Éditorial
R. Koeppel : Un peu d'air «sous la cloche»Un peu d'air «sous la cloche»
Les élections législatives ouvrent les vannes de la démocratie en Allemagne – une brèche dans le cartel du pouvoir pesant de la chancelière Merkel. Partant de presque rien, l'AfD a franchi la barre des 10% au parlement. Un événement historique. Ce parti de droite est-il une bénédiction ou une malédiction pour la République fédérale?
De Roger Köppel
Qui aurait pensé, après cette interminable série de scandales, de situations embarrassantes, de querelles des chefs, de pulsions suicidaires et de provocations à la limite de la débilité, à une arrivée fracassante de l'AfD, le groupe chaotique de la droite allemande, au Bundestag allemand avec un pourcentage à deux chiffres, avant de renouer dès le lendemain de son succès électoral avec la pagaille des chamailleries et de l'autodestruction.
Au cours de la conférence de presse de ce lundi à Berlin, Frauke Petry, l'ancienne codirigeante glorieusement élue dans le fief de l'AfD en Saxe, a spectaculairement poignardé ses collègues dans le dos. À la surprise de tous, elle a quitté la salle et, dans la foulée, le groupe parlementaire de son parti. Est-ce une protestation légitime contre des collègues «déviants» ou du narcissisme? Probablement les deux. Quoi qu'il en soit, c'est quelque peu ironique de voir justement le parti qui promet une sorte de retour aux vertus conservatrices, très prussiennes, se comporter actuellement comme un tas de spontex de l'époque hippie.
Bien sûr, les médias se précipitent maintenant sur de tels événements, mais il ne faut pas se laisser abuser. Que l'AfD devienne la troisième force la plus importante est une sensation. C'est aussi un acte libérateur dans le paysage politique allemand si pesamment plombé. La gouvernance «sous cloche» de Merkel, de facto en parti unique, avait sonné la fin des affrontements politiques. La démocratie dans le sens du débat et du concours d'idées avait quasiment disparu. C'est l'AfD qui a renouvelé les débats et apporté un vent nouveau. En fait, il y a eu pendant la campagne électorale deux partis, l'AFD et tous les autres qui espéraient bloquer et passer devant l’outsider.
L'AfD est-il un parti nazi camouflé comme l'affirment inlassablement ses critiques? Non. Aucun homme politique, aucun parti qui prétendrait sérieusement revenir à l'époque d’Hitler n'aurait de chance dans l'Allemagne d'aujourd'hui. Cette accusation exprime la perplexité et le désespoir de ses adversaires. Qui ne vient pas à bout d'autrui par des arguments recourt tout simplement à la diffamation personnelle. À moins de choisir de critiquer la forme pour ne pas parler du fond. Force est de reconnaître que la direction du parti y met du sien pour renforcer les préjugés. Des ténors de l'AfD n'ont de cesse d'attirer l'attention par des déclarations à la limite absolue du dicible en Allemagne. J'ai toutefois l'impression que les électeurs n'ont pas voté pour ce jeune parti à cause mais en dépit de ses dérapages.
Plus bourgeois que la CDU de Merkel
De par son programme, l'AfD est un parti libéral-conservateur, plus bourgeois que la CDU de gauche de Merkel. Ses positions sont familières aux oreilles suisses. Le parti veut plus de démocratie directe. Il milite pour une politique financière raisonnable dans la zone euro et exige une immigration contrôlée au profit de l'économie sociale de marché. Il remet en question les dépenses sociales élevées et les relents soixante-huitards dans l'éducation. Contrairement à ce que ses critiques insinuent, l'AfD ne veut pas faire sortir l'Allemagne de l'UE. Ce serait de toute manière impensable pour la République fédérale organiquement imbriquée dans l'Union européenne. Le parti s'engage contre le centralisme de Bruxelles en faveur de la vision française des débuts d'une «Europe des nations» qui veut accorder plus d'autonomie aux États membres. Ce sont des positions raisonnables que l'on n'est pas obligé de partager. Cela n'a rien à voir avec un retour à la «communauté nationale» de l'Allemagne nazie.
