Delachana va partir à la chasse aux signatures pour récolter le plus d’adhésion au message qu’il pense le plus juste. Les syndics n’en ont cure et brûlent le papier que leur présente le marchand. Le lendemain, une foule de plusieurs centaines d’habitants se rassemble et réclame la prise en compte de leurs revendications.
Autre époque, autre combat (1er épisode ici).
Nous sommes alors au tournant des XVII et XVIIIe siècles. Genève est depuis deux siècles une ville indépendante et est devenue, la Réforme calviniste en ayant fait l'une de ses places fortes, une plaque tournante du négoce des devises. Son rôle est d'importance majeure en Europe.
Bien vite, ce sont quelques familles très influentes (les Tremblay, les Pictet, les Lullin, les Gallatin, les Buisson, les Turrettini, les Favre, les Fatio et les Rilliet pour ne citer que les plus importantes1) qui se partageront tous les postes clés de la République. En cette fin de XVIIe siècle, Genève est ainsi devenue une oligarchie.
Les familles dirigeantes entretiennent des liens étroits avec le roi de France Louis XVI. À cette époque, comme le démontre l'historien Guillaume Chenevière, il était de coutume que les fils des riches familles genevoises aient chercher prestige et pensions en servant dans l'armée du roi français2.
L'oligarchie genevoise en place n'est donc pas réticente à accorder au monarque à la fleur de lys les concessions qu'il demande (imposition d'un Résident permanent en 1679 et facilité d'établissement pour les commerçants français dans la cité3). Petit à petit, le pouvoir genevois s’enrichit (les guerres s’enchaînent pour le royal client versaillais et les prêts qu'il est forcé d'effectuer aux banquiers genevois aussi) et se déconnecte des réalités du peuple genevois, qui lui, souffre (le prix du blé atteint un pic de 95 florins la coupe en septembre 1693 et prive la majorité du peuple de sa ration quotidienne4).
Bientôt, « leur monde n'a plus de commune mesure avec celui de leurs compatriotes »5.
Pour la majorité du peuple genevois en effet, l'arrivée massive de commerçants français à l'intérieur des murs de leur cité n'est pas profitable.
François Delachana, un marchand de Longemalle, va sonner la révolte citoyenne.
Le 25 octobre 1696, malgré l'illégalité de l'acte, ce citoyen engagé porte au Procureur Général Théodore Grenus une pétition qu'il a pris soin de faire signer par 215 de ses concitoyens.
Il y dénonce notamment « l'exorbitant et effroyable nombre de négociants étrangers »6 qui fait du tort aux commerces des citoyens genevois. Il faut dire que près de 3000 protestants sont venus s'établir dans la cité de Calvin (qui compte 16000 habitants) après que le roi de France ait révoqué l'édit de Nantes (1685). La tension est à son comble, on se sent à l'étroit dans les murs de la cité.
La concurrence et les privations deviennent insoutenables et le sentiment antifrançais se fait grandissant parmi une population qui souffre de la hausse du prix du pain. De son côté, l'oligarchie ne semble pas touchée par ces problèmes. L'enrichissement fait auprès du roi « très catholique » qui vient de persécuter les protestants semble les aveugler.
Comme attendu, les revendications de Delachana ne sont pas prises en compte par les autorités. Comme il peut, le sans-grade tente alors de frapper le pouvoir genevois qu'il trouve dévoyé. Pour ce faire, il apostrophe les pasteurs (qui pour la plupart sont issus des même familles que celles de l'oligarchie) durant leur prêche. Il a « au nom de la simple et nue Foi » en horreur ces pasteurs « efféminés, féminisés et démasculinisés »7 qui portent la perruque lors des prêches .
A juste titre, il fait le lien entre ces accoutrements et les membres de l'oligarchie qui se rêvent en courtisans versaillais.
