Le prix Nobel de la littérature récompense-t-il vraiment le talent d’un auteur ? Le récent couronnement d’Annie Ernaux permet d’en douter. Et les soupçons qui entourent l’Académie suédoise se multiplient lorsqu’on épluche la liste des précédents lauréats…
Joie ! Qui aujourd’hui peut encore l’ignorer ? Annie Ernaux est la dernière lauréate en date du prestigieux prix Nobel de littérature, et la seule Française à l’avoir jamais obtenu. L’allégresse a dépassé, et de loin, le cercle des universitaires et bas-bleus gauchisantes qui constituent son fan-club habituel, pour la propulser au rang de star mondiale. Le pays est fier. Grâce à Annie Ernaux, nous avons remporté la Coupe du monde des bouquins. Une Gauloise marche sur la Lune. Un honneur national. Vive la France et vive Mme Ernaux.
Selon le site actualitte .com : « Six jours après l’annonce, la romancière voit ainsi ses ventes de livres multipliées par dix. En catastrophe, Gallimard a réimprimé 900 000 exemplaires de ses œuvres. » Et on ne parle pas des traductions. À l’annonce du prix, on s’est littéralement jeté sur les livres du récipiendaire.
Peu importe que des milliers de nouveaux lecteurs, attirés par le battage, aient souvent été déçus. Les commentaires en ligne sont éloquents : beaucoup témoignent d’un ennui qui frappe dès les premières pages.
Peu importe que la lauréate ait le triomphe immodeste et la confraternité douteuse. L’interview qu’elle accorde au « JDD » quelques jours après son prix vaut son pesant de saumon fumé. Le journaliste en pâmoison qui l’interroge vient à peine de vanter son humilité (comparable, selon lui, à celle de Modiano et Le Clézio), qu’elle lâche, à propos de Michel Houellebecq, l’autre candidat en lice : « Je me suis dit : mieux vaut que ce soit moi que lui. Ses romans sont idéologiques, avec une écriture plate. Ils sont écrits au fil de la plume, sans spécificité… (sic) ». Malheur au vaincu. Et pan pour Mimi !
Annie Ernaux incarne l’inverse des valeurs qu’elle prétend défendre. Elle qui se vante à longueur d’entretiens de manier une plume sans fioriture, sans affect et sans artifice, entend se différencier de cette mythique écriture « bourgeoise » et « romanesque » qu’elle voue aux gémonies ; elle qui prétend à une expression sociologique à la manière d’un Pierre Bourdieu, n’en possède ni la rigueur ni la maestria ; elle qui n’hésite pas à revendiquer pour elle-même cette fameuse « écriture plate » se plaît aujourd’hui à la critiquer chez autrui. Faudrait savoir.
Frédéric Beigbeder a relevé, en 2016, une autre de ses contradictions : « Ce qui est étonnant avec Mme Ernaux, c’est à quel point ses livres, qui ne cessent de revenir sur ses origines modestes, ne le sont pas. C’est l’histoire d’un écrivain qui s’est installé au sommet de la société en passant sa vie à ressasser son injustice sociale. » Et la pointe finement aiguisée d’ajouter : « Mme Ernaux invente la plainte qui frime, la lamentation sûre d’elle. »
Il aurait pu aussi évoquer la populiste hautaine, l’érudite sectaire, la styliste sans désir de style, l’humble prétentieuse, l’enracinée à ambitions internationales, la sentimentale obsédée, la prolétarienne embourgeoisée, la libertaire répressive, la laïque excommunicatrice (on se souvient de sa croisade anti-Richard Millet), ou encore, tant qu’on y est, la Bécassine rouée. Une seule constante : la pose s’impose et la posture flirte avec l’imposture. Avec elle, tous les oxymorons fonctionnent, car l’humble écrivaine est avide de toutes les gloires. Elle réussit à se la raconter antisystème sans jamais cracher dans la soupe des honneurs établis. Elle accepte toutes les récompenses, tous les hommages et autres colifichets de la « violence symbolique d’un “monde des dominants” » (Ernaux citant Bourdieu qu’elle prétend aussi parfois pourfendre). Avant le fameux Nobel, on lui avait déjà servi en guise de hors-d’œuvre pas moins de 13 prix ! Du Renaudot à l’obscur prix Formentor, sans qu’elle ait jamais eu l’idée d’en refuser aucun.
Qu’on l’aime ou pas, Jean-Paul Sartre, fidèle à ses convictions, a eu l’élégance de refuser son Nobel. Annie Ernaux, elle, préfère défiler avec Jean-Luc Mélenchon, soutenir les Gilets jaunes et la cause palestinienne et accepter le sien. Est-ce pour leur offrir le montant du chèque qui va avec (pas loin d’un million d’euros) ? Les mauvais esprits en doutent.
Mais tout ceci a moins d’importance que la confiance indiscutable et incontestée que les moutons hexagonaux ont en la récompense elle-même. En effet, quelle est la valeur réelle de ce fameux prix Nobel de littérature, dont l’éclat est assombri, depuis sa création, par une série de scandales ?
