« Le diable dans la démocratie » de Ryszard Legutko (3)

Un ouvrage détonnant. Comment la démocratie libérale en est venue à devenir en partie cousine avec les régimes communistes au cours des dernières décennies.

Par Johan Rivalland.

Suite et fin de cette recension de l’ouvrage de Lyszard Legutko. Parmi les cinq similarités essentielles que l’auteur établit entre communisme et démocratie libérale, nous avons passé en revue les trois premiers : l’histoire, la politique, l’utopie. Restent les deux derniers : L’idéologie et la Religion.

Une idéologie

L’idéologie au sens que lui ont donné Marx et Engels, nous dit Lyszard Legutko, est un outil très pratique pour rallier les esprits. Les communistes s’en sont servis, comme s’en servent les démocrates libéraux à leur tour.

L’idée centrale est que la plupart des gens ne contrôlent pas les idées qu’ils défendent et chérissent. Qui ne sont en réalité que les idées des autres (si je reprends le titre d’un ouvrage de Simon Leys), alors qu’ils sont convaincus qu’elles sont les leurs, indépendamment des influences qu’ils ont pu recevoir.

Contrairement à ce que la plupart d’entre nous pensent, les opinions dominantes, les théories et les convictions que nous considérons comme intemporelles et évidentes ne sont ni hors du temps ni évidentes, mais issues des arrangements économiques et politiques propres à une phase spécifique de développement historique. Toute personne qui pense autrement et prétend parler d’un point de vue absolu et non engagé se trompe, et n’arrive pas à comprendre que sa conscience supposément désintéressée sur le plan politique a été fabriquée par des conditions matérielles.

Il en résulte que nous avons tendance à raisonner par rapport à notre temps (d’où la tentation des anachronismes) et à nos conditions matérielles, ce qui constitue un solide point d’appui pour ceux qui souhaitent discréditer un adversaire lors de conflits politiques. Comme dans le cas de l’identification des opposants à des serviteurs de la cause bourgeoise – et à ce titre ennemis de la révolution socialiste – à l’époque communiste.

Vision très binaire et procédé simpliste, mais terriblement efficace et suffisant pour les renvoyer à l’insignifiance sans avoir besoin d’argumenter davantage (rappelez-vous du célèbre « Mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron »). Dès lors, la propagande peut se mettre au service de l’idéologie, pour obtenir comme résultat un dogmatisme aveugle, jusqu’à mépriser la raison comme faculté autonome et déconstruire le passé. Ainsi raisonne l’idéologue.

Mais dans le même temps, il vit dans un état constant de mobilisation pour un monde meilleur. Sa bouche est remplie de slogans nobles sur la fraternité, la liberté, la justice, et dans chacune de ses paroles il fait comprendre qu’il sait quel côté est dans le vrai et qu’il est prêt à sacrifier l’ensemble de son existence pour lui assurer la victoire. Cette combinaison particulière de deux attitudes – mépris implacable et affirmation inflexible – lui permet de jouir d’un sentiment de moralité irréprochable et de rigueur intellectuelle incomparable.

Bien que paraissant plus improbable dans la démocratie libérale, l’idéologie prit cependant place dès les années 1960 à travers la rhétorique révolutionnaire et les appels à renverser le système. Affectant l’ensemble des domaines de la société, sous l’influence en particulier des intellectuels.

Il y avait également une forme d’enthousiasme pour le monde nouveau, l’âge d’or, l’amour, la paix, la fraternité, la liberté et la spontanéité. Le pouvoir hypnotisant du mot « utopie », jadis très négativement connoté et souvent associé à des expérimentations inhumaines, connut une résurrection miraculeuse

[…]

Bientôt l’idéologie se réaffirma, sous une forme moins menaçante. Cette fois, c’était l’idéologie de la démocratie libérale, sensiblement plus compliquée que celle du communisme, mais au fond tout aussi simpliste et appauvrissant de la même manière les modes de pensée

[…]

Comme son prédécesseur communiste, il fait montre d’un mélange de suspicion et d’enthousiasme qui lui donne un sentiment de supériorité morale comparable.

Une nouvelle rhétorique

Mais là où la réalité a peu à peu fragilisé et étiolé l’idéologie communiste, c’est l’inverse qui est apparu pour la démocratie libérale, où « le rideau de fumée idéologique se densifie et devient de plus en plus impénétrable ». La création d’une société nouvelle et d’un homme nouveau est là encore revendiquée.

Comment pourrait-on expliquer la manière toujours plus mesquine dont cette idéologie se déploie ? Elle se déverse de plus en plus dans la politique, le droit, l’éducation, les médias ainsi que dans le langage […] Les marxistes ne disposaient que de la « classe » comme levier idéologique. Dans la démocratie libérale contemporaine, la triade principale est « classe », « genre » et « race »

[…]

Nous avons l’eurocentrisme contre le multiculturalisme, l’hétérosexualité contre l’homosexualité, l’égocentrisme contre son opposé, et ainsi de suite. Mais même ceci ne suffit pas. La guerre continue entre les Noirs et les Blancs, entre l’Afrique et l’Europe, la métaphysique et la politique, le jeune et le vieux, les maigres et les gros. Nous avons des idéologies écologiques, sexuelles, éducatives, climatiques et littéraires et d’autres encore qui se comptent par dizaines. Les écoles et les universités absorbent toujours plus d’idéologie, la politique y a plongé à pieds joints et les médias en ont fait leur religion. Dans l’Union européenne, l’idéologie irradie tout si puissamment que le moindre contact prolongé avec ces institutions contraint à une cure profonde de désintoxication de l’esprit et du langage.

Et l’auteur nous apporte de nombreuses illustrations de ce que nous ne connaissons désormais que trop bien. Dangers contre lesquels de plus en plus de personnalités nous mettent en garde, tant le langage lui-même trahit des dérives inquiétantes.

À l’image de ce désormais incontournable « changement climatique » ayant opportunément remplacé le « réchauffement climatique », le remplacement d’un mot par un autre devant être un signal qui devrait nous interroger, relève l’auteur, en prenant garde toutefois « à ne pas esquisser le moindre mouvement de sourcil suspect ».

