Les compétences sont impossibles sans les connaissances

Plus j'avance et plus je m'interroge sur le rapport entre connaissances et compétences. Je rappelle qu'en géographie et histoire, le plan d'étude romand a plus ou moins passé les connaissances par pertes et profits pour les remplacer par des compétences. Enfin tout du moins par quelque chose qui s'y rattache puisque dans plusieurs cas, lorsqu'on met le plan d'étude en pratique, ce qui semble être une compétence n'est rien d'autre que la capacité de faire des analyse de texte de faible difficulté ou d'analyser des diagrammes eux aussi pas très compliqués. Prenons par exemple les objectifs d'identifications d'acteurs, d'actions ou je ne sais quoi d'autre qu'on retrouve en géographie: il s'agit ni plus ni moins que de prendre connaissance d'un ou plusieurs documents et d'en extraire des informations, ce qui n'a rien de propre au géographe et que l'on retrouve dans l'enseignement du français et des mathématiques. A une nuance près, c'est que ce qui est vu en français et mathématiques est généralement plus complexe que ce que nous faisons en histoire-géo: les textes sont plus longs, avec des spécificités stylistiques plus poussées, les graphiques sont plus fins etc. Autant dire que lorsque de tels objectifs sont travaillés en histoire-géo, on fait du sous-français et des sous-mathématiques.

Ceci dit, il y a d'autres cas où le PER prône réellement l'acquisition de compétences. Pour autant bien sûr que celles-ci soient travaillées sérieusement et pas de manière minimaliste comme c'est bien souvent le cas. Répondre à des questions qui téléguident complètement le raisonnement à obtenir sans que celui-ci ne soit jamais synthétisé et sans que l'élève ne soit à un moment donné confronté aux documents sans le questionnement n'a rien à voir avec le fait de travailler des compétences. Par exemple, si vous voulez travailler les distinctions existantes entre le récit d'un témoin et un texte historique et que vous vous contentez de mettre en parallèle ces deux textes avec des questions précises sans jamais en arriver au stade où l'élève peut faire cette analyse sans les questions, alors vous n'avez rien travaillé de plus que de l'analyse de texte une nouvelle fois.

En définitive, la manière dont le PER formule les objectifs d'apprentissage est suffisamment mal foutue (malgré sa tendance maladive à la complexité) pour qu'on puisse ne jamais réellement travailler les compétences exigées tout en le respectant à la lettre. Mais je m'égare, ceci n'est pas l'objet de ce billet. Revenons-en donc au rapport entre compétences et connaissances. Le neuroscientifique Daniel Willingham a traité du sujet dans un de ses livres. Quelques extraits:

Les facultés intellectuelles que nous voulons stimuler chez nos élèves (réfléchir de manière logique avec un regard critique) sont indissociables de la culture générale. Tout d'abord, sachez que, la plupart du temps, quand on croit qu'une personne réfléchit logiquement, elle ne se sert en fait que de sa mémoire. (…) la mémoire est le processus cognitif de premier recours, Quand vous êtes confronté à un problème, vous allez commencer par chercher la solution dans vos souvenirs, et si vous en trouvez une, vous allez très certainement vous en servir. Cette méthode est facile et souvent efficace; vous vous souviendrez probablement de la solution à un problème parce qu'elle a fonctionné la fois précédente, pas parce qu'elle a échoué. (…) Pour résoudre des problèmes, les gens se servent de leur mémoire plus souvent qu'on ne le pense. Par exemple, on a constaté que la plus grande différence entre les meilleurs joueurs d'échecs du monde n'est pas leur raisonnement tactique ni leur longue réflexion avant d'effectuer le moindre déplacement; c'est plutôt leur souvenir des différentes positions et situations possibles. (…) ce qui différencie les meilleurs joueurs des autres, c'est la mémoire. Quand des joueurs d'échecs de haut niveau choisissent un mouvement, ils commencent par évaluer le jeu, en décidant quelle partie de l'échiquier est la plus critique, en repérant lesquelles de leurs pièces ne sont pas assez protégées et celles qui sont faciles à attaquer du côté adverse… Or un joueur a forcément déjà eu affaire à des situations semblables sur l'échiquier et, puisque son analyse du jeu repose sur son souvenir, elle lui prend très peu de temps- seulement quelques secondes. (…) la grande majorité de leurs coups est effectuée de mémoire, ce qui leur prend très peu de temps. C'est pourquoi les meilleurs joueurs restent excellents, même lors des tournois de blitz. Après avoir observé ces joueurs professionnels, des psychologues ont estimé qu'ils doivent avoir environ cinquante mille positions sur l'échiquier enregistrées dans leur mémoire à long terme! Par conséquent, la "culture générale" - dans le sens de "connaissances contenues dans la mémoire" - est décisive même pour les échecs, alors même que ce jeu est considéré comme un prototype de jeu de raisonnement.

