L’essai du philosophe autrichien, Konrad Paul Liessmann, qui vient de paraître en France, met en lumière l’incompatibilité fondamentale entre la notion de culture et notre système éducatif actuel.
Fin août, nous avons fêté le 2500ème anniversaire de la bataille des Thermopyles… « Nous » ? Qui, nous ? Ceux pour qui Léonidas n’est pas seulement une marque de chocolats ? Ceux qui se souviennent que 300 Spartiates et 700 Thespiens moururent pour donner du temps aux Grecs, et sauver l’Europe d’une invasion majeure — comme Don Juan d’Autriche l’a sauvée à Lépante, comme Nicolas de Salm en 1529 et Jean III Sobieski en 1683 la sauvèrent devant Vienne des ambitions turques ? Qui s’en souvient ? Personne, dirait Konrad Paul Liessmann, dont l’essai argumenté paru cet automne, la Haine de la culture, explique en détail la façon dont notre civilisation entière, en dégradant l’Education, a remplacé la Culture par l’acquisition de « compétences » qui ruinent l’être même de l’Europe. Que le sacrifice de quelques hoplites (des quoi ?) ait inspiré les défenseurs d’Alamo face aux Mexicains ou les soldats britanniques qui se battirent à Rorke’s Drift (où ça ?) contre des hordes de Zoulous, peu nous chaut (du verbe défectif chaloir…). « S’il nous arrivait de croiser le chemin d’une personne cultivée au sens classique du terme, il est probable que cela provoquerait chez nous une certaine irritation, car elle incarne précisément tout ce dont le discours actuel sur l’éducation ne veut plus entendre parler », dit fort bien l’auteur.
Culture versus consommation
Qu’Eric Zemmour – qui a l’un des premiers signalé le livre de Liessmann – passe pour un homme cultivé auprès de ses thuriféraires (ses quoi ?) donne la mesure de la dégradation de la notion. Eric, ne m’en veux pas, mais George Steiner, disparu en février dernier, était réellement un homme cultivé. Le dernier, peut-être. Nous, nous surfons sur des bulles de savoir — et sur un océan d’ignorance. À vrai dire, s’il en reste, les gens cultivés se cachent, et ils font bien. Ils n’ont plus aucun rôle à jouer dans une civilisation qui a réduit comme peau de chagrin (lis donc Balzac, hé, patate !) l’enseignement du latin et du grec, et remplacé les savoirs par des savoir-faire (triomphe indiscuté de l’utilitarisme à la Bentham) et désormais des « savoir-être » : « faire groupe », avoir des soucis écologiques (je mets au défi nos écolos modernes qui bêlent après un référendum de me donner l’étymologie du mot), faire le ramadan par solidarité, et passer un Bac de couch potato, voilà des compétences modernes indispensables. « Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent »… Des vrais savoirs, nulles nouvelles, comme disait à peu près Montaigne — qui a disparu des programmes et des ambitions des enseignants : trop dur !
La culture littéraire, dit Liessmann, est une « provocation ».
On se souvient (mais non, on ne s’en souvient pas !) que dans la Crise de la culture (1968) Hannah Arendt analysait déjà la façon dont la culture était éparpillée désormais en unités de consommation par notre civilisation des loisirs. Mes étudiants sont persuadés qu’à la fin de Notre-Dame de Paris, Esmeralda épouse le beau Phébus tandis que Quasimodo fait des bonds de joie. La lecture de la pendaison de la jeune femme et le rapt de son cadavre par l’illustre bossu n’ont pas suffi à les convaincre : Disney avait forcément raison sur Hugo — qui d’ailleurs n’est pas cité au générique du dessin animé. Et 1831, c’est loin. 1996, ça leur parle davantage, leurs parents envisageaient sans doute de les engendrer. L’Histoire s’est fondue dans une absence épaisse, comme dit Valéry (qui c’est, cui-là ?).