Une empreinte idéologiquement correcte qui imprègne désormais tous les niveaux de la société, jusque dans les arts. Le parallèle avec le communisme est manifeste.

Les deux croient à leurs utopies respectives, au moins sur le plan putatif, et les deux ressentent en eux l’homme nouveau qui naît après s’être débarrassé des conditionnements de son passé et qui acquiert une liberté pour créer sa nouvelle identité. De toute évidence, ce sont des acteurs différents dans les deux cas et pourtant ils jouent des rôles similaires. Le prolétaire a juste été remplacé par un homosexuel ; le capitaliste, par un fondamentaliste ; l’exploitation, par la discrimination ; le révolutionnaire communiste, par une féministe ; le drapeau rouge, par un vagin.

[…]

Il faut rassembler ses forces pour défendre ce qui est juste contre ce qui est faux. Critiques littéraires, écrivains, acteurs, scénaristes et metteurs en scène de théâtre se voient comme les vecteurs des voix des exclus et cherchent à dégager les racines profondes de la domination. Les anthropologistes, les chercheurs en sciences sociales, les journalistes et les célébrités s’inquiètent des mêmes thématiques, croyant que ce qu’ils entreprennent a un impact majeur sur le monde actuel comme sur le monde de demain.

Sous le communisme, nous dit l’auteur, les gens avaient conscience de vivre entourés par une non-réalité issue de la propagande, du langage officiel, des mensonges et des différentes formes de désinformation.

L’abandon de ce langage fut une véritable libération pour découvrir le monde tel qu’il était.

Mais quelle ne fut pas la déception en constatant que le monde « libre » possédait sa propre novlangue, aux mystifications idéologiques similaires ! Avec ses commissaires de la langue, ses condamnations et ses hérétiques, son rêve d’un monde meilleur et d’un homme nouveau.

Aujourd’hui, par exemple, quelqu’un accusé d’homophobie, par ce simple acte d’accusation, n’a pratiquement aucune chance de pouvoir apporter une réponse efficace. D’où les réactions préventives que cela induit, la plupart des gens anticipant avant de prononcer ou d’écrire la moindre parole téméraire.

Dans la démocratie libérale, il vaut mieux débuter par une condamnation de l’homophobie suivie de quelques louanges au mouvement homosexuel et c’est seulement à ce moment-là que l’on peut prudemment évoquer quelque chose qui fait référence au bon sens, mais uniquement en employant la rhétorique de la tolérance et des droits de l’Homme et en s’appuyant sur des documents produits par le Parlement européen et la Cour de Justice européenne. Sinon, on va au-devant des ennuis.

En somme, la démocratie libérale a remplacé les coutumes par l’idéologie, par une société d’opinions, mais d’opinions émises sous forme de stéréotypes, à l’aide de concepts trompeurs et à travers une langue vulgaire « qui déforme la réalité et exerce un effet paralysant sur nos facultés de penser et de percevoir ».

Le mythe de l’égalité

Selon Lyszard Legutko, dans les deux types de société, le poids de l’idéologie peut s’expliquer avant tout par le statut de l’égalité qui acquiert le rang de plus haute valeur. D’où le renversement des hiérarchies sociales, des coutumes, traditions et de toutes les structures antérieures qui pouvaient aller à l’encontre de ce dessein.

À commencer par la création d’une société sans classe dans le système communiste, où chacun se prénommait « camarade » ou « citoyen » sous la surveillance du Parti communiste omniprésent, et nonobstant, bien sûr, la réalité des privilèges induits par le système. Égalitarisme et despotisme marchant main dans la main, ainsi que le souligne l’auteur.

Plus on veut introduire de l’égalité, plus on doit disposer de pouvoirs importants et plus on jouit de pouvoirs importants, plus on viole le principe de l’égalité. Plus ce principe est violé, plus on se trouve dans une position qui nous pousse à rendre le monde égalitaire.

Au-delà de la terreur et de l’intimidation, c’est sur l’idéologie que repose l’efficacité du système et sa modernité présumée. Et à ce titre, malgré les libertés, la justice, les vertus bafouées, l’égalité ne perdit jamais de sa superbe et de son attrait en tant qu’idéal éthique et comme cri de ralliement. Aucune autre norme ne pouvait avoir une telle autorité. Il s’agissait de l’ultime rempart contre les échecs du communisme, la valeur suprême pour laquelle le socialisme était censé être le plus performant. Une lutte sans fin que la philosophie libérale ne pouvait suffire à contrarier.

Ainsi à un certain moment, la suspicion transforme les esprits humains et les pensées humaines, qui sont considérées comme la source dont l’acceptation des inégalités jaillirait. Ce n’est donc plus qu’une question de temps pour que l’aiguillon de l’idéologie égalitaire se tourne contre l’éducation où les esprits sont forgés ; contre la vie de famille et la vie communautaire, à travers lesquelles les pensées humaines gagnent en résilience sociale ; contre l’art, la langue et la science, où elles trouvent leur expression la plus raffinée. L’esprit de suspicion ne disparaîtra pas parce qu’il existe toujours de nouveaux domaines à conquérir et des sources d’inégalité plus profondes à découvrir.

Et c’est là que la description de Tocqueville sur les besoins idéologiques de l’homme démocratique prend tout son sens, analyse l’auteur, le besoin de représentation globale du monde conduisant là aussi à être séduit par l’attrait « d’une société égalitariste où les gens sont largement indifférenciés, difficilement distinguables les uns des autres parce qu’ils pensent de la même manière […] et n’ont pas non plus le temps de se livrer à des opérations intellectuelles complexes ou aux raffinements de l’intelligence […] l’homme démocratique, tout en se pensant indépendant sur le plan intellectuel […] se transformant bientôt en un miroir du groupe social où il vit et s’enfonce toujours plus profondément dans la conformité et l’anonymat ».

