L’émotion est toujours lourde, générale et palpable après les attentats terroristes qui ont frappé Paris et Saint-Denis le 13 novembre dernier. Rien de plus logique et compréhensible, mais la rhétorique de la guerre, immédiatement diffusée par la classe politique, les « experts » et les médias pressés, apporte-t-elle la réponse appropriée à la complexité de l’événement ? Rien n’est moins sûr ! Les Libanais qui ont vécu quinze ans dans leurs caves pour rester en vie ; les Afghans, les Irakiens, les Libyens ou les Pakistanais qui n’en peuvent plus ; les dizaines de milliers de Colombiens et de Mexicains enlevés chaque année, les milliers d’Africains otages de Boko-Haram et des Shebabs somaliens et tant d’autres confrontés à de vraies guerres nous regardent avec commisération… sans parler de nos amis algériens !
Entre 1988 et 1998, ces derniers ont dû faire face à une terrible vague de terrorisme dans une quasi-solitude ! A l’époque, les rédactions parisiennes osaient même se demander « Qui-tue-qui ? », laissant entendre que les massacres étaient orchestrés par l’armée algérienne elle-même, cherchant ainsi à préserver son pouvoir ! Nous connaissons de nombreux officiers supérieurs et généraux et responsables politiques algériens de cette « décennie sanglante » ayant directement fait l’objet d’attentats et déplorant victimes et disparitions au sein de leurs propres familles. Bien-sûr, ces décideurs organisaient eux-mêmes leur propre malheur… c’est d’une imparable logique ! Heureusement - depuis -, historiens, anthropologues et autres enquêteurs sérieux ont tordu le coup à cette infamie. Mais, on peut comprendre que la solidarité à notre encontre, aujourd’hui sans faille, de la part des Algériens s’accompagne d’une certaine amertume.
Alors, calmons-nous un peu sur « la guerre » et cette rhétorique émotionnelle qui nous fait prendre les vessies pour des lanternes ! A ce stade, comme prochetmoyen-orient.ch l’écrivait la semaine dernière, notre première tâche est d’évaluer correctement la menace. Celle-ci se délocalise et s’internationalise - du Sinaï et du sud-libyen à Paris en passant par Beyrouth et Bagdad - au moment même où l’organisation « Etat Islamique » (Dae’ch) connaît de sérieux revers au sein même de son sanctuaire syrien.
Revenons un peu en amont pour mieux mettre en perspective la nouvelle configuration de menaces. Dae’ch est né d’une scission intervenant au sein de la nébuleuse d’Oussama Ben Laden, dès le lendemain de la disparition de ce dernier en mai 2011. Irrémédiablement, ce véritable schisme va déchirer « Al-Qaïda-canal historique » dont l’idéologie reposait sur un triangle hérité du wahhabisme et des Frères musulmans : le « jihad global » pour constituer la « Oumma », le rassemblement planétaire de tous les « croyants » ; enfin, conséquence des deux commandements précédents : la lutte contre l’ennemi lointain, les « croisés », d’Asie, d’Amérique en passant par ceux d’Europe et d’Afrique. En rupture avec cet agenda stratégique, Dae’ch préfère se concentrer sur les « ennemis de proximité », les dirigeants irakiens, syriens et les Chi’ites.
Ainsi l'option d’un « jihadisme local » aboutit à la proclamation du Califat, le 29 juin 2014, c’est-à-dire à la revendication d’une « territorialité » qui prétend au statut d’ « Etat islamique », pourvu de différentes structures administratives, policières, juridiques et économiques. Dès l’instant où cette construction commence à s’effriter, lorsque ses ressources se tarissent et ses infrastructures subissent les bombardements russes, Dae’ch renoue avec le terrorisme international versus Al-Qaïda-canal historique. Il s’agit pour l’ « Etat islamique » de conserver sa crédibilité - en exportant ses capacités de nuisances et son pouvoir de terreur - auprès de ses « alliés », sponsors et autres bailleurs de fonds. Ainsi, les attentats de Paris s’inscrivent-ils dans ce contexte, marqué par le crash de l’avion russe dans le Sinaï (31 octobre), et l’attentat d’Aïn el-Séké à Beyrouth (12 novembre) tandis que des attaques du même type ensanglantent Bagdad depuis des années.
