Dans le secteur anglo-saxon du livre, ces relecteurs d’un nouveau genre scrutent dans les manuscrits les descriptions qui pourraient offenser les minorités et déclencher des polémiques sur les réseaux sociaux.
Les Filles comme nous, le premier roman de l’Américaine d’origine philippine Daphne Palasi Andreades, 30 ans, vient de paraître, le 12 janvier, en France. Brown Girls (son titre original) retrace la trajectoire d’une cohorte de filles et de femmes originaires du Queens, quartier populaire de New York. Des Américaines issues de l’immigration qui tentent de trouver leur place.
Quelques mois avant la publication, la directrice éditoriale des Escales, Sarah Rigaud, cherche la juste traduction en français du terme « brown girls », qui revient tout au long du texte. Elle fait appel à la maîtresse de conférences en civilisation américaine de l’université de Tours Maboula Soumahoro pour trouver le mot juste et relire attentivement le manuscrit. Engagée dans les débats sur la question décoloniale, « afropéenne » revendiquée, cette chercheuse voit dans sa mission (rémunérée) une simple question de « bon sens, d’honnêteté et de recherche de qualité ».
(…) Scruter dans un texte les descriptions de personnages issus de minorités ethniques, sexuelles et culturelles afin d’éviter les stéréotypes offensants est une démarche peu courante en France. Pourtant, en quelques années, cette approche est devenue omniprésente dans le monde anglo-saxon, sous le nom de sensitivity reading (relecture en sensibilité).
Ce nouveau métier se développe à grande vitesse, dans un climat assimilé par certains à un retour de la censure et jugé par d’autres nécessaire pour que l’industrie, majoritairement blanche et privilégiée, prenne conscience de ses préjugés racistes, sexistes ou homophobes. Officiellement ou non, toutes les grandes maisons d’édition y ont recours et les agences spécialisées se multiplient.
(…) « Désormais, au moindre doute sur un aspect du livre qui pourrait créer un débat, tous les éditeurs anglo-saxons font appel à des sensitivity readers, confie, sous couvert d’anonymat, l’éditeur de littérature étrangère d’une grande maison française. Ils risquent trop gros, ils ont très peur. »
(…) Autrice de dix-sept romans, dont le best-seller Il faut qu’on parle de Kevin(2003), l’Américaine Lionel Shriver, 65 ans, est connue pour ses positions très affirmées contre les efforts du milieu littéraire en faveur de l’inclusivité et de la diversification des écrivains et des personnages de fiction. « Le plus gros problème avec le wokisme [terme péjoratif appliqué aux luttes contre les discriminations], ce sont ses méthodes : l’injure et la vengeance », claironnait-elle ainsi, le 16 juin 2021, dans le quotidien conservateur britannique Evening Standard.
Jointe par téléphone quelques jours avant Noël, Lionel Shriver n’en démord pas : « Le sensitivity reading est un travail d’édition totalement subjectif. S’exciter sur ce qu’un groupe de personnes va penser d’un livre est une erreur et un gaspillage d’énergie qui force les auteurs à la prudence. Or, plus on est prudent, moins on est créatif. Si l’on a peur de marcher sur les pieds des gens, on ne danse pas ! »
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