 

Ce qui nous ramène à l’égalitarisme militant contemporain au sein de la démocratie libérale, l’idéologie ayant ici aussi pour rôle de combler un vide et recréer une identité en accord avec le mythe égalitaire, recréant ainsi artificiellement un sentiment d’appartenance à travers le militantisme féministe, homosexuel, écologiste, antifasciste, etc. Selon les mêmes types d’argumentaires grossiers, dogmatiques et fanatiques que dans le cas du communisme et avec les mêmes ennemis : l’Église et la religion, la nation, la métaphysique classique, le conservatisme moral et la famille (oserais-je ajouter le libéralisme ?). Selon de mêmes préceptes d’essence totalitaire. Et toujours avec l’appui inconditionnel des élites artistiques et intellectuelles.

Un cousinage avec le communisme d’autant plus facile que, nous dit Lyszard Legutko, l’anticommunisme n’a jamais bénéficié d’une respectabilité comparable à celle de l’antifascisme, bien loin de là. L’Europe occidentale ayant plutôt brillé par sa pusillanimité du temps de l’URSS. Ce qui explique aussi pourquoi les gouvernements postcommunistes ont été portés aux nues après la chute du Mur de Berlin, contrairement aux anticommunistes qui ont plutôt été vilipendés. D’autant plus que leurs valeurs (religieuses et patriotiques, notamment) n’étaient pas exactement celles encensées dans la démocratie libérale.

La religion

La cinquième et dernière similarité entre la démocratie libérale et le communisme porte, selon les analyses de l’auteur, sur la religion.

On sait combien Karl Marx haïssait la religion, considérée comme « l’opium du peuple ». Et on sait le désir que les socialistes et communistes ont toujours eu de pouvoir l’éradiquer. En pratique, cela est apparu très difficile. Notamment en Pologne, le pays de Lyszard Legutko, où l’empreinte du christianisme est demeurée forte et a joué un rôle de résistance important durant l’époque soviétique.

À travers les soixante-dix dernières pages de l’ouvrage, Lyszard Legutko évoque ainsi de manière passionnante les rapports complexes et hostiles qu’ont connu communisme et religion chrétienne au cours de ces décennies, ainsi que toutes leurs implications. Les résistances, les dissidences, mais aussi les petites et grandes compromissions, voire capitulations. Puis il étudie les rapports non moins complexes du libéralisme et de la religion à travers les siècles, les controverses, les hostilités, les enjeux politiques, les évolutions conceptuelles.

Avant d’en venir à la démocratie libérale et les rapports souvent équivoques qui ont eu lieu avec la religion, sous le masque de la tolérance, mais dans les faits des discours et des décisions non moins ambigus, voire très souvent franchement antichrétiens. L’exclusion du christianisme de la sphère publique se justifiant par une incompatibilité avec les idéaux de la démocratie libérale.

L’auteur déplore ainsi profondément l’attitude anticatholique et anticléricale de l’Europe en particulier, fondée sur des arguments de modernité. Avec, là encore, la complaisance de nombreux hommes d’église, qui ont permis à la démocratie libérale d’enregistrer de plus grands succès que le communisme avait pu obtenir.

Or, nous dit-il :

Le christianisme n’est pas uniquement une religion, mais un élément spirituel vital de l’identité occidentale, quelque chose qui a permis à l’Europe de maintenir la continuité reliant l’ancien et le moderne, et d’absorber une vaste gamme d’inspirations intellectuelles.

Et, là aussi, sous la rhétorique de la diversité, il craint que l’uniformité idéologique ne prenne le pas sur le devenir de nos sociétés.

Car, comme il l’évoque dans sa conclusion, rien ne dit que le monopole démocratique libéral perdurera. Car aucun système n’est immortel et n’est apparu comme tel jusque-là. C’est pourquoi il espère que l’homme moderne saura un jour sortir de sa médiocrité. Mais cela ne pourra se faire que si l’orthodoxie prend fin ou peut-être remise en question.

 

source: https://www.contrepoints.org/2021/09/03/404196-le-diable-dans-la-democratie-de-ryszard-legutko-3

« Le diable dans la démocratie » de Ryszard Legutko (2)

2 septembre 2021

Un ouvrage détonnant. Comment la démocratie libérale en est venue à devenir en partie cousine avec les régimes communistes au cours des dernières décennies.

Par Johan Rivalland.

Parmi les cinq grandes similarités entre démocratie libérale et système communiste sur lesquelles Ryszard Legutko fonde ses analyses, nous avons passé en revue l’Histoire, puis commencé à aborder la question de l’utopie.

Suite de l’analyse, à travers les dérives de la démocratie libérale et la question de la liberté, puis le troisième des grands facteurs de rapprochement : la politique.

Les dérives de la démocratie libérale

La suite est passionnante.

En quoi la démocratie libérale ne constituerait-elle pas un tel système mixte (voir volet précédent) ? se demande l’auteur. Elle associe pourtant deux termes qui semblaient jusque-là particulièrement incompatibles, voire opposés. Mais elle est parvenue à combiner certains aspects de l’un et de l’autre. Le libéralisme permettait ainsi, du point de vue de John Stuart Mill ou d’Alexis de Tocqueville, de jouer le rôle d’un vecteur pour le facteur aristocratique, selon la logique des Anciens.

La liberté individuelle comme réveil des hautes aspirations et rempart à la médiocrité, comme stimulation de l’esprit humain en quête de nouveauté et d’extraordinaire, élément de créativité et de changement, la démocratie étant chargée quant à elle de garantir l’équilibre de l’ordre politique. En opposition avec la tentation totalitaire inhérente à la démocratie dans sa conception rousseauiste du contrat social, qui vise à soumettre la volonté individuelle à l’obéissance à l’État, à travers l’idée de « volonté générale ».

Mais force est de constater que ni le système quasi-totalitaire de Rousseau, ni le libéralisme aristocratique de Tocqueville ou Ortega Y Gasset ne se sont traduits dans les faits. De fait, nous dit l’auteur, ce qui s’est produit au cours des dernières décennies est non pas une introduction du libéralisme dans la démocratie, mais une démocratisation du libéralisme. Autrement dit, au lieu que des éléments divergents tels que la démocratie et l’aristocratie gomment les faiblesses l’une de l’autre, c’est un libéralisme égalitariste et non aristocratique qui s’est développé, contrairement aux souhaits de Tocqueville ou d’Ortega.

