Accusé de racisme après un tweet maladroit, cet éminent constitutionnaliste vient de démissionner avec fracas de l’université Georgetown. Entretien accordé à L’Express.
Éminent constitutionnaliste américain aux centaines d’interventions devant le Congrès et la Cour suprême, de tous les combats pour défendre la diversité des idées et la liberté d’expression, figure publique et voix de la puissante Federalist Society, dont les 65 000 avocats et autant d’étudiants réputés libertariens ou conservateurs s’emparent chaque jour des dossiers agitant la société américaine, Ilya Shapiro, 44 ans, est respecté à travers l’échiquier politique. Mais voilà : soutenant l’avocat américain d’origine indienne Sri Srinivasan, déjà pressenti par Barack Obama pour la Cour suprême en 2016 et de nouveau sur les rangs, il s’est emporté à l’annonce du choix par Joe Biden de désigner Ketanji Brown Jackson, première femme noire à rejoindre l’institution… Ce soir du 26 janvier, Ilya Shapiro a tweeté bien maladroitement son mécontentement, estimant qu’au nom de « l’intersectionnalité hiérarchique », on avait préféré la « moindre femme noire » au mérite d’un Asio-Américain. Or le tweet n’avait pas échappé à Mark Joseph Stern, journaliste à Slate. Le lendemain à l’aube, celui-ci se lançait dans une série d’attaques incendiaires contre le « troll » Shapiro, contre son « racisme nauséeux », allant jusqu’à se dire « profondément honteux » d’avoir pour université d’attache Georgetown.
Il n’en fallait guère plus pour qu’en dépit des excuses immédiates du fautif, regrettant un choix de mots « pauvre » et précisant sa pensée, la fureur wokiste et son arme favorite, la cancel culture, ne se lancent après lui. Suspendu dans la foulée par Georgetown, trois jours avant de prendre la direction du Centre pour la Constitution, et objet d’une « investigation » par la prestigieuse université située à Washington, conspué et réduit au silence dans certains grands médias, Ilya Shapiro a fait face à une polémique nationale durant douze semaines, entre appels d’associations étudiantes, condamnations d’universitaires et jusqu’à la demande de renvoi par l’Association américaine du Barreau. Pourtant, les voix ont commencé à s’élever, constatant la bizarrerie d’une si longue enquête de la part de Georgetown, évoquant un « double standard », y compris de figures progressistes très engagées comme la journaliste du New York Times Michelle Goldberg, souhaitant le respect de la liberté d’expression. Le 2 juin, Shapiro a cru voir son « cauchemar » se terminer, avec un communiqué de Georgetown annonçant sa réintégration et se félicitant de son retour. Pas pour longtemps puisque ses opposants n’avaient pas dit leur dernier mot. Face à une nouvelle lettre de Georgetown cédant ostensiblement à la pression et dans une atmosphère « intenable », Ilya Shapiro a fini par démissionner le 6 juin. C’est à L’Express qu’il a accordé, en exclusivité, son tout premier entretien à la presse hors des Etats-Unis. « Je me sens finalement libre », nous a-t-il confié.
Alors que ce 2 juin, votre réintégration sans prise de sanction par Georgetown faisait le tour des médias, tout a basculé dans la soirée. Que s’est-il passé ?
Ilya Shapiro : En fin d’après-midi, Georgetown m’a communiqué le long rapport concluant cette bizarre enquête de quatre mois. C’est alors qu’au soulagement de pouvoir enfin prendre mes fonctions a succédé l’évidence que ce serait impossible. Car non seulement, au même moment, le doyen de l’université s’exprimait devant la communauté universitaire pour souligner la nature « nuisible » de mes tweets et la « douleur » qu’ils ont causée, mais une seconde lettre venait abroger implicitement la « politique sur la parole et l’expression » tant célébrée par Georgetown, en indiquant que je ferai face à de nouvelles sanctions disciplinaires au moindre écart, c’est-à-dire bien évidemment vis-à-vis de l’orthodoxie progressiste. Quant au rapport lui-même, il considérait que mon tweet avait eu un « impact négatif significatif » qui pourrait avoir pour effet de « limiter l’accès des étudiantes noires à mes cours » et « dissuader les femmes noires et leurs alliés de rechercher des stages et un emploi au Centre pour la Constitution ». Face à tout cela, j’aurais donc dû devoir marcher sur des oeufs, m’autocensurer et simplement attendre qu’on trouve « la » chose à me reprocher afin que je parte enfin. Il était hors de question que je subisse ce tir continu et ce sabotage jusqu’à tomber.
Avant même votre entrée en fonctions le 1er février dernier, mille signataires avaient protesté contre votre arrivée, et votre tweet a été le détonateur. Y avait-il une raison, pour Georgetown, de penser qu’il tombait sous le coup de la loi ?
Tout d’abord, je me suis excusé immédiatement après avoir réalisé ma maladresse, et j’ai tenté de m’expliquer. Mon point de vue n’a jamais varié, qui consiste à considérer que c’est le mérite qui doit présider à la désignation d’une personne à toute fonction, y compris à la Cour suprême, et ceci sans distinction aucune d’âge, d’origine, de religion, de couleur de peau ou de sexe, etc. Ce à quoi je me suis opposé, c’est au renversement d’une logique qui précisément refusait toute discrimination, mais qui a été remplacée par une tendance à décider en fonction de critères tels que la couleur de peau ou le sexe. C’est un point de vue qui a été couramment exprimé, mais dans mon cas, aucune excuse ni explication n’a évité la mauvaise foi d’une lecture sectaire.
