De nombreuses institutions analysent les attaques d’ISIS, elles sont unanimes à affirmer que la stratégie de l’Etat Islamique est en train de changer.
On souligne ensemble: l’internationalisation des actions menées, la diversité géographique, le fait que les cibles soient civiles, l’utilisation d’attentats suicides, l’implication plus directe de l’organisation qui ne se contente plus d’inspirer les attaques, mais les organise, etc.
En fait, ces soi-disant analyses stratégiques n’en sont pas, ce ne sont que des analyses tactiques. Elles ne nous disent rien sur la stratégie réelle, nouvelle, que poursuit ISIS, par la mise en œuvre de ces moyens nouveaux. Tenons d’emblée pour acquis le fait qu’ISIS cherche à augmenter son influence et à engranger des recrutements, cela est vrai, mais n’est pas nouveau.
Que veut ISIS? C’est un peu court de dire qu’elle veut faire peur, qu’elle veut tuer, ou qu’elle veut se venger. C’est une réponse au ras des pâquerettes, pour le peuple, ce n’en est pas une pour les spécialistes chargés d’anticiper.
Les chefs d’ISIS ont forcément une idée en tête. Bin Laden, par exemple, n’utilisait les attentats que dans le cadre d’une orientation générale (discours de 1992) qui visait à toucher l’économie américaine, à la caisse, au niveau du dollar. Il voulait la provoquer, la faire entrer en guerre, un peu sur le modèle de ce qui s’était passé au Viet Nam, ce qui était sa référence. Il a parfaitement détaillé que les USA n’occupaient leur position impériale que grâce à leur imperium monétaire et financier, et il espérait, -il a partiellement réussi-, que ses actions réduiraient la force du dollar. Là où il s’est trompé, c’est dans le fait que le dollar est certes devenu structurellement une monnaie pourrie, minée, mais que beaucoup de gens et institutions en empruntaient à tour de bras et que, par conséquence, ils en étaient vendeurs à découvert, c’est à dire acheteurs potentiels. Le dollar est devenu une monnaie, minée, pourrie, mais reine, incontournable. Nous n’avons rien vu passer qui nous donne des pistes sur la stratégie des leaders d’ISIS. Pourtant ils en ont une, ils ne conduisent pas leur action au hasard, ils n’improvisent pas et surtout pas en ce moment qui constitue un tournant.
C’est un tournant car les bombardements se multiplient, s’intensifient, car les Occidentaux et les Russes se rapprochent, et puis et surtout, c’est un tournant parce que les volontés de se défaire d’Assad vacillent. Et c’est certainement le plus important. Tant que l’objectif des occidentaux était de se débarrasser du leader syrien, ISIS était en quelque sorte protégée. La situation était confuse, peu claire, et les alliés avaient beaucoup de mal à articuler une réponse claire et efficace. Mais s’il y a accord pour laisser Assad en place, au moins temporairement, alors la lutte contre ISIS va devenir plus prioritaire, la voie va être dégagée. Les alliés occidentaux et russes évoluent vers cette position sous la conduite des Russes, cela se voit, cela se sent. Il y a des retournements de vestes, des girouettes qui prennent le vent dans ce sens-là. Mais en revanche, les acteurs du Moyen-Orient ne sont pas tous sur cette position.
Que peuvent faire les stratèges d’ISIS face à cette menace? Notre hypothèse est que ce qu’ils font, le tournant entrepris s’inscrit dans le cadre de cette nouvelle donne: la catastrophe, l’ennemi pour ISIS, serait une clarification de la situation, donc il faut augmenter la confusion, rendre tout moins clair, moins lisible, favoriser l’opacité, et tenter d’introduire le maximum de fragmentation dans l’éventuelle future alliance. Il faut attiser, magnifier les divergences d’intérêt, entre tous ceux qui seraient tentés de s’unir et de tout consacrer à la défaite d’ISIS. Et pour cela, rien de tel que des actions tous azimuts, sanglantes, qui réintroduisent les réactions des peuples dans l’horreur de la guerre lointaine et brouille le jeu des dirigeants. Les attaques mettent les dirigeants sous pression ; ils se sentent obligés de faire quelque chose, comme ce Hollande qui, sans réfléchir, se déchaine et « intensifie ». Ils veulent que des leaders occidentaux refassent le coup stupide de Bush junior, qui a foncé tête baissée dans l’action et qui, à ce titre, a déclenché un chaos dont le monde n’arrive plus à se sortir.
