La première religion: l’individualisme

Un rapport complet sur la situation des communautés religieuses dans le canton de Fribourg vient de sortir de presse. Son auteur, Jean-François Mayer, dresse un bilan un précis de l’évolution des tendances en matière de spiritualité. Interview.

Historien et directeur de l’institut Religioscope, mandaté par le Conseil d’état du canton de Fribourg pour établir un rapport sur la situation des communautés religieuses, Jean-François Mayer a bien voulu répondre aux questions des Observateurs.ch. Témoignage pointu sur un phénomène de transformation des moeurs.

Bilan général 

LesObs: A la lecture du rapport, la situation des religions dans le canton de Fribourg paraît bonne. Qu’en pensez-vous ?

JFM: La situation paraît bonne dans la mesure où, contrairement à d’autres cantons, toutes les communautés religieuses sont en croissance en chiffres absolus. Une grande différence par rapport à la situation qui prévalait encore en 1970-1980: en pourcentage, la part des catholiques romains a notablement décru dans le paysage, mais cela est compensé par le dynamisme démographique du canton.

Si le catholicisme romain continue de représenter 2/3 de la population, nous observons une diversification religieuse et, bien entendu, la montée du nombre de personnes sans confession ou sans appartenance. Elle n’atteint certes pas 20%, comme la moyenne suisse, mais l’augmentation est rapide.

Vous mentionnez la baisse des vocations chez les catholiques, comment se chiffre-t-elle et quelles en sont les conséquences ?

Il y a très peu d’entrées au séminaire et il existe dans le canton, pour l’instant, peu d'implantations de ce qu’on appelle les “communautés nouvelles”. Quand j’ai discuté avec des interlocuteurs catholiques, les avis étaient très partagés sur le caractère désirable ou non d’attirer des “communautés nouvelles” pour pallier ce manque de clergé.

Il y a un nombre assez important de prêtres qui viennent d’ailleurs. Dans l’immédiat, je ne crois pas qu’il y ait désir d’augmenter le nombre de prêtres venus d’autres horizons, par souci d’intégration dans l’environnement local.

La question qui se pose aux responsables de l'Eglise catholique romaine est de savoir comment assurer les services religieux. J’ai été frappé d'entendre des interlocuteurs catholiques de toutes tendances reconnaître qu’il sera impossible, à terme, de desservir certaines paroisses. Vous avez vu peut-être que, pas plus tard que la semaine dernière, ont été institués pour la première fois six “auxiliaires des funérailles laïcs” dans le canton de Fribourg. La possibilité a été soulevée, par certains de mes interlocuteurs prêtres, de la multiplication de ces “assemblées dominicales en l’absence de clergé”, qui risquent d’être l’une des conséquences les plus visibles de cette baisse des vocations.

En même temps demeure une présence forte du catholicisme dans le paysage fribourgeois: l’identité fribourgeoise reste marquée par cet héritage catholique. Malgré la chute des vocations, malgré la baisse de la pratique, 2/3 de la population fribourgeoise non seulement se reconnaît comme catholique, mais paie un impôt ecclésiastique. Nous ne sommes pas dans un canton aux églises vides, mais elles sont nettement moins pleines que par le passé, et beaucoup de communautés ont vieilli.

Quelle serait la raison de cette baisse de la pratique ?

Tout le monde s’accorde pour dire que la baisse de la pratique s’amorce à partir des années 70. Il est clair qu’on se trouve là face à un phénomène plus large de société: quelque chose qui s’est produit à l’échelle de toutes les sociétés occidentales, au même moment, et qui a entraîné des transformations. Bien sûr, il y a aussi les mutations liées à Vatican II. Cela entraîne des effets en cascade. Ainsi, avec la baisse des vocations, il y a de moins en moins de prêtres jeunes dans les paroisses. Cette absence de figures de référence jeunes a certainement joué un rôle dans la difficulté d’attirer des jeunes dans les églises et de stimuler de nouvelles vocations.

Ce type de processus peut-il s’inverser ?