Qui ne lit que les articles dans les journaux critiques de l'AfD, c.-à-d. dans toute la presse allemande, pourrait facilement arriver à la conclusion erronée que ce parti se compose principalement de têtes brûlées et de cinglés. Il existe, c'est évident, des desperados et des personnalités borderline, comme au début aussi dans les rangs des Verts où il y avait pas mal de sectaires et de communistes, sans pour autant perturber plus que cela les médias allemands. Et en parlant de forme, est-ce que quelqu'un se souvient d'un certain Joschka Fischer, député de la Hesse, salué à l'époque en héros par les juges de la bienséance de gauche, si irrités aujourd'hui par l'AfD, lorsqu'il a traité de «connard» le vice-président du Bundestag au cours d'une séance parlementaire?
De nombreux membres de l'AfD sont des patrons de PME bien établis, des employés, des entrepreneurs, des garagistes, des femmes au foyer, de bons Allemands ordinaires, durs à la tâche, qui votaient avant CDU, SPD ou FDP. Il y avait l'an dernier sur le plateau de l'émission «Hart, aber fair» un syndicaliste de gauche de la Ruhr qui a fort bien expliqué devant les caméras pourquoi il était passé à l'AfD après avoir été adhérent du SPD pendant des décennies. Le maître-mot était «réalité». La social-démocratie a, selon lui, cessé de s'occuper des vrais problèmes des gens. Les inconvénients de l'immigration et de l'islam seraient délibérément tabous. Contre ces «bien-pensants», «le seul parti de la réalité» serait pour lui, le syndicaliste, l'AfD.
UDC vs AfD
En Suisse, les médias tentent d'établir des parallèles entre l'AfD et l'UDC, souvent pour polémiquer. Les rapprochements ne sont pas injustifiés, mais néanmoins faux. L'UDC est un parti traditionnel de gouvernement, dont les racines modernes remontent à la fondation de la Confédération en 1848. L'AfD n'a vu le jour qu'en 2013 sous forme d'initiative de professeurs critiques aux prises avec la crise de l'euro. Depuis lors, l'AfD a glissé vers la droite, tandis que le centre glissait vers la gauche. Il y a eu des mues et des schismes, des débats de forme et des affrontements, typiques pour un jeune parti, entre une aile qui défend sans compromis certaines valeurs fondamentales et des membres qui recherchent plutôt des compromis politiques réalistes avec le pouvoir, entre des provocateurs et des pragmatiques qui veulent accéder à des postes. Sauf erreur, les conflits actuels avec Petry relèvent de ce genre de chamailleries.
Il y a un point important sur lequel l'AfD a bien plus de difficultés que l'UDC. Les conservateurs libéraux suisses peuvent constamment se référer à l'histoire de leur pays, à la tradition fascinante de la démocratie directe et aux origines d'un régime politique libéral. En la matière, les conservateurs allemands avancent naturellement sur un terrain miné, radioactif. Les nazis ont réussi par leur domination criminelle à empoisonner durablement des traditions allemandes qui étaient bonnes à l'origine. L'ancien doyen du FDP, Otto Graf Lambsdorff, m'a dit dans une interview qu'il avait encore grandi avec une fierté des symboles nationaux et militaires, mais qu'après la Deuxième Guerre mondiale il lui avait été impossible de nourrir de tels sentiments.
Mélancolie toxique
Il est donc moins dangereux que tragique au contraire, voire embarrassant, quand des ténors de l'AfD comme Alexander Gauland ou Björn Höcke essaient désespérément de démontrer leur décrispation face à l'histoire allemande. On peut parfaitement comprendre que bien des Allemands soient las d'avoir honte sur commande des atrocités commises par leurs ancêtres. Mais on ne résout pas le problème en parlant, comme Höcke, de l'«Allemagne millénaire» ou en faisant l'éloge, comme Gauland, des soldats de la Wehrmacht qui ont mené une guerre d'anéantissement criminelle. La tentative de peindre en brun le parti par les médias liés à l'élite politique est encore plus antipathique que ces efforts mélancoliques de faire résonner haut et fort son propre passé. D'ailleurs, les électeurs ont aussi sanctionné ces mêmes médias ce week-end.
