29 novembre 2020 Alain Garrigou - De l’«ensauvagement» de la société
Ensauvagement, décivilisation, brutalisation… Les termes employés pour caractériser les diagnostics faisant état d’une hausse générale de la violence ne sont pas neutres politiquement.[...] Explications.
«Ensauvagement»: mot-diagnostic censé dénoncer et caractériser la violence urbaine en général, ici livré par le ministre [français] de l’Intérieur Gérald Darmanin à l’occasion d’une agression de policiers. On ne doute pas un instant qu’il est délibéré et même pensé. On n’est pas sûr qu’il ait été bien choisi, quelle que soit la réalité de la montée de la violence physique et verbale depuis quelques décennies.1
Nommer n’est pas neutre, spécialement en politique. Cela est source de bien des conflits, de méprises et d’accusations. [...] La violence en fait partie dès lors que sa seule évocation suscite des soupçons sur sa juste évaluation. [...]
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L’extrême droite a perpétué certains de ces fantasmes
Les déclinaisons de «sauvagerie» – sauvage, ensauvagement, auxquels on pourrait ajouter barbarie – et d’autres termes souvent accolés – animaux, primitifs, barbares – en référence à des périodes reculées ou des contrées éloignées ont été très courants dans la deuxième moitié du XXe siècle. Les révolutions depuis 1789, 1830, 1848 à la Commune ont focalisé l’attention sur la violence des foules révolutionnaires. La peur des classes possédantes s’est d’abord exprimée dans les lieux mondains ou les colonnes de la presse, avant de susciter une mise en forme à prétention scientifique: la science des foules. Taine en fut un des premiers artisans dans ses Origines de la France contemporaine. Suivie par Scipio Sighele, Gabriel Tarde et Gustave Le Bon, cette pensée fut très influente sous la IIIe république. [...]
La violence tout d’abord, mais aussi l’alcoolisme, et plus généralement la dépravation de ses membres: les classes populaires, les étrangers, les femmes.
[...] Il revint à d’autres de donner à cette vision une prétention scientifique. Gustave le Bon en tira le principal ouvrage, véritable phare de son temps. [...] Du coup, l’essayiste voyait la foule partout et s’en prenait par exemple aux foules électorales – pourtant déjà sages en son temps –, confessant son hostilité au suffrage universel et à la République.
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Mais cette fantasmagorie de l’ensauvagement fut discréditée en tous ses aspects: ses excès de langage, sa morale de haine, son obsession réactionnaire contre les femmes, les enfants, les étrangers, les criminels et les classes populaires, son essentialisme, ses délires anthropométriques et ses préjugés multiples, son racisme général mais de plus en plus antisémite. Les régimes totalitaires achèvent de la déprécier. Cela ne signifie pas qu’il n’en existe plus rien. L’extrême droite a perpétué quelques-uns de ces fantasmes6. [...]
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Le jeune sociologue Norbert Elias se lança également sur cette piste, non point pour prendre parti mais pour découvrir le sens d’un tel débat dans l’Allemagne de Weimar. Le chapitre préliminaire de son Über der Civilization9 analyse le processus séculaire qui amenait – sous l’effet d’une monopolisation de la violence par les Etats, à commencer par les plus avancés – à produire une nouvelle économie psychique dans laquelle le refoulement de la violence allait de pair avec l’intériorisation des contraintes par le développement de la honte et de la gêne. [...]
Le langage opère comme un obstacle quand il faudrait des mots neufs pour des choses neuves. Et comme l’ensauvagement, le vocabulaire de la décivilisation parcourt toujours les verdicts communs sur les temps présents.11
[...] Peut-on appliquer cette explication de la dérive de l’Allemagne de Weimar à des processus contemporains en l’absence de guerre? L’affirmation est trop rapide car les guerres de moins en moins éloignées s’exportent par les déplacements de population, comme en témoignent la participation aux attentats islamistes de combattants de pays en guerre, guerres en quelque sorte répliquées en conflits communautaires au sein des pays d’exil.
[...] Au risque sans doute d’être accusé de flou conceptuel ou de mal poser le sujet, selon une disposition des demi-habiles à l’argutie. Mais en essayant de les choisir au mieux.
Notes
1. | ↑ | Lire aussi Vincent Sizaire, «Réprimer la délinquance des puissants», Le Monde diplomatique, février 2020. |
2. | ↑ | Lire aussi Gérard Mauger, «Eternel retour des bandes de jeunes», Le Monde diplomatique, mai 2011. |
3. | ↑ | Cité par Suzanna Barrow, Miroirs déformants, Réflexions sur la foule au XIXe siècle, Paris, Aubier, 1990, p. 81. |
4. | ↑ | Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, PUF, 19863 (1895), p. 17. |
5. | ↑ | Lire aussi Eloi Valat, «Les Louises en insurrection», Le Monde diplomatique, juillet 2019. |
6. | ↑ | Cf. Gérard Noiriel, Le venin dans la plume, Paris, La Découverte, 2019. |
7. | ↑ | Voir Philippe Peltier, Markus Schindlbeck, Christian Kaufmann, Sepik. Arts de Papouasie-Nouvelle-Guinée, Musée du quai Branly, Skira, Paris, 2015. |
8. | ↑ | Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon, 1963. |
9. | ↑ | Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Fayard, 1973; La dynamique de l’Occident, Paris, Fayard, 1975. Un classique tardif. |
10. | ↑ | Une présentation dans Sabine Delzescaux, Norbert Elias. Civilisation et décivilisation, Paris, L’Harmattan, 2002. |
11. | ↑ | Lire aussi Laurent Bonelli, «Les forces de l’ordre social», Le Monde diplomatique, juillet 2020. |
12. | ↑ | George Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999. |
Article paru sous le titre original «Ensauvagement, décivilisation et brutalisation…» dans «Régime d’opinion – Les blogs du Diplo», blog.mondediplo.net
https://blog.mondediplo.net/ensauvagement-decivilisation-et-brutalisation
https://lecourrier.ch/2020/11/29/de-lensauvagement-de-la-societe/
image accompagnant l’article du site blog.mondediplo.net pour illustrer l’ensauvagement:
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même sujet: revue-elements.com « Ensauvagement » : une nouvelle bataille sémantique
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