C’est bien la question. Les enquêtes sociologiques sur la situation religieuse en Suisse dans le cadre du Programme national de recherche 58 montrent qu’il y a peut-être 10% de la population constituée d'athées, de non croyants convaincus, si l'on peut dire: des personnes, non seulement peu intéressées par la religion, mais la rejetant. Il y aurait un pourcentage à peu près équivalent de personnes complètement immergées dans le monde des spiritualités parallèles, une palette d’autres offres spirituelles, étrangères à la tradition chrétienne. Approximativement 15% de la population se trouve fortement enracinée dans la référence chrétienne. Et puis, entre deux, il y a quelque chose comme 60% de la population souvent encore formellement affiliée aux Eglises chrétiennes, qui n’est hostile à celles-ci, mais tend à faire son propre bricolage religieux et ne s’appuie plus uniquement sur les églises pour trouver ses références spirituelles. En outre, le modèle de la civilisation paroissiale classique s'éloigne: les gens choisissent de plus en plus leur paroisse par affinité, par exemple un style liturgique ou un prêtre qu’ils apprécient. Tout cela participe aussi de cette réalité plus large d’une individualisation dans la pratique et l’approche religieuse.

Rapports Eglise-Etat

Peut-on considérer, à notre époque, que la religion soit encore l’affaire de l’Etat ?

Le rapport est la conséquence d’un postulat présenté en 2010 au Grand Conseil et adopté par la majorité. Ce postulat s'inscrivait dans le sillage du vote sur les minarets en 2009. Il s’agissait de répondre à certaines questions dans ce contexte.

Tout d’abord, nous ne vivons pas, il faut le rappeler, dans un système de séparation de l’Eglise et de l’Etat: un terme comme celui de laïcité n’a aucun sens dans le canton de Fribourg, où existe un tout autre modèle. L’Etat s’intéresse traditionnellement aux questions religieuses et, d’autre part, gérer une société, c’est aussi la gérer dans sa diversité religieuse. On ne peut pas partir du principe que le religieux est simplement quelque chose qui relève de la sphère privée, sans influence ou impact sur des comportements sociaux. Si l’Etat a pris cette initiative, c’était cependant avant tout pour répondre aux questions de ce postulat.

N’y avait-il pas, dans l’idée du canton de Fribourg, un élargissement des reconnaissances des statuts de certaines religions avec des conséquences directes sur les diverses aumôneries d’Etat ?

Les demandes de reconnaissances doivent venir des communautés religieuses. Ce n’est pas à l’Etat, en principe, d’aller encourager ce type de demandes. La loi actuelle prévoit la possibilité de reconnaissance de droit public pour de nouvelles communautés. Cette reconnaissance est subordonnée à un certain nombre de conditions, notamment, une présence stable dans le canton de 30 ans au moins.

Pour l’instant, aucune communauté n’a déposé de demande dans ce sens. Il y a eu, au moment de la nouvelle constituante, une montée d’intérêt de la part d’associations musulmanes, mais elle ne s’est pas concrétisée. Il ne faut pas oublier que tout communauté n’est pas nécessairement en quête de reconnaissance. La reconnaissance de droit public peut être souhaitée par certaines communautés, d’autres communautés préfèrent rester dans un statut de droit privé avec l’indépendance totale que ça leur vaut.

En ce qui concerne l’aumônerie, il y a déjà des solutions ad hoc mais sans contrat formel – par exemple, si, dans un établissement pénitentiaire, des détenus souhaitent voir un aumônier musulman – mais ce n’est pas réglé par un contrat formel. Il faut d’ailleurs souligner que, dans les établissements pénitentiaires, les aumôniers catholiques et réformés s’occupent aussi très souvent d’assistance spirituelle à des détenus musulmans; assistance spirituelle ou, disons, psychologique. Il y a dans ces contextes une attente à la fois spirituelle et psychologique.

Sectes

Vous mentionnez aussi les nouvelles religions. Y a-t-il, sur le canton de Fribourg, un risque de voir renaître des sectes telles que celle du Temple solaire ?

N’oubliez pas que l’OTS, c’était largement un parachutage venu d’autres cantons: il n’y avait presque pas de membres fribourgeois; tout simplement, ils avaient acheté une ferme à Cheiry parce qu’elle leur convenait, et, à quelques centaines de mètres près, ils se seraient trouvés en territoire vaudois. L’Ordre du Temple Solaire était un peu accidentel, ett pas très représentatif des quêtes spirituelles fribourgeoises.