En effet, au lieu que ce soient des individus qui coopèrent, ce sont des groupes organisés qui sont apparus, revendiquant des droits et exerçant des pressions auprès des institutions étatiques, influençant ainsi les pratiques politiques, les décisions judiciaires, ainsi que les lois, imposant, de fait, leurs positions et leurs privilèges.

 

In fine, l’État dans la démocratie libérale cessa d’être une institution cherchant le bien commun pour devenir l’otage de groupes qui le traitaient uniquement comme un instrument de changement protégeant leurs intérêts […] Il devint nécessaire d’intervenir profondément dans le corps social […] soit par le biais d’une action politique directe, soit de manière indirecte en changeant les lois, en prenant des décisions judiciaires appropriées et en ajustant la moralité et les normes sociales afin de garantir l’égalité. Les représentants de l’État armés de la rhétorique antidiscriminatoire estimaient qu’il était de leur devoir de réguler des choses qui pendant trop longtemps ne l’avaient pas été, ce qui signifiait souvent qu’il fallait conférer des privilèges à certains groupes tout en en retirant à d’autres.

[…]

L’État démocratique libéral – encore plus efficace qu’un État communiste – connut de manière silencieuse et graduelle une hypertrophie semblable et s’ingéra en profondeur dans la vie de ses citoyens.

 

La suite de l’analyse et la spirale vicieuse et infernale que ces effets cumulatifs engendrent est tout à fait conforme à ce qu’Olivier Babeau décrit de manière détaillée dans L’horreur politique. Et on comprend ainsi mieux comment la démocratie libérale s’est trouvée rapidement complètement pervertie. Devenant ainsi plus proche de ce qu’Étienne de La Boétie analysait dans Le discours de la servitude volontaire que dans le cas de l’État communiste, où régnait davantage la force pour imposer ses vues.

Avec l’inconvénient majeur que cette surenchère croissante a fini par faire monter une exaspération de plus en plus hargneuse contre un État dont on attend dans le même temps toujours plus, paradoxe d’autant plus étonnant que malgré tout ce cynisme, la démocratie libérale continue d’être vénérée hors de toute raison. De même que son symbole le plus flamboyant, l’Union européenne, à en juger par le déferlement de critiques extrêmement dures et démesurées à l’encontre de ceux qui viennent à en quitter le processus, fruit de l’idéologie et de la propagande.

Une liberté… sous contrainte

Le problème est que de fil en aiguille la démocratie libérale a fini par contraindre la liberté et s’imposer dans tous les domaines avec une certaine brutalité. Imprégnant le langage, les vies publiques et privées, les médias, la publicité, les films, les arts, les écoles, les universités, à travers des idées reçues communes, des stéréotypes, des façons d’être et de se comporter, des engagements et des condamnations : contre le racisme, le sexisme, l’homophobie, la discrimination, l’intolérance, etc., mais en galvaudant ces concepts et en ayant recours à « des clichés, des slogans, des incantations, idées et arguments qui finissent par se mordre la queue ».

Dans un politiquement correct qui condamne toute forme d’opposition ou de doute à l’égard de ces beaux principes. Brisant, au besoin, les récalcitrants en les traînant devant les tribunaux et en expurgeant les résidus irrationnels du passé. Limitant, au final, la liberté de manière considérable et criminalisant chaque jour davantage des conduites et des discours. Tout cela avec l’assentiment de populations qui protestent au départ avant de se laisser convaincre par les discours en vogue et le conformisme ambiant.

Coercition et spontanéité se rejoignent dans une symbiose quasiment parfaite. Et s’il restait une personne qui ne s’y était pas résignée, elle serait bientôt rappelée à l’ordre par le gouvernement et les tribunaux.

Le poids de la politique

Le troisième axe majeur du livre, après l’histoire et l’utopie, porte sur la politique. Nouveau point commun entre le communisme et la démocratie libérale, selon l’auteur : la promesse de réduire le rôle de la politique dans la vie humaine. Mais le même résultat : une politisation « d’une ampleur inédite dans l’histoire ».

Dans le cas du communisme, c’est évident : une domination presque absolue du Parti communiste et une omniprésence dans tout ce qui fonde la société.

Dans le cas de la démocratie libérale, un éloignement de l’idée de respect de la vie privée pourtant retenue chez John Locke ou Benjamin Constant, notamment. Mais qui résulte, selon Lyszard Legutko, malgré la noblesse qu’il reconnaît à cet objectif, d’une contradiction chez les libéraux, qui s’inscrivent en opposition à d’autres visions du monde, de manière partisane, tout en prônant pourtant la tolérance, qui fait partie en théorie de leurs valeurs fortes.

Or, nous dit l’auteur, ils ont la fâcheuse tendance à considérer les idées opposées comme une menace pour l’humanité, ce qui, en définitive, entre en contradiction avec le pluralisme qu’ils promeuvent pourtant, à l’image d’un Isaiah Berlin. Or, comment défendre le pluralisme, tout en voyant en toute philosophie non libérale une menace, dans la mesure où elle ne se conforme pas aux visions très dualistes qu’ils ont, inspirées par la crainte que certaines pratiques ou idées dérivent en certaines formes dangereuses d’autoritarisme ? (je le résume sans doute maladroitement et je renvoie donc au livre vers les pages 160, pour ceux qui souhaiteraient éclaircir cette contradiction en examinant de près les raisonnements de l’auteur, appuyés sur des connaissances a priori assez solides des auteurs et réflexions considérées).

Quant à la démocratie, il s’agit naturellement du régime le plus politique de tous. C’est même sa propre existence qui en dépend. Mais il est, comme nous l’avons déjà vu plus haut, galvanisé par l’esprit partisan et, par l’esprit de compétition qui est le sien, il connaît de nombreuses dérives (en référence, de nouveau, à L’horreur politique analysée par Olivier Babeau).

De plus, par nature, la démocratie est fragile :

Si le nombre de citoyens y participant diminue, la démocratie sombre dans un état de crise et risque de se voir démonétisée. Si le système démocratique est soutenu par l’activisme d’une minorité et non d’une majorité, il cesse théoriquement d’être démocratique.

