Rebondissement dans l’affaire du « pornogate » jurassien: les fonctionnaires consommateurs de sites pornographiques au travail ont été inquiétés à tort. Blâmés, amendés et même rétrogradés pour certains, voici que l’un d’entre eux vient d’obtenir gain de cause devant les tribunaux – et demande une substantielle indemnité – pour vice de procédure: le Service de l’informatique (SDI) qui avait débusqué son passe-temps n’avait le droit d’agir que sur mandat express d’une instance supérieure, dans le cadre d’une mesure disciplinaire formelle or ce service technique avait agi de sa propre initiative.
Les médias ont surtout mis en évidence, dans cette affaire, le volet institutionnel: soit la question de la protection des données. Il est apparu dans les débats parlementaires du cadet des cantons suisses que le service informatique de l'État avait aussi accès aux données des juges, par exemple. Dès lors se posait un problème de compétence. Les députés ont évoqué l'idée d'assermenter ces flics-informaticiens et/ou de les placer sous juridiction du pouvoir judiciaire. Quant on sait que parmi les trente fonctionnaires voyeurs incriminés se trouve également du personnel judiciaire... Mais voilà pour le volet institutionnel. Le volet culturel et psychologique a presque été passé sous silence.
Car l'affaire, en cours depuis trois ans, a aussi coûté leur place à deux magistrats et un haut fonctionnaire, qui ont démissionné. Quand on sait les sacrifices et la somme d'investissement requis pour être nommés à de tels postes, on peut s'étonner que ces hommes aient littéralement joué leur carrière sur une sottise pareille. Sottise? Ou perte de contrôle?
Consommateurs accros
Je sollicite donc la réaction d'un spécialiste: Philippe Auzenet, permanent de l'association Oser en Parler, actif depuis sept ans sur le terrain des addictions sexuelles, après avoir été aumônier. Je lui présente, en condensé, qu'un fonctionnaire inquiété pour sa consommation de pornographie a pu faire casser sa condamnation au motif qu'il avait été espionné. Philippe Auzenet réagit en thérapeute: « La réaction disciplinaire était mal indiquée, en tout cas dans un premier temps. Il aurait fallu que les ressources humaines envoient cet homme se faire soigner ». Pour l'expert, en effet, la consommation de pornographie est pathogène. On la dit plus additive que la cocaïne, par exemple. Notre spécialiste fait ici la différence entre la consommation occasionnelle et l'addiction, qui serait fortement répandue et surtout, particulièrement destructrice: « On parle ici de quelqu'un qui passe entre deux et quatre heures par jour sur des sites roses. Tous les liens sociaux peuvent être altérés: vie associative, syndicale ou culturelle. Le lien avec le conjoint s'altère aussi. La productivité au travail baisse. Même la santé peut s'en ressentir, avec l'installation d'angoisses et de sentiments dépressifs en alternance avec l'euphorie ». Alarmiste, le spécialiste? Si l'aliénation qu'il vient de décrire ne concerne que les dossiers les plus corsés qui arrivent sur son bureau, Philippe Auzenet n'en tire pas moins la sonnette d'alarme par rapport à l'éducation.
Chez un enfant de six ans, l'exposition à la pornographie aura le même degré de perturbation sur son développement qu'un abus sexuel. Or la pornographie touche de plus en plus, selon notre spécialiste, d'enfants en bas âge. À la puberté, où se reçoit l'éducation sexuelle, idéalement tissée de respect, de séduction et d'attachement, la pornographie se substitue comme cadre formateur, à l'appui d'images déconnectées de la notion affective et sentimentale; la sexualité, chez les consommateurs, a tendance à devenir pulsionnelle, ludique, récréative. « L'ado comprend que l'amour, c'est l'acte sexuel. Cela donne des jeunes qui ne sauront pas s'attacher plus tard. Aimer, c'est se donner. Or la pornographie apprend à se servir, point barre », affirme Philippe Auzenet.
Pour finir le tableau, Philippe Auzenet évoque les jeunes adultes porno-dépendants et démunis devant une relation de couple qu'ils se savent incapables d'entretenir et les hommes mariés incapables de se satisfaire d'une relation sexuelle classique.
Je m'y attendais un peu: un tel discours de terrain renvoie à la responsabilité des pourvoyeurs de culture, puis au politique.
Quand la culture glorifie le porno
De fait, la pornographie devient de plus en plus mainstream: elle sort de la pénombre des adultes consentants pour être jetée dans la lumière du grand public, un peu comme la fumée. A témoin les stars féminines du X, retraitées ou toujours en exercice, invitées sur les plateaux télé et sollicitées comme expert-conseils ou pour commenter leur autobiographie à succès, ou les pratiques sexuelles les moins classiques exposées dans la blogosphère (type Rue89) sous l'angle du mode d'emploi, des sex-toys qui envahissent les catalogues de La Redoute, les études de sociologie décortiquant les geste et pratiques du porno et leur influence sur la sexualité du grand public, etc. On peut quasiment compter un sujet par jour dans la presse généraliste. Cette dernière a un rôle primordial. Une fois que leur attention – pour ne pas dire leur connivence – est acquise, un comportement peut être considéré comme normalisé.