J’ai été assez surpris de voir qu’en fait, il n’y a pas plus de nouveaux mouvements religieux qu’il n’y en avait dans les années 80 (en revanche, dans une catégorie toute autre, nous avons assisté à l'implantation de plusieurs communautés évangéliques). Je dois dire que je m’attendais quand même à en trouver un tout petit peu plus. Prenons les adeptes de mouvements d’origine indienne, les disciples de gourous néo-orientaux: non seulement il n’y en a pas plus aujourd’hui, mais peut-être moins que dans les années 80. Comment expliquer cela ? J’ai commencé à discerner une amorce d’explication quand nous avons interrogé le responsable d’une petite communauté bouddhiste zen, qui avait encore un groupe à Fribourg, il y a peu d’années, et l’a fermé, et qui explique: « Mais oui, bien sûr, nous avons des gens intéressés par le bouddhisme, mais la plupart ne sont pas intéressés de s’engager dans un groupe, de s’engager durablement dans la discipline d’un groupe et d'une pratique ».

Je crois que cela est révélateur de quêtes spirituelles qui se jouent, de plus en plus souvent sur un mode individualisé. Dans les années 70, par exemple, nous rencontrions une aspiration chez beaucoup de jeunes en quête de spiritualité, une aspiratio, pas simplement spirituelle, mais aussi une aspiration à une communauté: une communauté idéale, une communauté intense, une communauté attrayante. Aujourd’hui, la quête de la communauté est beaucoup moins présente. L'intérêt pour d’autres formes spirituelles n'a pas diminué, au contraire, mais qui il joue, dans la plupart des cas, sur un mode individualisé.

Prenons aussi un exemple comme celui de la scientologie (qui n'a pas un mode de vie communautaire, d'ailleurs). Ils ont loué pendant deux mois une librairie à la rue de Lausanne, qui a fermé fin août. La scientologie avait, il y a encore 20 ans, un groupe local en ville de Fribourg, mais l’association fribourgeoise a été dissoute il y a plusieurs annéees. Les scientoloques qui viennent de temps en temps pour tenir un stand ou ouvrir une librairie pendant deux mois à Fribourg sont issus de l’église de scientologie de Lausanne.

Démographie

On assiste à une chute de la communauté juive et à un accroissement de la communauté musulmane, qu’en penser et quelles conséquences en attendre ?

La communauté juive a toujours été une petite communauté qui, paradoxalement, a obtenu la reconnaissance de droit public à un moment où elle amorçait son déclin. Pour les responsables de la communauté juive avec qui j’ai parlé, c’est un mystère: ils espéraient que le développement non seulement démographique mais aussi économique de Fribourg, attirerait certaines familles juives pour compenser le vieillissement de la communauté. Malheureusement pour eux, cela ne s’est pas produit. C’est un phénomène général en Suisse, où plusieurs petites communautés juives, dans des villes moyennes, soit ont fermé leurs portes, soit sont menacées de disparaître.

Quant aux musulmans, une chose mérite d'être notée: notamment parce qu’il n’y a bien sûr plus, dans la décennie écoulée, de conflit dans les Balkans, il n’y a pas eu le doublement de la population musulmane qu’on avait enregistré dans les deux décennies précédentes. De 80 à 90 et de 90 à 2000, chaque fois la population musulmane avait doublé. Cette fois-ci, cela n’a pas été le cas, mais elle augmente et elle continuera d’augmenter pour une raison assez simple: c’est une population jeune et une population jeune, par définition, fait plus d’enfants.

Les chiffres que je cite dans le rapport sur les perspectives pour 2050 sont issus des études démographiques les plus sérieuses, qui s’appuient sur différents types de scénarios. Selon les scénarios, on arrive, en 2050, entre 8,5% et 11,5% de la population suisse de confession musulmane. Une précision importante: cela suppose des flux migratoires maîtrisés.

Il y aura pourtant une grosse différence: en 2050, la majorité des ces musulmans seront suisses, par le jeu des naturalisations; ces gens, en majorité, seront des musulmans de deuxième, troisième, quatrième génération. Comment les salles de prières vont-elles s’organiser ? Car les musulmans se trouvent déjà confrontés à un premier problème que l’enquête a fait ressortir: celui de la socialisation des jeunes dans les communautés musulmanes. Il y a une difficulté à garder les jeunes dans les communautés. Il existe sept lieux de prière musulman publics actuellement sur le territoire fribourgeois, outre des gens qui se réunissent parfois dans un cadre privé. Il n’y a pas beaucoup de personnes capables de donner une instruction religieuse, et surtout de le faire en allemand ou en français, alors que, pour les jeunes, ce sont de plus en plus ces langues qu'ils maîtrisent.