La politique d’Obama, on le voit, est au retrait, il voudrait que les USA se désengagent progressivement des bourbiers dans lesquels leurs erreurs les ont enfermés. Est-ce que ISIS au contraire veut que les USA restent empêtrés? Nous sommes sensibles aux dernières remarques d’Obama. Il ne veut pas changer de stratégie malgré les pressions internes et extérieures, il veut intensifier, c’est pour cela que Hollande a repris le mot, pour ne pas faire ressorti les divergences. On est sur la même longueur d’onde, puisque l’on se sert des mêmes mots. Obama ne veut pas de troupes au sol, il l’a répété à ce jour 17 fois. Son analyse mérite que l’on s’y attarde. « Il vaut mieux viser d’abord et tirer ensuite », cela, c’est pour enfoncer Bush qui a fait l’inverse dans sa précipitation. Et, surtout, “ We play into the ISIS narrative when we act as if they are a state, and we use routine military tactics that are designed to fight a state that is attacking another state”. L’analyse nous parait révélatrice, « il ne faut pas tomber dans le panneau et considérer ISIS comme un Etat et agir comme dans le cas classique de la guerre entre les Etats ». Ceci tend en filigrane à confirmer que l’une des articulations de la stratégie d’ISIS est d’obtenir l’escalade vers une guerre classique, entre Etats et, à ce titre, enflammer la région, bloc contre bloc, et toujours à ce titre, être reconnu implicitement comme « Etat » avec tous les processus qui en découlent.
Un autre élément à prendre en considération au plan stratégique est la campagne électorale américaine, il est évident qu’ISIS oriente ses actions en fonction de cette campagne, on peut dire qu’il la pilote puisqu’il a réussi à faire en sorte que le thème de la politique étrangère et celui de la sécurité soient au centre des débats. Au centre des débats, mais sans que ce soit clair, la question de l’interventionnisme ou de l’isolationnisme.
Un autre élément à prendre en considération est la situation interne des pays concernés et singulièrement celle du pays phare: la France. Le sentiment anti-islam se développe, attisé d’ailleurs par certains éléments radicaux du monde sioniste. La réponse des autorités est le clivage, elles répètent sans cesse: pas d’amalgame. Elles tentent de faire en sorte que la distinction entre islam modéré et islam radical tienne, elles se battent pour préserver l’idée d’un bon islam, face à un islam mauvais. Le changement de stratégie et les réactions idiotes inconsidérées des dirigeants français après les attaques rendent de plus en plus difficile le maintien de la ligne de partage entre les bons islamistes et les mauvais. Les contrôles ne peuvent être qu’au faciès, nous l’avons constaté nous-mêmes, les brimades aussi. La pratique sécuritaire ne peut que conduire à la haine, au rejet de l’autre, à la fois parce qu’il vous contrôle, si vous appartenez à une certaine communauté, et, symétriquement, si vous n’avez rien à vous reprocher, vous supportez mal d’être humilié, importuné à cause des responsables, lesquels sont ceux qui commettent les attaques.
Les réactions précipitées et spectaculaires ont une double conséquence: elles renforcent la conscience de classe des groupes islamistes, elle conduit ceux qui n’en sont pas à en vouloir à ces islamistes qui leur pourrissent la vie.
Bruno Bertez
…, c’est vrai, ces islamistes nous pourrissent la vie,… Patrick Lévy.