Certains se rebifferont ici. La « démocratisation du porno » serait une vieille rengaine conservatrice. En 2001, déjà, Time (l'hebdo américain de référence) consacrait une couverture à ce sujet. Le phénomène serait donc de toujours. Ou il représenterait une évolution inévitable, les limites entre érotisme et pornographie changeant sans cesse selon l'époque et la culture. Les sociologues qui contribuent au débat semblent surtout veiller à recadrer le débat, c'est-à-dire à dénoncer le moindre dépassement sur le terrain de la morale. La sociologie se doit de rester dans le descriptif pur, n'est-ce pas? Reste que pour Philippe Auzenet, la consommation de pornographie est bien en train d'exploser, grâce à l'isolement croissant mais surtout aux nouveaux moyens de communication. Avec internet, la pornographie s'invite dans tous les foyers. Hier, on la trouvait; aujourd'hui, c'est elle qui nous trouve. A cela s'ajoute le libre-accès: il y a dix ans encore, l'accès aux sites roses requéraient une carte bancaire. Ce n'est plus le cas.
Dignité humaine contre liberté humaine
Sur le terrain politique, le débat fait aussi surface. Un projet de résolution européenne, qui demandait l'interdiction de la pornographie sur internet, a été balayé cette semaine (le 12 mars) par les eurodéputés. Ce projet de résolution n'émanait pas des conservateurs religieux, mais d'une députée verte nordique, rapporteuse de la commission des droits de la femme et de l'égalité des genres. Les libertaires des deux camps ont facilement eu raison du projet de résolution. De fait, le domaine intime et sexuel est celui dans lequel l'homo occidentalis du la fin du 20e vit, revendique et exhibe sa liberté. La lutte contre les effets néfastes de la pornographie se heurtent au mur que représente cet acquis de la révolution sexuelle. N'empêche: le débat est récurrent. Défense de la dignité humaine contre défense des libertés individuelles: les mêmes enjeux et les acteurs se retrouvent à l'identique avec les autres travailleuses(eurs) du sexe que sont les prostituées. Dans les rangs féministes, on se dispute aujourd'hui entre ceux qui prêchent le droit de disposer de son corps (le credo des années 70) et la dignité de la femme ou sa protection.
Les aspects financiers pèsent aussi de tout leur poids. Les bénéfices réalisés sur les films pornographiques sont taxés à 40% par l'État. Un gouvernement en quête de sous – c'est un pur scénario, bien sûr – réfléchira à deux fois avant de se mettre à dos une industrie qui pèse pas loin de cent milliards annuels mondialement. De fait, l'Occident préfère aujourd'hui - et de loin - réguler plutôt qu'interdire et combattre prostitution, pornographie et toxicologie. Réguler et réprimer les abus, par exemple, quand des mineurs sont concernés ou qu'on tombe dans le trafic humain.
Seconde révolution sexuelle en marche
Pour laisser la conclusion à Philippe Auzenet: le spécialiste souhaiterait que la pornographie soit décrétée fléau national et que les autorités sanitaires prennent des mesures. Traiter de la pornographie sur le mode médical et sanitaire, il fallait y penser. Cette approche fait penser au Vatican qui a déplacé le débat sur l'homosexualité du terrain moral et religieux au terrain anthropologique. Reste que la dépendance à la pornographie n'est pas encore officiellement reconnue et fait débat.
« L'abus de pornographie doit être replacé dans son contexte, qui est celui de l'identité. Il ne faut pas que ce soit la morale qui s'exprime, cela ne passerait jamais! Et il faut pouvoir démontrer par des cas concrets la nocivité de la pornographie », poursuit Philippe Auzenet qui préférerait alors fermer son cabinet. Par ailleurs, l'exemple des cigarettiers lui montre que les études de nocivité ont pu être détournées et ignorées pendant longtemps certes, mais que le vent a fini par tourner.
Faute de ramener le problème sous contrôle, Philippe Auzenet prédit une prochaine « seconde révolution sexuelle », avec la déliquescence de tous les repères, ainsi que la banalisation et la généralisation de comportements sexuels marginaux et compulsifs, hier réservés aux clubs privés, aux soirées d'étudiants et aux films d'adultes, consommation d'alcool à la clé. « On va vers la perte des repères sociaux traditionnels. Cela peut aller loin. L'échangisme et les trio sont aujourd'hui une expérience normale de la branchitude. Et demain ? Beaucoup d'autres formules sont possibles. »
Joël Reymond
Je suis entièrement d’accord. Lorsqu’on lit des rapports médicaux sur les séquelles liées à la consommation de pornographie, on se rend compte qu’en toute logique elle devrait être interdite, tout comme les drogues dures (cf. http://www.internetsafety101.org/upload/file/Social%20Costs%20of%20Pornography%20Report.pdf.) D’ailleurs, la pornographie est-elle autre chose qu’une drogue sexuelle ? A cela s’ajoute la difficulté d’empêcher les mineurs d’y accéder, ce qui la rend encore plus délétère pour nos sociétés. Quant à la permettre au nom de la liberté sexuelle, c’est un non-sens complet, car elle offre plutôt une image tragique de l’esclavage sexuelle, surtout pour la femme. Pourtant, contre tout bon sens et contre la plus élémentaire marque de respect envers les femmes, personne n’ose l’interdire. Il faut croire que le sexe a ses raisons que la raison ne connaît pas…
Jean-David Ponci, Docteur en philosophie