Plusieurs possibilités de développement existent: l'une, illustrée par le cas du Conseil central islamique, c'est-à-dire Nicolas Blancho et tout ce groupe, est de se concentrer sur un islam pur, idéal, dans leur sens bien sûr, un islam qui serait extrait de toute gangue culturelle mais considéré comme pur et purifié des influences culturelles, ethniques etc. Une autre possibilité serait un islam qui se trouverait, petit à petit, à certains égards, helvétisé, privatisé. Il n’est pas du tout exclu de voir les deux phénomènes concurremment se développer, comme , sans doute, un certain nombre de mosquées qui pourraient fortement rester liées à des origines nationales ou ethniques.

Justement, au vu des personnes que vous avez pu rencontrer à l’occasion de la rédaction de ce rapport, devant ces deux possibilités concurrentes, ne pensez-vous pas que ce sera la plus virulente des deux qui sera la plus apte à se continuer dans le temps, en ce quelle est plus sensible à la nécessité de la pratique et de l’adhésion ?

Dans le canton de Fribourg, l'islam est d’implantation encore très récente. Je vous rappelle qu’il y a trente ans, il n’y avait pas un seul lieu de prière dans le canton. Nous en sommes encore à la première étape, celle de l’islam fortement lié à des origines linguistiques, culturelles.

Un autre aspect dont il faut tenir compte est la forte présence d’un islam balkanique et turc. Il y a, cependant, une mosquée avec une présence maghrébine beaucoup plus forte, où l’on trouve, en moyenne, des gens mieux formés. J’ai aussi rencontré des cas d'imams à temps partiel, d’origine maghrébine, invités à prêcher dans une communauté albanophone. Ils vont bien sûr utiliser l’allemand ou le français selon l’endroit où se trouve la communauté.

Pour l’instant, pour le canton de Fribourg, honnêtement, je ne suis pas en mesure de faire des prévisions quant à l'évolution. Mais l'on commence à rencontrer des jeunes mieux formés et connaissant bien le fonctionnement de la société suisse, même s'ils se trouvent encore dans des communautés culturellement et ethniquement assez marquées. Mais comment cela va-t-il se développer par la suite ? Nous avons été frappés, en visitant des communautés musulmanes où la langue de prédication était le turc ou l’albanais, d'entendre les enfants en train de jouer devant la mosquée,  en train de parler en français ou en allemand et pas dans la langue des parents.

Il y a donc pour moi donc ici un point d’interrogation quant à l'avenir. L’une des choses que j’aimerais essayer de suivre un peu dans les dix ou vingt ans à venir: comment cela va-t-il se transformer, vers quoi? Dans le canton de Fribourg, à ce stade, impossible de le dire.

La question de l’islam déculturé, Olivier Roy en a bien parlé dans le livre La sainte ignorance: c’est justement cette question de gens qui ne sont plus liés à la culture des parents et qui entrent dans un islam de type déculturé. Ce sonttypiquement les personnes attirées par un groupe comme le Conseil central islamique: des gens qui se trouvent dans cette démarche où ils ne s’identifient plus à la culture de leurs parents, mais vont s’identifier à l’islam tel qu’ils l’imaginent, idéalisé et pur. A propos de Nicolas Blancho et de son groupe, il manque cependant pour l'instant une bonne analyse de son idéologie. Un de mes collaborateurs avait commencé à la faire, avant de se tourner vers d'autres activités, et me disait: « Ce n’est pas du salafisme, c’est autre chose, c’est une combinaison de plusieurs éléments »; la référence idéologique du groupe autour de Blancho pourrait donc être un peu plus compliqué que simplement du salafisme.

Un commentaire

  1. Posté par conrad hausmann le

    L’homme est un animal comme les autres?Non il est un animal religieux!Aucun peuple ne peut se passer de religion-hèlas.

    L’ homme est il un animal comme les autres?Non il est un animal religieux.Aucun peuple ne peut vivre sans religion et autres croyances irrationnelles:hélas!

Et vous, qu'en pensez vous ?

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