Avant le 13 novembre dernier, on assiste aux tribulations meurtrières de Mohammed Merah, celles des Frères Kouachi et autres Koulibali, « loups en meute », agissant de leur propre chef sans consigne directe de Dae’ch alors qu’ils s’en revendiquent expressément par contagions télévisuelles et multi-médiatiques. Vient ensuite un cortège de crétins du même type : celui qui se tire dans le pied et l’autre du TGV avec sa kalach qui s’enraie… Avec les derniers attentats de Beyrouth et de Paris, on passe à autre chose : des commandos organisés qui coordonnent leurs actions comportant des éléments kamikazes, agissant sur ordres explicites de Dae’ch… Ce mode opératoire reproduit celui des attentats de Bombay (2008)1, il s'agit d’opérations préparées et coordonnées, exprimant une menace délocalisée s’installant dans la durée.
A ce stade, soyons précis ! Les services français de renseignement ne sont pas surpris et s’attendent à quelque chose d’inédit : plusieurs attentats sont déjoués (sans publicité) et nombre de réseaux dormants sont traités dans la durée mais il est difficile d’anticiper le passage à l’acte, d’autant que les « fiches S » ne peuvent se transformer en mandats d’amener. La ligne de crête entre sécurité et garantie des libertés fondamentales demeure extrêmement étroite. Les mêmes « bobos », qui s’étaient proclamés « Charlie », s’insurgent contre un projet de loi sur la consolidation des services de renseignement aussitôt taxé de « liberticide ». L’opinion est versatile et la presse trop pressée dans sa dénonciation de la « faille » des services. Comme le soulignait dernièrement l’ancien patron du service de renseignement de sécurité de la DGSE (2000-2002) Alain Chouet : « Est-ce qu’on parle de failles chez les sapeurs-pompiers ou la police quand il y a un incendie criminel dans une forêt ? Plus sérieusement, je pense qu’au départ, regrouper la DST et les RG pour former la DCRI [créée en 2008, et devenue DGSI en 2014 – ndlr] était une bonne idée. On pouvait théoriquement disposer de capacités de renseignement et de police judiciaire, avec un bon maillage du territoire, notamment dans les quartiers à problèmes ».
Il faut souligner - ici - que c’est justement grâce au travail des services notamment, que l’enquête après les attentats de Paris et Saint-Denis a été si rapide et efficace : 128 personnes interpellées avec plus d’une centaine de perquisitions. Le travail se poursuit mais pas forcément devant les caméras de BFM… Le problème est ailleurs et renvoie à des dysfonctionnements, sinon des responsabilités politiques indémêlables dès lors qu’on bascule dans l’inflation d’une rhétorique guerrière qui mélange tout. Un autre de nos grands espions - Bernard Squarcini -, créateur et directeur de la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur) du 2 juillet 2008 au 30 mai 2012, remet les pendules à l’heure : « je sais qu’entre les renseignements intérieurs français et belge, les relations sont étroites. Mais je m’interroge : quel a été le travail de la DGSE sur les filières syriennes composées de Français en Europe? Certains acteurs français du renseignement ne l’ont pas encore compris : il n’y a plus de différence aujourd’hui entre la menace intérieure et celle qui vient de l’extérieur. Il faut impérativement renforcer la coopération entre ces deux services. Il y a plusieurs mois, nous avions identifié le formateur de Mohamed Merah qui avait séjourné en Belgique. Nous savions qu’il formait tous les commandos européens et nous avions demandé à la DGSE de le “neutraliser” mais rien n’a été fait… Heureusement, il a finalement été “droné” par les Américains, mais bien après »2.
