Le 22 février 2008 est déposée une initiative «contre les rémunérations abusives», munie de 114’260 signatures valables. L’auteur de cette initiative est un patron, Thomas Minder, gérant de la société de cosmétiques Trybol SA, sise à Neuhausen.
Cette initiative répond à une réaction émotionnelle de la population devant les rémunérations élevées que perçoivent de grands patrons de sociétés cotées en bourse, dont une grande part en bonus, et qui ne semblent pas justifiées par des résultats mirobolants.
On compare à tort – c’est le but d’une initiative « pour des salaires équitables » déposée par les Jeunes Socialistes le 21 mars 2011 - ce que gagne un haut dirigeant avec ce que gagne le plus petit de ses employés, comparaison démagogique et infondée. La seule comparaison sensée est la comparaison entre les rémunérations du haut dirigeant et la taille de l’entreprise qu’il dirige, ou la richesse qui y est créée.
Ainsi les rémunérations en 2011 de Messieurs Daniel Vasella, 13,5 millions de francs, et de Joseph Jimenez, 15,2 millions de francs, respectivement président du Conseil d’administration et CEO de Novartis, qui sont régulièrement pris en mauvais exemple, devraient-elles être comparées au nombre d’employés – 124'000 collaborateurs plein temps en 2011- et au chiffre d’affaires de l’entreprise – 58,6 milliards USD en 2011, soit 54,8 milliards de francs.
Cette comparaison permet de constater que Daniel Vasella a une rémunération de 109 francs par employé plein temps et Joseph Jimenez de 123 francs. Dans le même esprit chaque franc gagné par Daniel Vasella a pour contrepartie un chiffre d’affaires de 4'059 francs et chaque franc gagné par Joseph Jimenez un chiffre d’affaires de 3'605 francs. A cette aune-là, des rémunérations de chefs d’entreprises beaucoup plus modestes pourraient apparaître abusives…
Hauts salaires suspects
A l’époque de l’initiative, cette réaction émotionnelle est étendue à tous les hauts salaires, qui, du coup, deviennent suspects. Elle est entretenue jusqu’à aujourd’hui par les médias. Exemple : le journaliste Urs Gfeller, dans sa chronique radio du jeudi matin 15 mars 2012, sur La Première, ne parle-t-il pas des «salaires extravagants pour ne pas dire indécents de certains patrons suisses»… Est-il aussi indigné quand des artistes ou des sportifs gagnent des millions de francs ?
Quel est le but recherché par cette initiative ? Elle veut, selon ses propres termes «entraver les enrichissements personnels à l'«étage supérieur» et établir de nouveaux principes pour un bon gouvernement d'entreprise». Elle exige des réglementations «allant dans le sens de la protection de l'économie nationale, de la propriété privée et des actionnaires ainsi que dans le sens d'une gestion durable de l'entreprise».
Vouloir «entraver les enrichissements personnels», exiger des réglementations, notamment pour protéger l’économie nationale, appartiennent à un vocabulaire incompatible avec une économie libre. Mais peut-être ne veut-on pas d’une économie libre à laquelle on préfèrerait sans doute les économies des défuntes républiques socialistes…
L'expression de l'envie
L’initiative est en réalité l’expression de l’envie, péché capital à l’origine de tous les socialismes : «Il gagne plus que moi ; il faut que cela cesse; il faut une loi pour encadrer ce sale profiteur que je jalouse». Elle est en réalité l’expression d’un oubli : il n’y a pas tant de personnes capables d’assumer la direction d’entreprises de la dimension de Novartis, pour reprendre ce mauvais exemple.
D’aucuns seront surpris que ce soit un patron qui soit l’auteur d’une telle initiative. En France ce genre de patron interventionniste est monnaie courante, en Suisse ce l’est moins, exception faite peut-être de la part de patrons qui obtiennent, ou cherchent à obtenir, des passe-droits pour leur domaine d’activité, comme c’est le cas maintenant dans le domaine des énergies renouvelables par exemple.
Dans son message du 5 décembre 2008 le Conseil fédéral disait à propos de cette initiative :
«Si la Suisse devait abandonner son droit des sociétés libéral pour des dispositions lourdes et restrictives, elle perdrait de son attrait au profit de places économiques étrangères. Cela impliquerait des créations plus nombreuses de sociétés à l’étranger, des transferts de siège vers l’étranger et moins d’établissement de nouvelles sociétés en Suisse, ce qui engendrerait des pertes d’emploi ainsi qu’un manque à gagner fiscal.»