Mais tous les problèmes ne peuvent pas être résolus par le simple souvenir de cas semblables. Il nous est parfois nécessaire de réfléchir, bien sûr. Mais même dans ce cas, la culture générale nous aide. (…)  Voici un exemple dont vous avez déjà peut-être fait l'expérience: un ami entre dans une cuisine qui n'est pas la sienne- la vôtre par exemple- et prépare rapidement un bon dîner avec la nourriture dont il dispose, à votre grande surprise. Pourquoi? Parce que, quand cet ami regarde dans votre placard, il ne voit pas des ingrédients, il voit des recettes. (…)

Pourquoi est-ce que je vous explique tout cela? Parce que le regroupement d'informations s'applique à l'enseignement. Prenez deux élèves dans un cours d'algèbre. Le premier n'est pas très à l'aise avec la distributivité, l'autre la connait sur le bout des doigts. Quand le premier élève essaie de résoudre le problème et voit a(b+c), il n'est pas sûr que ce soit la même chose que ab+c, b+ac ou ab+ac. Il va donc faire une pause et remplacer les lettres a(b+c) par des chiffres pour être sûr de lui. Le second élève "voit" a(b+c) d'un seul coup et il n'a pas besoin de faire de pause et d'encombrer sa mémoire de travail avec ces considérations. Le second élève a nettement plus de chances de réussir le problème.

Un dernier point sur le rapport entre connaissances et compétences: quand un expert explique ce qu'il fait, la façon dont il réfléchit dans sa discipline, nous avons besoin d'avoir certaines connaissances relatives à son domaine d'expertise. Prenons les scientifiques, par exemple. Nous pouvons expliquer à nos élèves la façon dont raisonnent les scientifiques et il se peut qu'ils mémorisent ces explications. Nous pouvons dire aux élèves qu'au moment d'interpréter les résultats d'une expérience, les scientifiques s'intéressent particulièrement aux résultats "anormaux", c'est à dire aux résultats auxquels ils ne s'attendaient pas. Pourquoi? Parce que ces résultats inattendus leur prouvent que leurs connaissances sont incomplètes, que cette expérience met en jeu des éléments qui leur sont encore inconnus. Mais pour obtenir des résultats inattendus, encore faut-il avoir des attentes! Et pour avoir des attentes, il faut avoir un certain nombre de connaissances. Ainsi, ce que nous expliquons à nos élèves sur les stratégies de réflexion de scientifiques - sur les compétences, donc - est inutile si nous ne leur avons pas auparavant enseigné les connaissances nécessaires.

Cela s'applique généralement à l'histoire, aux langues étrangères, à la musique… Les généralités que l'on inculque aux élèves sur la réflexion et le raisonnement peuvent sembler indépendantes de toute culture générale, mais pour appliquer ces théories, on en a réellement besoin. (1)

En partant de l'avis d'un spécialiste mondialement réputé, j'en conclus donc que le dispositif mis en place par le Plan d'Etude Romand dans les branches éducatives et culturelles que sont la géographie et l'histoire est totalement erroné et place la charrue avant les boeufs. Conclusion: Machine arrière toute!

(1) Daniel Willingham "Pourquoi les enfants n'aiment pas l'école! La réponse d'un neuroscientifique", édition La Librairie des Ecoles, Paris, 2010, p.37 à 42