Malheureusement, si le principe démocratique jouissait de certaines vertus, sa tendance à l’uniformisation et sa dérive vers une forme d’orthodoxie ont abouti à un rapprochement idéologique majeur des partis de droite et de gauche en Europe au cours des dernières décennies et une forme de pensée unique, qui d’ailleurs « penche nettement plus à gauche qu’à droite ».

Ce processus remonte en particulier à la révolution politique des années 1960, qui s’est traduite par une rhétorique, des slogans, un langage, hostiles au capitalisme et inspirés par des idées de lutte des classes qui se sont diffusées à tous les grands domaines de la société et ont entraîné un fort mouvement de sympathie. Avec en point d’orgue, le prestige indiscutable de l’idée d’égalité, qui s’est transformée en un certain monopole culturel.

Le cas emblématique de l’Union européenne

L’auteur s’en prend particulièrement à l’Union européenne depuis au moins Maastricht, qui symbolise selon lui l’esprit de la démocratie sous sa forme la plus dégénérée.

Autant les personnalités remarquables issues de l’époque de la guerre contre laquelle ils entendaient se prémunir étaient pétris d’une culture et d’un héritage chrétien et classique solide, nous dit Ryszard Legutko, même si leurs écrits sur le futur étaient emprunts malgré tout d’une certaine naïveté, autant la génération 68 appartient à un monde qui n’a plus rien à voir et leur esprit est emprunt d’une mythologie sociale.

Ils ont créé l’Union à Maastricht et l’ont dirigée depuis sans plus parler de paix ou évoquer l’héritage commun européen, mais en cherchant à construire un super État fédéral et à créer un demos européen et un nouvel homme européen. Ils sont extraordinairement sûrs d’eux et arrogants et n’éprouvent pas de réel respect pour un héritage qu’ils ignorent et qu’ils n’ont pas l’intention de s’approprier. Ce sont des bureaucrates et des apparatchiks plutôt que des visionnaires et des hommes d’État. Ils n’ont pas été forgés par une culture européenne dont ils n’ont qu’une connaissance limitée et pour laquelle il n’éprouvent pas de sentiments particulièrement chaleureux.

Lyszard Legutko remarque en outre qu’il n’existe pas d’opposition au Parlement et que les principales fonctions de l’Union sont dirigées par des gens non élus et ne pouvant être révoqués par les électeurs. Ce qui est un comble dans une époque de rhétorique démocratique si omniprésente.

Peu importe qui remportera les élections, les décisions clefs du Parlement européen sont prises par le même cartel politique et la même politique est poursuivie depuis des années […] Elle est entre les mains, au moins depuis Maastricht, de politiciens et de bureaucrates qui, indépendamment de leur affiliation partisane, considèrent être des démocrates libéraux modèles prêts à convertir l’ensemble de l’Europe et même le monde entier à la démocratie libérale

[…]

Ils sont motivés par une forte croyance selon laquelle ils présenteraient le système qui est généralement considéré comme respectueux de la diversité, du choix et du pluralisme et ceci leur permet de croire que leur domination, même si elle est toujours assurée par la même majorité et qu’elle n’entretient plus qu’un rapport ténu avec les choix des électeurs, est la domination qui respecte la diversité, le choix et le pluralisme.

Une démocratie plus que controversée, en outre, sur le sujet des référendums, si les résultats vont à l’encontre des attentes de cette pensée unique (la plupart des Traités sont d’ailleurs signés sans l’assentiment du peuple), et même chose pour des élections comme en Pologne ou en Hongrie par exemple, l’Union n’hésitant pas à déjuger ou attaquer par des campagnes agressives et des condamnations les vainqueurs, déterminant ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas selon elle, tout en arguant que c’est la démocratie qui s’exprime et la majorité qui dirige. Avec à sa tête « un groupe de personnes qui se croient supérieurs aux autres » et sont pétris d’arrogance.

Les fausses communautés

Lyszard Legutko récuse également toutes les fausses communautés qui ont pris place dans des imaginaires à portée purement politique. Là encore, communistes comme démocrates libéraux ont tout mis en œuvre pour rejeter toutes formes de communautés traditionnelles, promouvant à la place des constructions totalement artificielles qui n’ont aucune réalité et sont des déformations de la réalité : le prolétariat pour les communistes, les féministes, le mouvement homosexuel, ou encore le multiculturalisme pour les démocrates libéraux, qui ne sont en réalité que des programmes de politisation à forte dimension idéologique pour tenter de changer radicalement notre tissu social tout en rejetant comme des traîtres ceux qui seraient susceptibles d’y appartenir mais n’adhèrent pas à leur esprit.

Et encouragées par les grandes institutions internationales, tandis que les peuples qui seraient tentés de les rejeter, à l’image de ce qui se passe en Hongrie, s’exposent à « une condamnation exprimée par la rhétorique de la rage ou de la haine » de la part de la quasi-totalité du monde. Sous la prétention de « diversité culturelle » se cache ainsi en réalité une uniformisation de rigueur qui ne souffre pas la contestation et est radicalement hostile ou « aveugle à toute autre forme d’analyse du monde qui s’écarterait de la version démocratique libérale ».

Lois et tribunaux interviennent bien sûr de manière inflexible, dans une certaine analogie avec le communisme, pour condamner les réfractaires, sous l’effigie de la « politique de modernisation » ou du progressisme, au service de ceux qui auront rang « d’opprimés » et selon une vision souvent très arbitraire. Des lois non neutres visent à défendre des groupes dont on décide qu’ils méritent d’être soutenus.

Un débat n’y est considéré comme valable que si l’orthodoxie de la pensée unique est assurée de le remporter politiquement parlant

[…]

La littérature, l’art, l’éducation, la famille, la liturgie, la Bible, les traditions, les idées, le divertissement, les jouets pour enfants – tout peut être considéré comme un péril pour la coopération et une source d’intolérance, de discrimination et de domination. Tout contient des phrases, des idées, des thèmes et des images qui sont difficiles à accepter par certains groupes et qui pourraient être interprétés négativement

[…]

Dans la mesure où la logique de ce système repose sur le « dialogue », le « respect », « l’égalité des droits », « l’ouverture » et la « tolérance », tout y est par définition politique et rien ne peut être trivial, mineur ou futile. Une remarque légèrement blessante doit toujours y être considérée comme la manifestation d’un péché mortel. Ce léger remous en surface cache en réalité des tourbillons de haine, d’intolérance, de racisme et de volonté de domination. L’Etat doit s’assurer que de telles atrocités ne remontent pas à la surface, avec tous les instruments qui sont à sa disposition.

