Jeter tous ces libéralismes dans le même panier condamne toute compréhension authentique de la nature fondamentale du libéralisme.
1929 : la bourse s’effondre, le monde court à la catastrophe. La crise économique se répandra lentement, mais avec une dureté sans précédent. Le capitalisme siège au premier rang des accusés : ne l’a-t-on pas laissé s’embourber dans des errements incontrôlables ? Ne l’a-t-on pas poussé à s’autodétruire à force d’apercevoir en lui le seul paravent de la liberté ? N’a-t-on pas encouragé de la sorte son gonflement irresponsable au nom d’un intérêt financier comme seul dénominateur commun du bonheur universel ? Ces questions, lancinantes, hantent désormais même les plus farouches adversaires du communisme, que d’aucuns considèrent au contraire, dans ce si dramatique entre-deux-guerres, comme le sésame vers des lendemains heureux. A l’abri de l’exploitation de l’individu par les puissances de l’argent, celles-là même à l’origine du krach meurtrier.
Une solution, le corporatisme
Les milieux libéraux sont décontenancés, troublés, bouleversés. Le capitalisme a failli, mais sa chute ne risque-t-elle pas d’entraîner corollairement celle de la liberté ? Car, et ils en sont convaincus, le communisme, dont les thuriféraires ne veulent pas admettre l’aporie fondamentale, son incompatibilité presque génétique avec la liberté, ne constitue pas une réponse crédible. Il faut donc réinventer le libéralisme, en le débarrassant de ces tentations économistes qui le rongent de l’intérieur. Une réponse surgit du catholicisme social : le corporatisme, qui cherche à réconcilier travail et capital sous les auspices de corporations qui redonneraient une véritable force de frappe au politique, si désarmé face à l’ouragan de la haute finance et de l’industrie lourde. Nombreux seront les libéraux à s’y intéresser, y compris en Suisse. Sa récupération par le fascisme brûlera assez rapidement les illusions qu’il avait éveillées. Un autre espoir germe du côté de l’économiste « whig » John Meynard Keynes. Mais l’interventionnisme étatique qu’il défend ne fait-il pas le lit d’un socialisme en définitive foncièrement illibéral ?
Le néolibéralisme
Mais le libéralisme a-t-il pour autant dit son dernier mot ? Un livre sonne la révolte des amoureux de la liberté, des derniers partisans du libéralisme : La Cité libre, du journaliste américain Walter Lipmann. Un colloque est organisé à Paris en 1938 en son honneur : c’est l’invention du néolibéralisme, comme volonté de défendre le libéralisme contre ses excès, de le redéfinir, de l’arrimer à son potentiel créatif et révolutionnaire des origines, de l’épurer de ses pulsions mortifères quand elles sont hypnotisées par la seule quête d’un profit immédiat. La question sociale ne peut plus être expulsée du discours libéral. C’est le même désir de sauver le libéralisme, de le refonder, qui préside à la fondation de la Société du Mont-Pèlerin, après-guerre, alors que triomphe le keynésianisme, associé à la mise en place de l’Etat providence théorisé par un autre « whig », William Beveridge, comme réponse démocratique aux totalitarismes de tous bords. Mais le libéralisme « historique » y trouve-t-il son compte ?
Economie sociale de marché
Non, répondent résolument un brochette de libéraux, dont nos compatriotes Wiliam Rappard et Albert Hunold, mais aussi d’anciens participants au colloque Lipmann, dont deux libéraux qui se distinguent depuis longtemps par leur « ultracisme » : Ludwig von Mises et Friedrich von Hayek. Un « ultracisme » qui détonne par apport au discours alors majoritaire, plus proche des thèses de 1938, plus proche aussi de l’Italien Luigi Einaudi, futur président de la République, et des figures majeures de l’Ordoliberalismus que sont les Allemands Walter Eucken ou Wilhelm Röpke, qui enseigne à Genève et qui est si souvent accueilli dans les colonnes de la NZZ. Leur approche du libéralisme sera à l’origine de l’économie sociale de marché mise en musique par le ministre d’Adenauer, le « Pèlerin » Ludwig Erhard. Mais le modérantisme du Mont-Pèlerin ne survira pas à la mainmise croissante des Anglo-saxons, héritiers du libéralisme d’obédience autrichienne de Mises.
