Le libéralisme est un monde complexe. Personne ne conteste sa fonction de creuset des libertés dont une partie croissante de l’humanité jouit. Pourtant, en même temps, cette pensée est régulièrement convoquée sur le banc des accusés, désignée responsable de tous les excès d’un capitalisme dont les errements obéissent pourtant à de multiples causes.
Vénéré par les uns, abhorré par les autres, le libéralisme se construit à travers une histoire où se côtoient l’ombre et la lumière, la vie et la mort. Car la liberté comme mode de fonctionnement politique ne s’érige pas en maxime de gouvernement par la seule grâce de belles intentions ressassées par des philosophes hantés par le bonheur éternel. Le libéralisme constitue d’abord une réponse à des régimes politiques articulés sur la domination d’une caste et l’arbitraire. La liberté politique, c’est la faculté enfin restituée à l’individu de penser, de croire, de se gouverner, de s’enrichir, d’agir comme il l’entend, au-delà de l’alvéole sociale qu’une puissance providentielle lui aurait assignée une fois pour toutes dès sa naissance. L’accession à la liberté fut un long combat et non une vérité sublime déposée par la Raison triomphante un beau matin de juillet 1789.
C’est avec ce très bref résumé de l’histoire du libéralisme en tête qu’il convient d’aborder la Contre-histoire du libéralisme de Domenico Losurdo, publiée en italien en 2006 et qui vient de sortir en français aux Editions de La Découverte. L’exposé du professeur italien est sans concession et se plaît à dépeindre la face la plus noire de l’histoire du libéralisme, ses contradictions les plus douloureuses. La question qui guide son propos est simple : comment la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, les premiers à établir des régimes ancrés dans les principes fondamentaux de la liberté individuelle, ont-ils pu tolérer le déni le plus absolu de cette même liberté : l’esclavage ?
Par extension s’agrègent à cette question nodale d’autres interrogations : comment ces pays, mais pas seulement eux, à la pointe d’une liberté politique et économique enfin advenue, ont-il pu nourrir par la violence et la misère un tel mépris de l’individu, des Noirs aux Peaux-Rouges, en passant par les Irlandais en Europe, puis les juifs parfois ? Comment le libéralisme, en somme, a-t-il pu générer un tel rejet de la dignité humaine, justifiant la haine et la misère ? La liberté n’aurait-elle été que l’apanage d’un peuple élu, comme les protestants anglais et américains se qualifieront souvent ?
La charge est lourde mais interpelle, même si elle est souvent dirigée sans nuance. Sans doute les faits et gestes de plusieurs théoriciens et acteurs du libéralisme conquérant, comme Jefferson, sont-ils inadmissibles ; sans doute certains textes de certains des plus grands penseurs du libéralisme, de Locke et Smith à Tocqueville, laissent-ils un goût amer ou, à tout le moins, baignent-ils dans une ambiguïté où leurs préjugés peinent parfois à prendre le dessus sur leur lucidité habituelle… Comment peuvent-ils s’accommoder de l’esclavage et de l’indigence ? N’aperçoivent-ils une chance pour la liberté qu’à travers l’écrasement du plus grand nombre ?
Losurdo se défend assurément de vouloir condamner le libéralisme. Il lui reconnaît, à la fin de son ouvrage, sa capacité hors du commun, par sons sens du pragmatisme et de l’anticipation, à penser la limitation du pouvoir et à théoriser la nécessaire compétition économique au nom du progrès collectif. Il admet aussi que, par sa souplesse extraordinaire, le libéralisme a su apprendre de ses adversaires, contrairement aux autres doctrines, et d’avoir pu instiller dans ses propres fonctionnements les correctifs indispensables.
C’est le moins que l’auteur pouvait faire, après 380 pages d’une lecture éprouvante pour le libéral. Il aurait pu néanmoins élargir un peu sa réflexion et replacer la geste libérale dans son contexte, et situer son évolution dans une perspective plus large. Je l’ai dit plus haut, le libéralisme ne vient pas de nulle part, ne surgit pas comme une évidence à la face d’une humanité ébahie. Comme Steven Spielberg le rappelle dans son incandescent Lincoln, les plus grandes causes empruntent parfois les chemins les plus tortueux, et les moins glorieux : les plus grandes conquêtes ont dû faire l’expérience de l’horreur et de la mesquinerie pour s’imposer !