Pourtant, aucune sanction n’avait été prise par Georgetown dans des cas bien plus spectaculaires. On pense à la professeure Christine Fair qui avait tweeté lors de la désignation de Brett Kavanaugh [NDLR : juge qui a été accusé d’agression sexuelle dans les années 1980, avant d’être blanchi par le FBI] à la Cour suprême : « Regardez donc le choeur d’hommes blancs s’arrogeant le droit de soutenir un violeur en série. Tous méritent une mort misérable pendant que les féministes riront en regardant leurs derniers soupirs. Bonus : on castre leurs cadavres et on les donne à manger aux porcs ? Oui. » Alors, double standard ?
Je laisse les lecteurs de L’Express en être juges. Écoutez, Georgetown est une faculté de droit peuplée de bons experts en droit. Ils ne pouvaient ignorer qu’il n’y avait aucun point litigieux concernant mon tweet. Quelques minutes auraient suffi pour le constater et passer à autre chose. Au lieu de cela, il y a ma suspension, le lancement d’une « investigation » de ce tweet, interminable et pour laquelle un avocat extérieur à l’institution a été recruté, pour une mission dont le coût a dû avoisiner un million de dollars.
Le penseur non aligné devient l’ennemi à abattre.
Ilya Shapiro.
Quelles leçons tirez-vous de cette épreuve?
Si je n’ai pas été immédiatement congédié, c’est parce que, contrairement à beaucoup de gens qui n’ont pas mon profil public, mes responsabilités et mon audience dans les grands médias m’ont protégé. Ce cauchemar m’a affecté et a également atteint ma famille. Si vous voulez survivre à une campagne d’ « annulation », mieux vaut avoir de solides défenseurs et un entourage pour vous soutenir face à des administrateurs ou responsables dont la seule réponse est « quel gâchis, mais nous n’y pouvons rien » et qui sont complaisants vis-à-vis de la foule intolérante qui nourrit un mal terrible.
Avant tout cela, on vous présentait plus souvent comme libertarien que conservateur, mais cette dernière épithète l’a emporté dans de nombreux médias. Que dit ce glissement sémantique et d’ailleurs, comment vous définissez-vous ?
C’est le symptôme d’une pathologie culturelle qui ronge la société américaine, où le penseur non aligné devient l’ennemi à abattre. Le plus curieux à mes yeux est que je suis un juriste constitutionnel qui n’a jamais souhaité être une « voix » de la droite. Je suis — et cette affaire brutale n’y changera rien — un classique libéral, au sens où vous l’entendez en Europe, non pas une idéologie mais une doctrine juridique attachée à la séparation des pouvoirs et aux libertés individuelles.
Vous savez, je suis l’un des trois avocats américains à avoir produit un mémoire alimentant les décisions de la Cour suprême, tant dans l’affaire Obergefell v. Hodges, où la décision des juges a levé le frein à la légalisation du mariage entre personnes de même sexe aux Etats-Unis, que dans l’affaire Jack Philipps, où ils ont estimé que la Commission des droits civiques du Colorado avait violé le premier amendement de la Constitution en estimant que ce pâtissier s’était rendu coupable de discrimination pour avoir refusé de faire un gâteau de mariage pour un couple gay en raison de ses convictions religieuses. C’est cela, le libertarisme : le gouvernement doit faire tout ce qu’il peut pour nous traiter tous de la même manière, mais en tant qu’individu, c’est à nous de décider.
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Le fléau du wokisme a généré des dégâts considérables et durables.
Ilya Shapiro.
Yale a récemment connu une affaire retentissante d’étudiants en droit refusant la tenue d’un débat bipartisan. Craignez-vous les effets du wokisme sur cette génération ?
Je m’exprime devant de nombreuses facultés de droit à travers tous les États-Unis depuis une quinzaine d’années. Je constate un changement alarmant dans la culture étudiante, désormais portée à l’autocensure et à la censure d’autrui. On s’attendrait légitimement à ce que les étudiants en droit non seulement comprennent mais également apprécient le débat contradictoire, l’articulation des idées ou la puissance de la rhétorique. Mais le fléau du wokisme a généré des dégâts considérables et durables. Cette mutation dangereuse de la culture universitaire, qui n’est pas comparable avec l’habituelle frénésie des campus, s’est déjà beaucoup propagée hors les murs, par exemple dans le monde des entreprises, publiques ou privées, où elle entraine des reculs historiques.
Alors pour tout vous dire, j’ignore si mes enfants, de quatre et six ans, et les deux jumeaux qui les rejoindront cet automne, seront d’une génération validant ce principe qu’une chose qui n’est pas viable finit par s’arrêter. Mais ce que je sais, en revanche, c’est le dégoût profond que m’inspire cette folie de gauche comme de droite. La crainte, aussi, car de la même manière que nous n’en sommes pas arrivés à la folie woke sans qu’une génération n’en pousse une autre à remettre en cause tous les fondements de notre nos libertés, celle-ci pourrait bien engendrer une génération de super-diplômés dans les quinze meilleures écoles de droit dont on sort pour occuper les postes clés de la Justice. Et cela ne produira que de la souffrance. A nous de faire en sorte que cela n’arrive pas, et que revienne le temps des débats entre gens respectant l’opposé de leurs idées. C’est ainsi que devrait avancer l’Histoire, non dans le sens actuel.
Source : L’Express, 8 juin 2022 (propos recueillis par Stéphane Trano).
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