Pourquoi le Conseil fédéral réagissait-il en ces termes ? Parce que l’initiative voulait trop réglementer.
Aux termes de l’initiative les pouvoirs de l’assemblée générale des actionnaires de telles sociétés sont renforcés : elle vote «au sujet des trois montants totaux de toutes les rémunérations – de l’ensemble du conseil d’administration, de l’ensemble de la direction et du comité consultatif» ; elle élit les membres du comité de rémunération; elle confirme chaque membre du conseil d’administration chaque année, y compris le président ; elle détermine «le niveau de la partie variable et fixe du total des rémunérations», donc la part des bonus.
Mais il faut bien en mesurer les conséquences. La liberté d’action des dirigeants en est entravée, puisqu’ils n’ont plus la totale maîtrise de la masse salariale, ce qui n’est pas forcément un bien pour la gestion durable de l’entreprise que l’initiative prétend défendre, d’autant que les actionnaires sont, d’expérience, d’une grande passivité et qu’il ne faut pas compter sur une grande réactivité de leur part… Pour un dirigeant le risque d’être licencié augmente, puisque son mandat est remis en cause tous les ans, ce qui ne peut que se traduire par des exigences plus grandes en matière de rémunération et n’est justement pas le but recherché…
Le volet des interdictions
Le dernier volet de l’initiative est encore le plus critiquable, celui des interdictions. L’initiative s’oppose en effet clairement à la liberté des contrats, en interdisant de prévoir des indemnités de départ pour les membres du Conseil d’administration ou de la direction et de payer d’avance des hauts dirigeants avant qu’ils n’aient accepté leur poste. La conséquence devrait être… une nouvelle pression à la hausse des rémunérations pour tenir compte de cet accroissement de risque.
Le Parlement oppose à cette initiative un contre-projet indirect qui a été approuvé le 15 mars 2012. Ce contre-projet préfère donner au Conseil d’administration plutôt qu’à l’Assemblée générale les prérogatives que l’initiative donne à cette dernière, qui, d’assemblée décisionnaire dans l’initiative, devient assemblée consultative dans le contre-projet.
Dans ce contre-projet indirect, le Conseil d’administration fixe le règlement de rémunération pour les dirigeants et pour lui-même ; il nomme le comité de rémunération ou en exerce lui-même les fonctions ; le président et les membres du conseil d’administration peuvent être élus pour une période de deux ou trois ans, et non pas seulement pour un an, comme le prévoit l’initiative.
Pour ce qui concerne les indemnités de départ et les indemnités anticipées, a contrario de l’initiative, le contre-projet, sans les interdire, en fait des exceptions qui doivent être approuvées par une majorité des deux tiers de l’Assemblée générale, autant dire qu’il faut les oublier.
Quant aux bonus supérieurs à 3 millions de francs le Conseil national a adopté le 6 mars 2012 le principe de les taxer dans un contre-projet direct à l’initiative. Reste au Conseil des Etats à approuver à son tour ce contre-projet direct en juin prochain.
Il aura donc fallu quatre ans pour aboutir à l’élaboration du contre-projet indirect et bientôt du contre-projet direct… qui ne satisfont de toute façon pas Monsieur Thomas Minder. Lequel est très en colère et n’a pas l’intention de retirer son initiative. C’était bien la peine de la part du Parlement de lui faire autant de concessions! Car ce que disait le Conseil fédéral, dans son message du 8 décembre 2008 (voir plus haut), est plus que jamais d’actualité. Mais on a l’impression que tout le monde s’en soucie comme d’une guigne…
Une affaire privée, qui devrait le rester
En fait, à tout prendre, ce ne sont pas les rémunérations des dirigeants qui sont abusives. Elles devraient être débattues au sein des entreprises sans que l’Etat ne s’en mêle. C’est une affaire privée qui devrait rester privée. C’est bien plutôt la garantie que l’Etat accorde de facto à certaines de ces sociétés, comme ce fut le cas pour UBS il y a un peu plus de trois ans, qui est abusive et n’est remise en cause par personne.
Cette garantie de facto déresponsabilise les dirigeants qui peuvent se permettre tous les écarts sans être réellement sanctionnés. Pour y remédier ne devrait-on pas tout simplement interdire à l’Etat, dans un article de la Constitution fédérale, de voler au secours d’une entreprise quelle qu’elle soit ?