L’apothéose de la pédadémagogie
La culture littéraire, dit Liessmann, est une « provocation ». Précisons bien — à l’usage de mes collègues les plus frais — qu’« on ne peut se prétendre cultivé après avoir lu cinq romans et trois nouvelles » : en revanche, « celui qui, dans le cadre d’une analyse critique, serait en mesure d’établir un lien entre Winnetou [le héros de Karl May] et Hegel, ou entre Harry Potter et Martin Heidegger, se rapprocherait davantage de l’idée de la culture littéraire, fondée sur le principe qu’il y a des livres sans lesquels le monde et les hommes qui y vivent seraient à tous égards plus pauvres. » Beati pauperes spiritu, disent les croyants et les utilitaristes. Bienheureux les pauvres en esprit — ils ne posent pas de questions.
Les « apprenants » (sans doute faut-il désormais entendre « ceux qui apprennent quelque chose à leurs maîtres ») sont invités à s’exprimer — et non plus à poser des questions. Le dialogue autrefois visait à approfondir une notion, il ne rime aujourd’hui qu’à confronter des idées reçues — étant entendu que les lieux communs des élèves ont le même poids que la parole de l’enseignant. Triomphe de la pédadémagogie. Mort d’une civilisation qui fut celle du livre — cet objet de papier qui périclite. « Tous les pays qui n’ont plus de légende / Seront condamnés à mourir de froid », disait très bien Patrice de la Tour du Pin. La « légende », c’est étymologiquement ce qui doit être lu — mais qui lit encore ? Il y a tant de séries sur Netflix…
Le fast-food « culturel » répugne aux digestions lentes.
Surtout qu’il ne suffit pas de lire, c’est-à-dire de consommer des mots. Il faut s’en saisir, de façon à ce qu’ils vous transforment. « Le lion est fait de mouton assimilé », disait Valéry. Mais le fast-food « culturel » répugne aux digestions lentes. On a désappris la notion même d’effort aux élèves. Ils veulent des enseignants la même chose que ce qu’ils mangent — du pré-vomi. Et, surtout, aucune interruption de leur sieste. Une collègue il y a quelques jours s’est fait rabrouer par une élève parce qu’elle parlait trop fort, ce qui l’empêchait de sommeiller, entre deux coups d’œil sur son portable. Qu’il y ait eu un complot pour en arriver là, rien ne le prouve, nos dirigeants ne sont au mieux que des demi-habiles. La vérité, c’est qu’une civilisation entière pourrit, et que l’école fut l’interstice par lequel est entré le ver.
La culture : une question de temps ?
Ce qui nous manque pour lire, disent les imbéciles, c’est le temps. Pas même : c’est l’otium, explique Liessmann. L’espace de loisir, le temps libre. Nietzsche dès 1882 (dans le Gai savoir) note avec sagacité : « On a déjà honte de se reposer : passer du temps à réfléchir cause presque des remords. On pense avec la montre à la main, comme on déjeune. » Nous ne savons plus nous détacher. Or, la culture s’insère dans les failles de nos activités. Mais quand nous ne travaillons pas, nous nous divertissons : ceux qui nous gouvernent veillent bien à ne pas nous laisser un instant de vacuité. Un élève doit être sans cesse « en activité ». En vérité je vous le dis : l’école à l’ancienne produisait de grandes plages d’ennui, et c’est dans cet ennui que s’insinuait paradoxalement la culture. Les enfants aujourd’hui tannent leurs parents en demandant sans cesse « qu’est-ce qu’on fait ? » Ils n’ont même pas l’idée de réfléchir, rêver, penser par eux-mêmes. Se bâtir des mondes.
A lire aussi : Jean-Paul Brighelli, Retour à Athènes
Je ne vais pas vous résumer entièrement un livre passionnant, irrésistible et déprimant. L’auteur appelle à de nouvelles Lumières — ou, pour parler sa langue puisqu’il est Autrichien, une nouvelle Aufklärung. Pour l’instant, il manque deux éléments pour que se produise cette renaissance : les hommes, et la volonté. Nous avons créé notre propre soumission, nous déplorons, de loin en loin, la baisse de niveau des élèves, puis nous retombons dans les tracas du quotidien, que la télévision alimente — car les soucis diffusés sur les chaines d’information font désormais partie de la panoplie du divertissement dans lequel nous nous abrutissons. Jusqu’à ce que des Barbares nous délivrent du souci même d’exister.
Extrait de: Source et auteur
Et vous, qu'en pensez vous ?