un cachot humide ». Baudelaire était dépressif, c’est sûr ! Le pauvre, pourquoi ne lui a-t-on pas donné des antidépresseurs ?
Prendre une distance envers le monde, et donc être plus ou moins dépressif, n’est pas en soi une maladie. La dépression signale une conscience dans ce vivant toujours un peu malheureux qu’est l’être humain. Cette simple observation de bon sens a été enfouie sous l’idéologie de l’intégration ou de la réintégration qui est née des effroyables souffrances de la première moitié du vingtième siècle dans le monde entier. On a voulu croire que notre vocation consiste à fonctionner dans le monde et seulement à y fonctionner. Quand on fonctionne mal, il faudrait prendre des pilules ou voir un médecin pour fonctionner à nouveau. Comme un dépressif ne veut plus fonctionner, il est coincé. S’il va voir un médecin, il se propose de fonctionner à nouveau, ce qu’il ne veut pas.
Le bon sens, aujourd’hui, se fait rare. Au lieu d’en faire usage face à la dépression, on a recours à la recherche. Ainsi s’est-on aperçu que les hommes sont moins dépressifs que les femmes mais qu’ils se suicident plus facilement qu’elles. Nuance ! Bientôt, grâce à la recherche justement, on s’apercevra qu’à manger du riz, on est moins dépressif qu’avec des épinards. La recherche est coûteuse, mais comment ne pas l’applaudir puisqu’elle permet au bon peuple de fonctionner correctement, de s’épanouir, de chanter de joie et de se brosser les dents ?
Répétons-le, la dépression n’est pas une maladie, contrairement à ce que proclame une affiche à Genève et peut-être ailleurs. Mais il est vrai qu’elle nous guette comme le proclame cette même affiche. Elle nous guette même de très près, dès notre naissance, préciserait Jérémie. Toutes les cultures humaines se sont construites à partir de cette menace. Comme il n’y a plus de culture aujourd’hui, qu’allons-nous faire ? Personne n’a de réponse, mais sachons au moins qu’il n’y a pas de thérapie. Mauvaise nouvelle pour les pharmas, mais bonne nouvelle pour ceux qui sont prêts à lutter pour la dignité humaine.
Jan Marejko
“Exception faite de cas extrêmes et terriblement douloureux, la dépression est l’antichambre d’une prise de distance envers le monde. C’est cette prise de distance qui fait de nous des êtres pensants. ” En effet et ceci implique que dabns de nombreux cas la dépression est utile est devrait être vue comme une pause nécessaire pour réfléchir sur ce qui ne va pas et le changer! Ce qui dans certains cas peut impliquer de nombreux changements : travail, relation, habitudes diverses etc.
“Faut-il supprimer l’humain en nous pour ne plus être confrontés à des monstres comme Staline et Hitler ? Peut-être, mais sachons au moins qu’en ce faisant, nous supprimerions aussi des anges comme Mozart ou Baudelaire. ” Je crois qu’il y a moyen d’être suffisamment sélectif pour ne traiter que les gens qui en on vraiment besoins!