Ce qui débouche sur des lois de plus en plus détaillées et intrusives. In fine, tout devient politique. À commencer par l’incrimination du langage, révélateur potentiel d’intolérance et de discrimination. Puis l’incrimination de la pensée. Encore un rapprochement avec le système communiste.

Le tout sous la surveillance de lumpen-intellectuels qui s’engagent avec passion dans la traque, s’engageant en « gardiens autoproclamés de la pureté » et se sentant être des minorités courageuses, là où au contraire ils représentent l’orthodoxie et ont derrière eux tribunaux, médias et institutions.

source: https://www.contrepoints.org/2021/09/02/404081-le-diable-dans-la-democratie-de-ryszard-legutko-2

Suite et fin de notre présentation avec le prochain volet, qui portera sur les questions de l’idéologie et de la religion.

Pour lire la 1e partie: « Le diable dans la démocratie » de Ryszard Legutko (1)

Ryszard Legutko : « Les démocraties libérales occidentales sont loin d’être le modèle de vertu qu’elles s’imaginent être »

"Le diable dans la démocratie"

Atlantico : Vous avez publié « Le diable dans la démocratie: Tentations totalitaires au cœur des sociétés libres » aux éditions de L'Artilleur.
Vous avez vécu sous le communisme pendant de nombreuses années. Mais après deux décennies sous une démocratie libérale, cependant, vous avez découvert que ces deux systèmes politiques ont beaucoup plus de choses en commun qu'on ne le pense?
Pourriez-vous expliquer votre point de vue sur les similitudes étonnantes entre les deux systèmes et que vous exposez dans votre livre?
Pourquoi la démocratie libérale s'est-elle orientée au fil du temps vers les mêmes objectifs que le communisme?

Ryszard Legutko : J'écris longuement à ce sujet dans le livre. Mais pour le dire simplement: les deux systèmes sont hautement politisés et hautement idéologisés.
Il y avait très peu d'espace sous le régime communiste, qui pouvait rester non-communiste, les exceptions étant généralement la famille, également l'Église catholique, l'art classique.
Mais les autorités communistes ont fait tout ce qu'elles pouvaient pour imposer leur pouvoir partout, transformer la famille en famille communiste, la culture en une culture communiste. Et il y avait une énorme pression pour réduire au silence ou éliminer la religion...

À la suite de la révolution sexuelle et des mouvements féministes et homosexuels, la dichotomie privé / public a été abolie.
Tout est devenu politique et idéologique: la famille, le mariage, le sexe, même la question des toilettes.
Les lieux de refuge disparaissent rapidement.
Le fait que nous ayons quelque chose qui s'appelle le politiquement correct et qu'il se développe à pas de géant est la preuve qu'il existe un monopole politique et idéologique.
S'il n'y avait pas de monopole, il n'y aurait pas de politiquement correct.
Le monopole est différent de celui qui était à l’œuvre sous le régime communiste. Le monopole d'aujourd'hui est constitué par le courant politique dominant, qui englobe la grande majorité des partis de la gauche jusqu’à la droite, sauf que l'ordre du jour a été entièrement le produit de la gauche.

La droite européenne a capitulé - probablement à la suite de la révolution de 1968 qui a entraîné un énorme tournant à gauche dans la politique européenne.
La démocratie chrétienne européenne n'a de démocratie chrétienne que le nom.
Il suffit de regarder le PPE, qui est censé englober les conservateurs européens. Leur programme est de gauche de part en part. Ils se rangent toujours du côté des socialistes, des libéraux, même des communistes et ne les défient jamais. L’exemple marquant concerne notamment la loi sur le mariage homosexuel qui a été introduite par les conservateurs en Grande-Bretagne, par les socialistes en France et par les démocrates-chrétiens (avec les socialistes) en Allemagne.
L'Union européenne est un bon exemple de ce monopole ou plutôt de la tyrannie de la majorité. Si vous n'appartenez pas au courant dominant, vous ne représentez pas une opposition mais une puissance hostile.
Il n’existe pas d’opposition légitime. Il n'y a que des eurosceptiques, des populistes, des fascistes, des fanatiques, etc. La liste des invectives contre ceux qui ne font pas partie du courant dominant est interminable.
Il suffit de dire que la loi sur le mariage homosexuel a été introduite par les conservateurs en Grande-Bretagne, par les socialistes en France et par les démocrates-chrétiens (avec les socialistes) en Allemagne.

Atlantico : Vous expliquez que le communisme et la démocratie libérale partagent le même constat sur le fait qu'il existe des obstacles concernant la langue, les débats démocratiques et la liberté d'expression sur de nombreux sujets comme la «tolérance», la «démocratie», «l'homophobie», le «sexisme», le « pluralisme »… qui sont utilisés comme des outils contre ceux qui ne sont pas assez dociles pour respecter l'idéologie dominante au sein de la société… Pourquoi la liberté se rétrécit à un rythme si rapide au cœur de la démocratie libérale de nos jours… ? La pandémie de Covid-19 semble être son incarnation.

Ryszard Legutko : La liberté diminue précisément pour les raisons que j'ai mentionnées ci-dessus - le monde occidental a été dominé par une seule force politique et idéologique.

Ce fait a été masqué par le langage qui nous a été imposé et ce langage est devenu de plus en plus mensonger.

Des termes tels que pluralisme, tolérance, ouverture, diversité en sont venus à signifier le contraire de ce qu'ils signifiaient auparavant. Mon exemple préféré est le « pluralisme » et le « genre ».
Jusqu'à récemment, il était admis que depuis des temps immémoriaux, l'humanité était divisée en hommes et en femmes. Cette vérité a alors été rejetée, et on a prétendu qu'il n'y avait pas deux sexes mais plusieurs genres.