C’est pour compenser les conséquences néfastes de son invention (la dynamite) qu’Alfred Nobel aurait créé par testament l’ensemble des prix qui portent son nom. L’initiative distingue chaque année des personnalités qui ont rendu de grands services à l’humanité, permettant une amélioration ou un progrès notable dans différents domaines scientifiques, plus deux autres : la paix et la littérature.
Il faut toujours se méfier des repentis. Le moins que l’on puisse dire c’est que l’exemplarité de ces deux derniers prix a été plus d’une fois prise en défaut et qu’ils n’ont pas toujours récompensé les plus incontestables des bienfaiteurs.
Pour le Nobel de la paix, les Suédois ont multiplié les gaffes explosives. Petit boum : ils ont purement et simplement oublié de le décerner à Gandhi, alors qu’ils ont, plus tard, sérieusement envisagé la candidature de Greta Thunberg, âgée de 14 ans. Gros boum : combien d’amis de génocidaires, terroristes d’État, complices ou vrais massacreurs de l’humanité ont-ils célébrés ? Citons, entre autres, Yasser Arafat, responsable de quelques attentats dont celui de Munich, Henri Kissinger, maître d’œuvre de l’opération Condor de sinistre mémoire, Aung San Suu Kyi, qui a cautionné le massacre des Rohingyas, ou encore Barack Obama qui, tout juste arrivé à la Maison-Blanche en 2009, avait déjà approuvé les tortures de Guantanamo et renforcé la guerre en Irak et en Afghanistan. Lui-même a cru à une blague.
Au chapitre du Nobel de littérature, ce n’est guère plus brillant : la liste des grands oubliés est aussi gênante qu’une traînée de poudre. Ne citons, au hasard, que James Joyce, Virginia Woolf, Léon Tolstoï, Marguerite Yourcenar, Maxime Gorki, Marguerite Duras, Marcel Proust, Anton Tchekhov, Rainer Maria Rilke, August Strindberg, Jack London, Henry James, Paul Valéry, Simone de Beauvoir, Thomas Hardy ou encore Henrik Ibsen. Et plus récemment, Philip Roth. En revanche, l’académie suédoise a pensé à couronner Bob Dylan.
En 1974, Graham Greene, Vladimir Nabokov et Saul Bellow ont été écartés au profit de deux obscurs écrivains suédois (Harry Martinson et Eyvind Johnson). La préférence nationale a joué, tout comme en 1931, quand a été récompensé l’ancien secrétaire perpétuel de l’Académie, Erik Axel Karlfeldt, littérateur limité mais fraîchement décédé. En 1989, la même institution a refusé de soutenir Salman Rushdie, entraînant la démission de trois de ses membres. Mais elle n’a mis que vingt-sept ans à revenir sur sa position.
L’histoire de ce prix, au fonctionnement complexe et opaque, est jalonnée d’épisodes douteux. Le plus marquant : à l’instar de Bertolt Brecht, Stefan Zweig ou Robert Musil, aucun écrivain allemand ou autrichien susceptible de gêner Hitler n’a été distingué dans les années 1930. Le bonjour d’Alfred à Adolf.
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Enfin, le pompon a été atteint avec l’affaire Jean-Claude Arnault, en 2017. Français naturalisé suédois, homme de réseaux et époux d’une éminente poétesse membre de l’Académie, on le surnommait le « 19e juré » (l’institution n’en compte officiellement que 18) en raison de son influence considérable sur les confrères de sa femme. Décoré de l’ordre royal de l’Étoile polaire par le ministre suédois de la Culture en personne, l’homme qui murmurait à l’oreille des jurés du Nobel a longtemps pesé sur les uns et les autres pour influencer leurs votes. Il est allé jusqu’à annoncer à l’avance aux journalistes le résultat des scrutins ! Hélas, à la suite de plusieurs révélations embarrassantes, le lascar a aussi été surnommé le « Weinstein suédois », en reconnaissance de nombreuses agressions sexuelles (y compris commises sur quelques jurées et sur la princesse Victoria de Suède en personne). Résultat : prison pour viol, démissions en cascade et prix non décerné cette année-là au vu des nombreuses irrégularités mises au jour. L’histoire n’a pas connu chez nous le retentissement qu’on aurait pu espérer. Ici, on en a vu d’autres, même si, à côté de ce feuilleton, les aventures de Gabriel Matzneff ressemblent à un épisode de La Petite Maison dans la prairie.
La morale de l’histoire tient en un bon mot de Winston Churchill. En 1953, le grand homme espère recevoir le Nobel de la paix, qu’il mérite sans doute plus que d’autres, mais celui-ci est décerné au général américain George Marshall. En guise de consolation, le Britannique reçoit le Nobel de littérature. Quand son secrétaire, désolé, lui annonce la nouvelle, Churchill se contente de dire : « Ah ? Je ne savais pas que j’écrivais aussi bien. »
Annie Ernaux pourrait peut-être y réfléchir.
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