Losurdo précise à raison que le libéralisme a été inventé par une partie de l’aristocratie britannique en bute à l’oppression du monarque. La Glorieuse Révolution de 1688 résulte de l’opposition implacable de l’aristocratie contre les prétentions du roi et la sécession des colonies américaine recourt à une argumentation similaire. Et exiger la liberté, même sur des schémas d’une immense qualité théorique et répondant aux besoins réels de la nature humaine, ne fait pas forcément de ses porte-parole, même les plus enthousiastes, des libéraux toujours vertueux.
Arno Mayer l’avait établi, sous un autre angle, dans son indémodable Persistance de l’Ancien Régime de 1848 à la Grande Guerre, paru en français chez Flammarion en 1983. Son livre souligne la difficile mise en œuvre des principes élaborés sur les deux côtés de l’Atlantique à la fin du XVIIème siècle et la transition jamais véritablement aboutie avant 1914 des temps aristocratiques vers les régimes de démocratie libérale. La lente épuration des miasmes de l’Ancien Régime hors du discours libéral s’inscrit dans l’évolution mentale toujours douloureuse, jamais linéaire, qu’impliquent des révolutions aussi décisives que celles survenues voici environ 250 ans. Les réflexes les plus anciens ne disparaissent pas d’un coup de baguette magique...
Mais l’analyse de Lorsurdo démontre aussi la nature protéiforme du libéralisme. Comme il le relève lui-même, le libéralisme parvient par ses propres forces à dénoncer les déviances qu’il peut générer, et y remédier. En même temps, on ne peut contester que le libéralisme n’a jamais totalement renié ses « sources aristocratiques », pour reprendre l’expression que Lucien Jaume utilise dans sa biographie de Tocqueville (Fayard, 2008). Cette dimension « aristocratique » du libéralisme apparaît comme le pendant (le garde-fou diront certains) de son fameux pragmatisme ; ce pragmatisme persuadé que tout est perfectible et qui lui a permis par exemple d’assimiler la démocratie et une forme d’interventionnisme de l’Etat dans les rouages de la société, pour en faire des piliers de la liberté politique.
En se mesurant sans discontinuer à une égalité plus facile d’accès, comme l’avait très rapidement saisi Tocqueville, le libéralisme ose se confronter aux idées nouvelles. Et aujourd’hui, plus que jamais, alors que le libéralisme semble omniprésent, il doit réapprendre, face à un réel lui-même complexifié, à « gérer » ses natures multiples, entre sa tentation d’en appeler trop vite à l’Etat pour corriger ses propres dérives, une certaine autosuffisance qui le pousse à se croire la seule réponse à tous les problèmes, et ses possibles inclinations volontiers conservatrices et hostiles à ce qui apparaît comme des ferments de dissolution d’un liberté « pure » (l’étranger, etc.).
Cette dernière remarque montre que le livre de Losurdo pose ainsi au libéralisme des questions qu’il aurait grand tort de snober. Matrice de l’épanouissement individuel et de la prospérité du collectif, le libéralisme ne peut être perçu que dans son erratisme, et dans sa faculté à se remettre en question pour mieux imposer ses fondements contre les appropriations abusives, comme le social-démocratisme libéralisé qu’a théorisé John Rawls. Surgit ainsi la question délicate des limites à fixer au libéralisme : doit-il anticiper les lois qui devront borner sa propension naturelle au laisser faire, quitte à paraître, à certaines conditions, antilibéral ou, au contraire, se murer dans un dogmatisme libéral sans voir que ce même laisser faire, bien qu’encadré d’aujourd’hui, peut déboucher sur l’acceptation populaire de réglementations, elles, franchement liberticides ?
Les libéraux suisses sont invités à reprendre ces questionnements à leur compte, surtout après l’adoption, le même week-end, de l’initiative contre les rétributions abusives et de la loi sur l’aménagement du territoire. Le principe de la non-intervention dans les affaires privées est sacré et c’est bien ainsi. Mais cette position stricte a-t-elle encore un sens si elle finit par légitimer des abus dont chacun admet la nocivité ? Pourquoi s’accrocher à une certaine fermeté théorique si c’est pour se laisser déborder le jour du vote ? Faut-il alors oser anticiper davantage des règles qui sauront préserver l’essentiel en reconnaissant que la liberté, comme tout principe philosophique fondamental, contient les germes de sa propre déliquescence si l’on n’y prend garde ? Le libéralisme a en réalité toujours su s’adapter. Mais il doit impérativement réexaminer les ressorts de sa nature actuelle, en un temps de crise qui ne va pas s’évanouir de sitôt. Le libéralisme est habitué à les réinventer en permanence : il faut profiter de l’expérience acquise !
Olivier Meuwly
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