La question est : quelle proposition rend le monde plus pluraliste, et la réponse commune est que c'est la seconde : « beaucoup » est plus pluraliste que deux. Ce n’est pas vrai.

Puisque toute la culture a été construite sur la notion de deux sexes, l'introduction de plusieurs genres équivaut à une ingénierie sociale massive, à un endoctrinement assourdissant dès les écoles maternelles, à la censure, à l'intimidation, au contrôle idéologique de la façon dont les gens parlent, écrivent et pensent.

C'est - toutes proportions gardées - comme lors de la Révolution française où la liberté était sur le point de triompher, et que tout le monde allait devenir citoyen, mais pour rendre tous les gens citoyens, il fallait éradiquer les classes, se débarrasser de l'aristocratie et décapiter le roi et la reine.

Être pluraliste aujourd'hui ne signifie pas que vous vivez et laissez vivre, mais que vous épousez la bonne idéologie.

Il en va de même pour la diversité, la tolérance, l'ouverture, etc. On peut se demander si nous sommes devenus réellement si pluralistes, diversifiés, tolérants, ouverts, etc.
Pourquoi avons-nous créé une si longue liste d'ennemis et de crimes de pensée, plus longue que celle créée par les communistes?
La nôtre est assez impressionnante - misogynie, sexisme, racisme, homophobie, transphobie, islamophobie, eurocentrisme, phallocentrisme, logocentrisme, agéisme, binarisme, populisme, antisémitisme, nationalisme, xénophobie, discours de haine, euroscepticisme, et bien d'autres.

En fait, de nouveaux apparaissent presque tous les jours. Est-ce le langage d'un amoureux du pluralisme, de la diversité, de la tolérance et de l'ouverture, ou plutôt le langage d'un idéologue dogmatique furieux et obsédé par la traque de ses prétendus ennemis?

 

Atlantico : Quelles sont les clés et les solutions pour changer cette situation? Est-il possible d’exorciser, de « sauver » la démocratie libérale de ses démons, de son diable pour paraphraser le titre de votre livre?

Ryszard Legutko : Rien dans l'histoire n'a été éternel. L'Empire romain s'est effondré, de même que - tôt ou tard - le système monopolistique actuel. Le communisme est tombé, mais je me souviens du temps où nous pensions que le système durerait pour toujours. La situation actuelle est difficile, mais il ne faut pas abandonner.
D'une part, tout devrait commencer par un diagnostic de la situation actuelle pour ce qu'elle est - ce que nous avons, c'est un nouveau type de despotisme comme Tocqueville le décrit dans les derniers chapitres dans De la Démocratie en Amérique et que tout ce discours sur le pluralisme, la tolérance, la démocratie, la diversité est une imposture, un écran de fumée pour dissimuler le monopole politique et idéologique existant.
Cela devrait être dit haut et fort, encore et encore. Donc, le premier point de la stratégie est de démasquer le système existant.
Le deuxième point est l'organisation. Nous ne devrions pas nous laisser duper par l'idée qu'il existerait un courant politique respectable avec toutes les personnes décentes et tous les groupes qui en font partie, et quiconque le désapprouverait perdrait sa légitimité.
Le courant dominant doit être défié politiquement.
Il est impératif de former une force politique forte, également au niveau européen.
Sans un contre-mouvement viable, le courant dominant ne reculera pas, ni n'abandonnera volontairement ses politiques agressives.
Ce processus a déjà commencé: il y a déjà des groupes, des partis, des organisations qui portent les mêmes idées et il est temps qu'ils travaillent plus étroitement ensemble.

Et le troisième point est d'articuler les principes de base qui sous-tendent le programme alternatif et d'offrir une option claire à tous ceux qui ne sont pas satisfaits de l'état actuel des choses. Étant donné que au cœur de l'Europe d'aujourd'hui et dans le monde occidental en général, c'est la gauche qui dicte et applique son propre programme, l'alternative devrait être anti-gauche, et en termes positifs - conservatrice, ouverte à la richesse et à la sagesse de la tradition européenne, soulignant l'importance de l'État-nation, de la famille, des racines chrétiennes et classiques de notre civilisation, la politique d'ajustement plutôt que l'ingénierie sociale, un rejet du politiquement correct.
Pour résumer, ces trois points: la seule façon de sauver la démocratie libérale d'aujourd'hui est de lui insuffler un véritable pluralisme; sinon les problèmes s'aggraveront.

 

Atlantico : Quelle est votre opinion sur la vision politique et la manière de gouverner d’Emmanuel Macron en France ? Et quel regard portez-vous sur sa vision européenne et sur la manière dont il se « sert » de l’Union européenne ?

Ryszard Legutko : Le président Macron a tenté d'élever la France au rang de l'un des deux pays, avec l'Allemagne, qui dirigent l'Union européenne. Il y avait des moments où la France faisait partie d'un tel duo, et il y a eu des moments où la France était leader. Mais Macron est également un fidèle adhérent de l'orthodoxie de l'UE, épousant tous ses principes, même les plus absurdes, et surtout principalement son message central sur la nécessité de poursuivre les processus continus de fédéralisation et de centralisation européennes. Il n'y a pas de contradiction entre ces deux stratégies - pro-France et pro-UE. Les institutions de l'UE ont très peu de légitimité démocratique et, en tant que telles, ont peu de pouvoir, indépendamment de ce que stipulent les traités. Leur pouvoir vient de l'extérieur et non des traités. Pour donner un exemple: le seul pouvoir dont dispose la Commission européenne est celui des grands acteurs, comme l'Allemagne et la France, veuillent bien lui donner et lui permettre d'exercer. Pour cette raison, la Communauté européenne et d'autres institutions ne s'opposeront pas vraiment à ces acteurs car, sans eux, ils ne pourraient pas fonctionner.
Il en va de même pour la CJUE, le Conseil européen, le Conseil de l'Union européenne.
Il n'y a pas de contradiction entre ces deux stratégies car les grands acteurs mènent leurs propres politiques en partie à travers les institutions européennes.
Ainsi, plus l'UE est intégrée, plus elle dépend de l'Allemagne et d'autres grands acteurs, dont la France.
Dans le même temps, plus l'UE est intégrée, moins il reste de pouvoir aux acteurs les plus faibles, y compris ceux d'Europe de l'Est.
Dans l'UE fédéraliste, les pays faibles perdront pratiquement toute possibilité d'influencer les politiques européennes.
L'UE fédéraliste sera une structure oligarchique, et ces tendances oligarchiques se sont déjà manifestées.
Du point de vue de la société française, la politique européenne de Macron peut être gratifiante et prometteuse. Du point de vue de mon pays ou du point de vue de l'Europe de l'Est, c'est extrêmement dangereux. Le danger est qu'une partie du continent européen se retrouve sous une nouvelle forme de colonisation.