L'exploit de l'AfD réside dans le fait d'avoir brisé le cartel politique allemand autour de Merkel en réalisant un score fantastique. On le ressent déjà dans les premiers talk-shows. Effets salutaires, l'establishment est déstabilisé, les débats se redynamisent. On a l'impression que les inamovibles habitués du pouvoir à Berlin sont obligés de recommencer à penser et à en faire un peu plus. Bien sûr, la foire d'empoigne ne fait que commencer. On verra de quoi est fait l'AfD. Les autres vont essayer d'affaiblir le nouveau concurrent en brandissant l'arme du nazisme ou en jouant l'indifférence. Le FDP et la CDU ont, cependant, déjà commis la même erreur que jadis les radicaux suisses contre l'UDC: ils misent sur la confrontation et l'exclusion et font la force de l'AfD en lui laissant les questions délicates et la possibilité de se profiler.
Et ensuite? Tout d'abord, l'AfD devrait mettre un terme au stérile ronron sur le chauvinisme germanique. Quelles que soient les visées de Höcke et de Gauland, ils n'arriveront pas à rejouer en leur faveur les deux guerres mondiales. Les excès historiques mobilisent les adversaires et ont un effet dissuasif sur de potentiels sympathisants. Ce n'est toutefois pas une mauvaise chose que le parti traîne une mauvaise image. Cela tient à distance les charlatans et les opportunistes. Sur le fond, il a de l'avance sur les autres partis, même sur le FDP, qui fait certes un retour remarquable grâce au génie rhétorique de Christian Lindner, mais qui s'efforce trop avec son programme avenant à faire cool et à être bien accueilli – un parti de designer, comme sorti du laboratoire de stratèges marketing.
Plus divers et plus démocratique
L'AfD pourrait surtout apprendre quelque chose de l'UDC: un parti ne réussit que s'il s'engage pour les citoyennes et les citoyens sans se soucier de sa réputation, de son prestige ou des carrières; lorsqu'il place sa cause au-dessus de ses propres intérêts. Il faut aussi avoir la force de se laisser traîner dans la boue, sans perdre son sang-froid. Tant que les membres de l'AfD auront cela à cœur, on aura besoin d'eux en Allemagne. Sa plus grande faiblesse? Il lui manque une direction convaincante. Ses personnalités ne sont pas aussi mauvaises qu'on l'écrit, mais Gauland va sur ses quatre-vingts ans. Weidel vit en Suisse. Et le troisième, Meuthen, fait trop intellectuel pour déstabiliser sérieusement ses concurrents. Quoi qu'il advienne de l'AfD, le mérite de ce parti et de ses électeurs est d'avoir, le week-end dernier, fait de l'Allemagne un pays plus diversifié sur le plan politique et donc plus démocratique.
R. Koeppel, Die Weltwoche, Edito, 28.9.2017
F. Petry s’est distancée d’un parti qui, à entendre certains vieux crabes triomphants à l’issue du scrutin, risque de basculer rapidement dans l’idéologie nostalgique du néo-nazisme. Elle a bien fait.
Merci M. Koeppel! J’aime toujours beaucoup vous lire.
Les Allemands ont au fait peu changés depuis la 2emme Guerre. Avant ils criaient tous ‘Auslander aus! Schnell! Schnell!’, et maintenant ils crient, ‘Auslander in! Schnell! Schnell!’ tout avec le même fanatisme.
Dommage qu’ils se chamaillent! Mr. Koeppel est un bon analyste et on apprend beaucoup en le lisant..