Une fois la « guerre » déclarée et ouvert le robinet d’une communication obsédée par la désignation des failles et des bouc-émissaires, il est toujours facile de refiler la patate chaude aux services, ces derniers étant légitimement privés de parole publique. Mais cette recherche de cohésion nationale par des moyens inappropriés et les ouvertures successives de parapluies protecteurs ne font qu’occulter les vrais dysfonctionnements, voire les erreurs diplomatiques et politiques que la France éternelle multiplie depuis plus de trois ans.
A cet égard, une palme spéciale revient à Alain Juppé, puisque c’est lui qui a pris la décision, lourde de conséquences, de fermer l’ambassade de France à Damas en mars 2012, privant ainsi les services français de toute espèce de coopération avec leurs homologues syriens. En mai 2010, il nous confirme ses doutes « gaulliens » quant au retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, lors d’un entretien pour la revue Défense de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN)3 : « je reste en faveur du partage des responsabilités et d’une volonté de construire une défense européenne. Pour autant, je ne suis pas sûr qu’on ait gagné à perdre notre position originale qui consistait à être dans le dispositif tout en gardant une certaine marge de manœuvre. Depuis, nous avons des généraux en plus grand nombre au sein de l’OTAN mais il n’y a eu aucun mouvement sur le plan de la Défense européenne. J’espère que nous pèserons davantage dans la redéfinition du concept stratégique de l’OTAN. Ce n’est pas évident… ».
Le 14 novembre 2010, il accepte néanmoins le portefeuille de la Défense que lui propose Nicolas Sarkozy qui venait pourtant de liquider les dernières survivances de l’héritage gaulliste. Le 24 février 2011, il revient au Quai d’Orsay en pleines « révolutions arabes »… Au printemps 2011, lorsque Bernard-Henri Lévy s’impose comme ministre bis des Affaires étrangères et que, sur ses conseils éclairés, Nicolas Sarkozy décide d’intervenir militairement en Libye avec les conséquences que l’on sait, le ministre en charge Alain Juppé se tait alors qu’il aurait dû démissionner. Mais n’est pas Jean-Pierre Chevènement qui veut ! S’ouvre ensuite la séquence Hollande/Fabius qui, sur la Syrie et le Proche-Orient, force grossièrement le trait de la doctrine Juppé… On connaît la suite (prochetmoyen-orient.ch de la semaine dernière).
Bernard Squarcini encore : « Il y a déjà deux ans, les services syriens m’avaient effectivement proposé une liste des Français combattant en Syrie. J’en avais parlé à mon ancien service qui en a rendu compte à Manuel Valls. La condition des Syriens était que la France accepte de coopérer à nouveau avec leurs services de renseignements. On m’a opposé un refus pour des raisons idéologiques. C’est dommage car la proposition était une bonne amorce pour renouer nos relations et surtout, pour connaître, identifier et surveiller tous ces Français qui transitent entre notre pays et la Syrie. Résultat : on ne sait rien d’eux et on perd beaucoup de temps en demandant des informations aux agences allemandes, qui sont toujours restées sur place, mais aussi jordaniennes, russes, américaines et turques. On n’est absolument plus dans le concret »4. On touche ici à l’une des causes des attentats de Paris et aux incuries d’une diplomatie qui considère que « Bachar al-Assad ne mérite pas d’être sur terre… »
Mais, de fait, les tragédies du 13 novembre remettent partiellement en cause le dogme du « ni - ni » - ni Dae’ch - ni Bachar » et la partie se joue désormais au Conseil de sécurité des Nations unies à New York. Français et Russes essaient de tricoter un projet commun de résolution afin de former une « coalition unique » contre Dae’ch, ce que Vladimir Poutine a proposé il y a tout juste deux mois à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU, se heurtant à l’hostilité partagée de Paris, Londres et Washington… Le Conseil vient d’adopter à l’unanimité, vendredi dernier, une résolution française permettant de « frapper » Dae’ch, mais la « coalition unique » que souhaite désormais François hollande continue de buter sur le sort de Bachar al-Assad… Quant à l’Union européenne, dont les États membres se gardent bien de reprendre à leur compte la déclaration de « guerre » de la France, elle brille, comme à son habitude, par l’inertie, l’impuissance et déploie une communication « positive », pour reprendre le mot de Jean-Claude Juncker, président de la Commission.
