L’ombre de l’hiver

Sur sa couverture, le dernier numéro de Migros Magazine du 28 août 2022 demande: "La pénurie d'électricité, ça vous préoccupe?"

Réponse en page 10. Une double-page titrée "Le coup de la panne?" où la Migros se fait l'écho des préoccupations des Romands, qui sont aussi ses clients. Nulle théorie, nulle explication, juste un "instantané" des sentiments des uns et des autres. Florilège.

"Le blackout? Je ne suis pas inquiet du tout. Grâce aux alliances européennes, on trouvera des options pour combler les manques, du moins dans les grandes villes. Pendant la crise du pétrole en 1974, tout le monde a fait des efforts et on s'en est bien sorti. Au besoin, la Suisse ira acheter de l'électricité en France qui a plein de centrales nucléaires." -- B. A. 23 ans, Lausanne

"À part la TV le soir, j'utilise peu d'électricité à la maison. Pendant la journée, tout est éteint. S'il devait y avoir des coupures de courant cet hiver, j'achèterais une génératrice que je pourrais mettre sur la terrasse. Comme j'habite en zone industrielle, ça ne dérangera personne... Les gens dramatisent vite, parce qu'ils sont habitués à leur petit confort." -- T.L., 27 ans, Lausanne

"En tout cas ça ne me fait pas peur. On est en Suisse quand même, on a assez de réserves et d'autres solutions, comme le solaire. Il y aura toujours un système D. Mais je suis plutôt optimiste. Même pendant le Covid, je n'ai pas fait de réserves de pâtes. Si je devais faire un geste d'économie? Je laisserais moins la TV allumée pour rien." -- A. V., 33 ans, Lausanne

Des huit témoignages, cinq viennent de Lausanne. Si l'échantillon est représentatif, on comprend mieux la gestion de la capitale vaudoise.

Par hasard, la publication du grand distributeur arrive dans les boîtes aux lettres au moment où le Conseil fédéral tient une conférence pour annoncer la pénurie prochaine. Au moment où nous apprenons également la hausse historique de 61% des tarifs de l'électricité l'an prochain (et les années suivantes!). Nous sommes bien au-delà des 22,5% encore dans les cartons en juin.

Winter is coming

Le nombrilisme le dispute au déni. Incapable de voir plus loin que le bout de son nez, incapable de se projeter dans les frimas de l'hiver à la fin août, le quidam pense qu'il pourra passer entre les gouttes. "On trouvera bien une solution". Il le faut.

Et s'il n'y en avait pas?


(Image Stocksnap, libre de droits)

Le dilemme n'est pas difficile à comprendre. Si vous considérez tous les pays d'Europe comme les pièces d'un puzzle et que vous additionnez toutes les productions d'un côté et toutes les consommations de l'autre, il y a un gros manque. L'Europe est consommatrice nette d'énergie, et de beaucoup. Elle importe le reste. Mais quand vous retirez la vilaine Russie de Poutine de l'équation, plus aucun équilibre n'est possible.

Quel pays d'Europe sera le mistigri énergétique cet hiver? Peut-être pas la Suisse. Si les prix explosent, quelques rares pays pourront s'arracher à prix d'or les dernières miettes à vendre. La Suisse pourrait peut-être s'offrir un quignon de pain. Hop Suisse! Mais les Suisses (et les autres peuples qui y résident) auront un autre problème sous la dent: le prix de cette énergie.

Les Anglais sont en avance là-dessus. Ils découvrent avec une joie mesurée leurs factures d'électricité hallucinantes de l'automne. Des milliers de pubs et de brasseries s'apprêtent à mettre la clef sous la porte à cause du prix de l'énergie. Non pas que ce soient les seuls concernés, mais juste les entreprises auxquelles les journalistes s'intéressent pour le moment.

Les retraités sont poussés dans une précarité jamais vue. Beaucoup devront choisir entre se chauffer et de se nourrir cet hiver et les prochains. Certains mourront de froid.

C'est chouette de dire qu'on va économiser de l'électricité en éteignant la télé. Il va falloir l'éteindre vraiment très fort pour que l'économie résultante compense une inflation à 10%, un prix de l'électricité en hausse de 60%, et un membre de la famille qui perd son emploi parce que le restaurant où il travaillait vient de fermer.

Ces témoignages de Migros Magazine sont collectors, tant ils sont touchants d'insouciance. Il faudra les ressortir au printemps de l'an prochain. L'hiver fera trébucher bien des certitudes.