Cette modification constitutionnelle aurait, entre autres avantages, de clouer le bec à certains qui s’indignent à raison que les citoyens soient mis à contribution quand il s’agit de sauver une entreprise privée. Car n’est-il pas immoral et abusif, qu’après avoir encaissé les profits d’une entreprise privée, ses actionnaires demandent à l’Etat d’en éponger les pertes quand elles se produisent ?
Lorsque vous mentionnez la richesse qui est créée dans les entreprises, vous oubliez probablement que les employés y participent largement. Un patron tout seul ne pourrait pas générer un chiffre d’affaires mirobolant et par conséquent les bénéfices qui en découleraient. A mon avis, lorsque le “big boss” d’une société gagne passé 300 fois le salaire minimum consenti aux employés modestes, on peut parler d’injustice, voire même d’indécence. Dans le cas d’UBS, tout le monde sait que des malversations diverses ont été commises sous la houlette de M.Ospel et, non seulement on ne lui a pas demandé de rendre des comptes, mais on l’a grassement indemnisé. Il y a, dans notre société, plusieurs exemples similaires, injustifiables. Si des très hauts salaires sont la résultante d’un manque d’honnêteté, il me semble qu’il y a de quoi s’offusquer.
Vous critiquez les partisans de l’initiative qui comparent le plus haut salaire dans une entreprise avec le plus bas. Soit.
Vous affirmez que la comparaison sensée pour juger du salaire d’un dirigeant devrait être faite avec la taille de son entreprise ou la richesse qui y est créée. C’est ridicule. Ces chiffres ne veulent rien dire, on peut s’amuser à faire des calculs avec des entreprises de 1, 10, 100, 1000 ou plus salariés ou avec des CA variables et on constate que cela n’a aucun sens. Avec un tel raisonnement, on devrait admettre que le salaire d’un dirigeant double lors d’une fusion par exemple, et à l’inverse, il devrait être abaissé lorsqu’une entreprise vend une de ces entités ou activités. Ca ne tient pas.
Pour reprendre des comparaison abracadabrantes, la différence entre le plus bas et le plus haut salaire chez Coop, env. 54’000 employés, est de 1 à 13, de 1 à 14 chez Migros. Je en sais pas exactement ce qu’il en est chez Novartis, mais si on considère un salaire mini à CHF 3’500.– en Suisse, on tombe sur un rapport de 1 à 330 envrion avec M. Jimenez. On le voit, tous ces chiffres donnent le tourni.
Qu’est-ce qui est juste?
Je suis chef d’une entreprise de 90 personnes et je me sens directement interpellé par cette question. C’est moi qui fixe mon salaire, quel luxe, mais sur quelle base? Ma rémunération dépend-elle du nombre de mes employés, du CA, du bénéfice, de mon désir de pouvoir m’offrir un yacht? Est-il plus juste que je gagne 3,5,10 ou 20 fois plus que le plus bas salaire?
Mon salaire dépend d’un peu de tout cela à la fois. Je ne pourrais pas me regarder dans la glace si je gagnais 20 fois le salaire de mon ouvrier. A l’inverse je me trouverais sous-payé si je gagnais seulement deux fois plus que lui. Si le CA et le bénéfice de mon entreprise stagnent, je n’augmenterai pas mon salaire. S’il y a une crise comme c’est arrivé en 2009, je le baisse, au contraire de celui de mes employés. Si les résultats s’améliorent alors mon salaire suivra et celui de mes employés aussi!
Au final, c’est juste du BON SENS. Et ça fonctionne très bien.
Cette notion semble avoir complètement disparu des hautes sphères de l’économie et de la finance. Et lorsqu’on perd ce bon sens essentiel, on s’achemine vers des excès qui un jour ou l’autre sont sanctionnés par des réactions radicales.
C’est un peu ce qui s’est passé avec l’acceptation de l’initiative sur les résidences secondaires. Le problème était connu depuis des années et les Valaisans ont manqué de bon sens en laissant la situation dériver. Conséquence, on surréagit et des initiatives radicales passent la rampe.
Bien sûr, ce fameux bon sens est difficile à définir. On peut cependant tous le trouver, en faisant simplement appel à notre conscience et à notre humanité.