Désormais, le néolibéralisme d’antan, jugé trop sensible aux appels de l’interventionnisme étatique cède le pas devant un libéralisme subordonné à l’efficacité du marché comme norme centrale. Cette lecture du libéralisme, en vogue dès les années 1970, suggère une liberté individuelle érigée en dogme et jugée seule apte à faire barrage à la servitude socialisante, comme l’expliquer Hayek dans son célèbre essai, La Route de la servitude.
Multiples fractures
Mais cette longue histoire n’est pas vierge d’innombrables conflits idéologiques, sinon de personnes. Il n’y pas un libéralisme, comme il n’existe pas un néolibéralisme, qui serait forcément l’expression de la Société du Mont-Pèlerin telle qu’on la connaît aujourd’hui, encore marquée par l’aura exceptionnelle de ses deux Prix Nobel, Milton Friedmann et Hayek. L’histoire du libéralisme n’est pas linéaire. C’est le mérite du récent ouvrage de Serge Audier, Néolibéralisme(s). Une archéologie intellectuelle (Grasset, 2012), d’identifier les multiples lignes de fracture entre les différents types de libéralisme, qui se sont opposés, influencés, combattus, nourris, séparés, réconciliés au cours du XXème siècle.
Dénonçant avec subtilité les accusations sans nuance déversées sur la pensée libérale par une gauche toujours prompte à associer à un diffus néolibéralisme tous les maux de la planète, Audier appelle à une analyse au scalpel qui, menée à la hache, fait surtout ressortir l’aveuglement idéologique des contempteurs du libéralisme plutôt que la malignité supposée de cette philosophie.
Rien n’est simple sur la planète libérale et éviter les caricatures constitue bel et bien le seul moyen de comprendre ce que le libéralisme a pu signifier et pourquoi il a pu prospérer, malgré la charge inouïe de ses ennemis.
Parallèlement, une vraie critique du libéralisme ne peut se fonder que sur une connaissance intime de ses variantes : mais l’effort est trop grand pour les adeptes de marteau-piqueur « intellectuel »… D’où l’échec de leurs critiques, serons-nous tenté d’ajouter…
Le même panier
Car ne sont-elles pas nombreuses les différences entre ces libéralismes qui se succèdent dans le livre d’Audier ? Qu’est-ce qui unit, en définitive, le libéralisme quasi socialisant, et en tout cas voué à un interventionnisme étatique puissant, d’un Alexander Rüstow, le libéralisme anti-hayekien de Raymond Aron, le libéralisme si colbertiste des français Louis Rougier ou Alphonse Allais, l’Ordoloberalismus d’un Walter Eucken, repris dans un tonalité plus agrarienne et conservatrice par Röpke, le libéralisme monétariste, et pas hostile à un Etat régulateur comme protecteur de la liberté économique, de Friedman, le libéralisme franchement « libertarien » de Murray Rothbard et David Friedman, fils du précédent, et, enfin, le libéralisme « orthodoxe » et parfois séduit par un certain spontanéisme conservateur de Hayek ?
Audier est formel et on ne peut que le suivre sur ce point : jeter tous ces libéralismes dans le même panier condamne toute compréhension authentique de la nature fondamentale du libéralisme et des nombreuses variantes dont il est porteur.
Doctrine officielle du capitalisme
Lecture indispensable pour saisir le libéralisme dans sa diversité, ses apories, et aussi sa richesse, l’ouvrage d’Audier interpelle les libéraux. Eux aussi ne brillent pas toujours par leur connaissance des innombrables ressorts de leur pensée de référence.
Même à leurs yeux, le libéralisme passe souvent pour la doctrine officielle du capitalisme alors que, si elle en est le complément naturel, la légitimation philosophique, elle est aussi la pensée qui organise son contrôle en intégrant, dans toutes ses tendances, et n’en déplaise à ses adversaires, une dimension morale.
Du libéralisme sensible au rôle de l’Etat, et que l’on peut associer au radicalisme suisse, mais peut-être plus difficilement au radicalisme français, au libéralisme le plus farouchement antiétatique, toujours se dessine une façon d’appréhender l’individu, la société, le monde. Cette réflexion est inhérente au libéralisme, de toute observance. La crise actuelle met à mal les présupposés libéraux.
Le livre d’Audier offre ainsi une occasion, non de choisir le libéralisme qui convient comme on chercherait une recette dans une livre de cuisine, mais de poursuivre la réflexion, amorcée par Lipman, Aron, Hayek et consorts, et de la confronter aux problèmes du jour. Ce travail doit commencer.
Que signifie “ultracisme” dans cet article ?