Dans ce contexte, survient la prise d’otages meurtrière de l’hôtel Radisson de Bamako, le 20 novembre dernier. Immédiatement refait surface l’un des monstres du Loch Ness : « l’Internationale jihadiste ». Nouvelle preuve du fait que l’on est bien en guerre, les experts cathodiques nous confirment que Dae’ch est partout, donc nulle part. C’est d’une clarté ! Pourtant, l’attentat n’est pas revendiqué par l’ « Etat islamique » mais par Al-Mourabitoun. Sévissant dans le nord du Mali, ce groupuscule jihadiste, qui se revendique d’Al-Qaïda, serait toujours dirigé par Mokhtar Belmokhtar, vieille connaissance des services algériens et français.
Hormis un effet de contagion communicationnelle et de surenchère meurtrière – les Sahéliens aussi restent très méchants et très dangereux ! -, la dynamique Mourabitoun relève essentiellement du grand banditisme, de son alliance hybride avec les cartels latinos de la cocaïne et les trafiquants locaux d’armes, de voitures et d’êtres humains. Les « États faillis » et leurs dirigeants corrompus sont impuissants face à cette gangrène qui touche toute la bande sahélo-saharienne. C'est ainsi que les terroristes de Bamako sont clairement venus réclamer leur dû : le suivi sonnant et trébuchant des derniers accords internationaux censés rééquilibrer la donne économique entre le sud et le nord du Mali…
Produits, non pas légitimes mais logiques d’une situation de non droit et de mal-développement économique, les pirates barbaresques de Mourabitoun ne manifestent en rien l’existence d’une improbable « Internationale jihadiste ». A confondre les logiques rhizomatiques du terrorisme salafo-jihadiste - sans état-major centralisé, ni structuration pyramidale -, avec un illusoire « Komintern jihadiste », on n’explique rien au risque de se tromper de riposte opérationnelle adaptée et efficace. Suite aux attentats du 11 septembre 2001, déclarant la « guerre globale à la terreur » et en multipliant ses opérations désastreuses de « regime change », les deux administrations Bush successives ont répété des erreurs récurrentes qui ont aggravé le mal qu’elles étaient censées combattre. Ne commettons pas la même bévue !
Les 3500 soldats français de l’opération Barkhane effectuent un travail remarquable. Comme par le passé, dans la bande d’Aozou, au Rwanda, en Somalie ou au Niger, les soldats français interviennent en appui d’armées africaines nationales, en vertu d’accords bilatéraux de défense ou conformément à des résolutions des Nations unies. Encore une fois, cela ne signifie pas que la France et son peuple soient en guerre, même si ses forces armées continuent à remplir leurs missions classiques d'opérations extérieures. Faut-il encore que l'avenir de ces missions réponde à des options diplomatiques mûrement réfléchies et en accord avec les intérêts de la France…
Richard Labévière, 26 novembre 2015
1 Les attaques de Bombay sont une série de dix attaques terroristes islamistes coordonnées qui ont eu lieu du 26 au 29 novembre 2008 à travers Bombay : 173 personnes, dont au moins 26 ressortissants étrangers ont été tuées et 312 blessées. Le groupe terroriste était composé de dix activistes islamistes entrainés au Pakistan.
2 Bernard Squarcini – Valeurs actuelles, 19 novembre 2015.
3 Défense – Enjeux de défense et de sécurité civils et militaires. Supplément au numéro 145 (mai-juin 2010).
4 Bernard Squarcini, ibid.
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