Tout l’art de la politique moderne est de taxer assez pour remplir les caisses « publiques », sans faire des tondus une majorité. Mais il faut trouver les mots… entre les écueils de la petite magouille et de la grande révolution.
On parle beaucoup du fisc et de la fraude, ces temps. Même au congrès international anarchiste, tenu mi août à Saint-Imier, on a senti un flottement : comment défendre le petit peuple contre le grand capital, sans nourrir – par l’impôt - l’ogre étatique, ennemi « public » numéro un ? La frontière entre la philosophie libérale et libertaire est toujours aussi mal tracée. Un historien ne définissait-il pas les pirates comme « des coopératives anarchistes de tueurs » ? Malgré tout, en bas à gauche, « sus aux riches » sera toujours rassembleur.
Le fraudeur est-il idéaliste… ou résistant ?
Pour l’Etat – incarnation de « l’évidence » - il est « nécessaire » d’aider les « nécessiteux », La Palice ne dirait pas mieux. Mais cette « évidence » n’explique pas un fait crucial : pourquoi tant de citoyens ont toujours été tentés par la fraude, alors même qu’ils étaient prêts – si besoin était - à donner leur vie pour le pays ? A la manière du héros de cette pièce de théâtre – « L’Os » - qui préfère mourir de faim que faire voir à ses voisins où il a caché le gigot. Y a-t-il chez le fraudeur autre chose qu’un simple « égoïsme », la maladie des « privilégiés » ?
Le blé se coupe à la faux
Mépris du peuple, ou peur des faux : quel est le moteur « éthique » du fraudeur ? « C’est un vol ! », s’indignait de la fraude l’excellent journaliste Jean Steinauer, il y a dix ou vingt ans. « Il y aurait bien des choses à dire à ce sujet », admettait, plus évasive, Joëlle Kuntz, elle aussi journaliste émérite, en parlant de l’appétit de l’Etat face à tout ce qui brille. « Taillable et corvéable à merci » : on croit que c’est la signature de l’Ancien Régime… mais si les corvées furent abolies au nom de la liberté, on « taille » les épis d’or dès qu’ils émergent. Au nom de l’égalité et de la fraternité?
La faim justifie les petits et les moyens
Tout l’art de la politique moderne est de taxer assez pour remplir les caisses « publiques », sans faire des tondus une majorité. Mais il faut trouver les mots… entre les écueils de la petite magouille et de la grande révolution. On ne parlera point de « confisquer » les richesses, mais de « corriger » les erreurs d’une fortune aveugle… et même les plus « indignés » veulent juste « récupérer » les terres et les usines - plutôt que les « exproprier », « nationaliser » ou « étatiser ». Bref, une fiscalité « juste » : pourquoi une recette aussi simple n’a-t-elle toujours pas établi le règne de la « Justice » sur Terre ? C’est qu’il y a toujours au moins deux « justices »… contraires ; le discours civique moderne est-il schizophrène ou amnésique ?
« A bon droit » : un monopole d’Etat ?
Mandrin le fraudeur fut un héros du peuple, en un temps où les douaniers usaient envers les passeurs des mêmes épithètes qu’on réserve de nos jours aux grands criminels. L’Amérique veut imposer au monde un joug fiscal qu’elle défia elle-même dans son acte fondateur : la fameuse « Tea Party ». L’impôt a certes des « raisons » et une « morale » pour lui, quand il remet les compteurs à zéro lors d’un héritage, ou qu’il préfère soulager le malheur que tolérer un luxe tapageur. Mais la loi du nombre est-elle toujours morale ? Et l’opinion qui crie sans cesse contre l’Etat fouineur mais veut toute la lumière dans la poche du richard est-elle de bonne foi ?
Le marché a du bon s’il est bon marché
L’impôt ne sert pas tant à gommer les écarts de salaire : sinon, pourquoi l’Etat lui-même est-il avant tout une échelle de « classes salariales » ? Il est plus logique quand il s’en prend au privilège de naissance… et l’impôt sur les successions a du bon. Quoi que l’héritage ait perdu de son pouvoir nobiliaire : quiconque a une idée porteuse, de nos jours, trouvera le crédit qu’il faut. On est en plein dans le mille : c’est le revenu – pas le salaire – qui est visé par le fisc… car c’est par le « compte des pertes et profits » d’une firme que se font les fortunes. Une fabrique ou une boutique qui se démène pour être très bonne et pas chère peut gagner des milliards. Tout en rendant au public des grands services, et en payant son « dû » à ceux de l’Etat de mille manières avant impôt. Parties de rien et sans salaire… les plus grandes fortunes sont nouvelles : logiciels, télécoms, confection ; la fiscalité est donc moins un combat entre pauvres et riches qu’un conflit entre les « parasites » et les « affairistes ».
Œufs d’or ou pourris ?
Les commerçants acceptent sans broncher ce dernier surnom de bande dessinée ; mais les fonctionnaires ne se sont jamais faits au premier. Les milieux « sociaux » ne se rendent pas compte de la rancœur envers l’Etat qui couve même chez les obligés d’un Etat qui encaisse bien plus qu’il protège. « L’assistant social vote à gauche, le chômeur vote à droite », résumait un militant désabusé. Et un Conseiller d’Etat se réclame ouvertement d’une morale empruntée à Georges Bataille : « L’Etat sert à éliminer les surplus » (cité de mémoire) ; même les dynasties décadentes ne gaspillent pas autant et lui survient parfois. Il faudrait faire un Livre Noir de toutes les turpitudes financières de cette fonction publique, drapée dans sa vertu quand elle force le secret bancaire.
Guillaume Tell, roi des fraudeurs
Mais de toutes les pièces du dossier, celle qui a la plus forte valeur morale rime avec Max Weber autant qu’avec John Rawls. Les temps modernes sont bien payés pour savoir que l’équité n’est pas l’égalité. Il y a toujours un rôle particulier pour les minorités… et ce n’est pas sans raison que les classes marchandes sont souvent des groupes ethniques sinon religieux. Moralité : même les « riches » peuvent invoquer – en cas d’excès – le droit des minorités. Le pays du Gothard ne « partageait » pas avec les Habsbourg… les Genevois ne « partageaient » pas avec la Savoie… les Tibétains ne « partagent » pas avec les Chinois… la Hanse ne « partageait » pas avec les Empires… les Pays-Bas ont dit non aux grands projets de Philippe II… et les Médicis n’ont partagé qu’avec le Vatican. Monaco et Qatar sont bien sûr choquants de clinquant, mais on a toujours besoin d’un plus petit que soi : les banquiers romains étaient des esclaves affranchis… la faiblesse pousse à la richesse. Que les gros contribuables ne se gênent pas : au nom des traités sur les minorités – ou d’une Cour des comptes étatiques truqués - on finira bien par traîner des Etats en justice.
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