Delachana le sait, le message de révolte qu'il porte est celui de ses concitoyens les plus démunis. Le temps n'ayant rien changé à la situation, en 1707, il réitère son message mais cette fois y ajoute des revendications visant à accorder plus de pouvoir au Conseil Général. Le petit Conseil n'entendant pas son message. Delachana va alors partir à la chasse aux signatures pour récolter le plus d'adhésion au message qu'il pense le plus juste. Le magistrat en place, lui interdit de faire du porte à porte et le menace de la prison. Toutefois, les signatures lui parviennent dans sa boutique et Delachana s'en va défier les membres du petit Conseil en leur apportant une liste de 600 signataires de ses revendications. Les syndics n'en ont cure et brûlent le papier que leur présente le marchand. Le lendemain, une foule de plusieurs centaines d'habitants se rassemble et réclame la prise en compte des revendications de Delachana. C'est le début de la crise citoyenne de 1707.
De cet épisode révolutionnaire, l'Histoire retiendra surtout le nom de Pierre Fatio (mort en martyr il est vrai). Mais, comme le dit fort bien Chenevière : « Fatio se joint à un mouvement qu'il n'a pas initié et qui se poursuivra après lui »8. L'avocat Fatio sera le porte-parole du mouvement des citoyens en colère mais c'est Delachana qui fut l'âme de l'éveil citoyen qui marquera tout le XVIIIe siècle (par trois fois le peuple va se soulever : 1737, 1763 et 1781-82) .
La révolte de 1707 (comme les différentes révoltes du XVIIIe genevois) se soldera par une répression par la force. L'oligarchie fera appel à ses alliés bernois et zurichois pour renforcer la garnison de la ville et s'assurer que les débordements populaires ne renversent pas l'ordre en place9. Pierre Fatio (accusé de vouloir renverser le gouvernement) est discrètement fusillé à la fin de l'été 1707. De son côté, Delachana est condamné à la cassation de sa bourgeoisie et au bannissement perpétuel10.
Il faudra attendre l'épisode révolutionnaire français pour que l'oligarchie soit forcée de faire des compromis avec le peuple.
Ces deux exemples de résistance genevoise face à l'ordre établi se sont soldés par des échecs dans le temps court (le pouvoir en place étant trop fort). Toutefois, pionniers dans leurs luttes, Berthelier et Delachana ont, chacun à leur manière, montré la voie à suivre à leurs compatriotes.
Comme énoncé en préambule de cet article, il réside dans l'âme de ce peuple genevois un « quelque chose » de très suisse. Cette aspiration à la liberté et une méfiance envers un État trop autoritaire ou trop envahissant sont semblables aux aspirations dont étaient animées les Confédérés lorsqu'ils construisirent notre pays. C'est ce même « esprit de résistance » qui peut aujourd'hui expliquer la réticence légitime qu'une partie des Suisses démontrent envers des grandes entités supranationales comme l'UE.
Guillaume Claude
Voir aussi: Genève et l’esprit frondeur
1 FATIO, Olivier et Nicole, Pierre Fatio et la crise de 1707. Genève, Labor et Fides, 2007. p.32
2 CHENEVIERE, Guillaume, Rousseau, une histoire genevoise. Genève, Labor et Fides, 2012. p. 30.
3 CHENEVIERE, Guillaume, Rousseau, une histoire genevoise. Genève, Labor et Fides, 2012. p. 24.
4 GUICHONNET, Paul, Histoire de Genève. Lausanne, Edouard Privat, 1974. p. 213.
5 Ibid., p. 24.
6 LAUNAY, Michel, Jean-Jacques Rousseau, écrivain politique. Genève, Slatkine, 1989. p. 40.
7 Ibid., p. 47.
8 CHENEVIERE, Guillaume, Rousseau, une histoire genevoise. Genève, Labor et Fides, 2012. p. 37.
9 DUFOUR, Alfred, Histoire de Genève. Paris, PUF, 1997, p. 81.
10 GUR, André, Comment museler un peuple souverain ? Genève, SHAG, 2006, p. 45.
Et vous, qu'en pensez vous ?