Atlantico : L’Union européenne a accumulé de nombreuses erreurs durant la crise sanitaire de la Covid-19 ces derniers mois, notamment sur la question des vaccins. Vous expliquez dans votre livre les failles de l’Europe liées à la bureaucratie, au traité de Maastricht, l’erreur avec le Traité de Lisbonne, le manque d’opposition au sein de la Commission européenne, le fait que ses membres ne soient pas élus par les citoyens… Comment expliquer cette situation ? Cela semble être le reflet de l’ordre et de la démocratie dans son caractère illusoire.

Il s’agit en fait de deux questions: ce qui n’a pas fonctionné en Europe et ce qui n’a pas fonctionné dans l’UE.
Le problème avec l'Europe, principalement l'Europe occidentale, est qu'elle a rompu ses liens avec une grande partie de la tradition européenne.

L'événement formateur des élites européennes d'aujourd'hui a été la révolution de 1968. Il a affecté l'éducation, l'espace public, la culture, la langue et les politiques. Si on y ajoute un processus de sécularisation rapide (transformé en antichristianisme militant) et une disparition complète de l'éducation classique, on a le nouvel esprit européen qui, dans sa totalité, est créé par les piétés idéologiques actuelles.
C'est un esprit fermé, ignorant qu'il pourrait y avoir des points de vue autres que ceux actuellement acceptés, se croyant à la fois ouvert et ultra-moderne.
L'histoire et la culture européenne ont été adaptées à ses sensibilités et préjugés pour n'admettre aucune impulsion subversive.

Maintenant à propos de l'Union européenne. Je pense que l’UE souffre de deux défauts fondamentaux. Le premier a déjà été mentionné – elle dispose d’une structure de pouvoir notoirement obscure.
En fait, il existe deux structures de pouvoir.
Le premier est inscrit dans les traités; le second est concret et repose sur le pouvoir réel que représentent les pays.
Dire, par conséquent, que chaque pays cède une partie de sa souveraineté à un pool européen est très trompeur.

Lorsque la Roumanie renonce à une partie de sa souveraineté, elle devient plus dépendante des deux structures de pouvoir.

Lorsque l'Allemagne y renonce, elle devient plus forte dans les deux structures de pouvoir. L'Allemagne est aujourd'hui plus influente en Europe qu'elle ne l'était avant le traité de Lisbonne et bien plus qu'elle ne l'était avant le traité de Maastricht.

La question de savoir si cela s'applique également à la France est une question intéressante. Le deuxième problème avec l'UE est le principe d'une union toujours plus étroite.
Cela implique que l'intégration est inévitable et irrésistible, et donc que tous les moyens à cette fin sont acceptés et que toute politique de faits accomplis est justifiée.

Le résultat est que les institutions de l'UE, avec la bénédiction des acteurs européens les plus importants, ont constamment violé l'esprit et la lettre des traités et s'en sortent.
Imaginez simplement le même principe à l'œuvre dans un État-nation : cela impliquerait que la Constitution soit un projet ouvert, volatile, et facilement réinterprétée tant qu'elle pousse l'État-nation dans la direction souhaitée.
Cela semble absurde et effrayant en tant que véhicule d'anarchie, mais pour une raison quelconque, il est toléré et même encouragé au niveau européen.
Si nous combinons ces deux défauts - une structure de pouvoir obscure et l'union de plus en plus étroite - nous avons une conclusion plutôt désagréable : aucun principe de base qui s'applique dans l'État-nation n'est respecté dans l'UE
- il n'y a pas de séparation des pouvoirs (la Commission étant en pratique un législateur, un pouvoir exécutif, un juge et un persécuteur),
-pas d'opposition politique (certains partis et gouvernements importants sont entourés d'un cordon sanitaire),
-pas de respect des règles constitutionnelles (le soi-disant mécanisme de conditionnalité a été rejeté à deux reprises par les services juridiques comme violant les traités mais a quand même été accepté)
et pas de responsabilité démocratique
(au Parlement européen, les instances décident pour des sociétés qui ne les ont pas élus et auprès desquelles, elles ne doivent pas rendre des comptes, ce qui est absolument inimaginable dans une pratique démocratique).

Ryszard Legutko a publié « Le diable dans la démocratie : Tentations totalitaires au coeur des sociétés libres » aux éditions de L’Artilleur

source: https://www.atlantico.fr/article/decryptage/ryszard-legutko---les-democraties-liberales-occidentales-sont-loin-d-etre-le-modele-de-vertu-qu-elles-s-imaginent-etre-le-diable-dans-la-democratie-ideologie-communisme

Retrouvez deux extrraits de l'ouvrage, publiés sur Atlantico : 

"Le diable dans la démocratie" : les ravages de l’omniprésence de l’idéologie

"Le diable dans la démocratie" : la tentation idéologique qui menace la démocratie libérale

 

Ryszard Legutko, philosophe polonais et député au Parlement européen, publie « Le diable dans la démocratie : Tentations totalitaires au coeur des sociétés libres » aux éditions de L’Artilleur. Ryszard Legutko a vécu une partie de son existence dans la Pologne communiste. En étudiant dans les détails les évolutions récentes de la démocratie libérale, il a découvert qu’elle partage en fait de nombreux traits inquiétants avec le communisme.

Ryszard Legutko

Professeur de philosophie, ancien ministre de l'éducation, Ryszard Legutko est député européen et président du groupe des conservateurs et réformistes européens. Le Diable dans la démocratie a rencontré un grand succès et a été traduit en plusieurs langues. Voir la bio »

(adaptations: Albert Coroz)