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Chapitre IV (7)
Un jour une de mes patientes nous avait invités à aller prendre le thé chez elle.
Quand nous étions entrés dans l’appartement elle nous avait demandé de ne pas faire de bruit car son mari qui avait plus de 90 ans était couché et allait très mal.
Nous allâmes quand même le saluer. Puis, nous avions pris le thé et bavardé...
En rentrant Karim m’avait dit :
-« Nous, chez nous, quand il y a quelqu’un de si malade, nous disons à Allah < écoute, il faut que tu te décides, ou bien tu guéris ce malheureux ou bien tu le fais mourir, mais il est inhumain de le laisser souffrir ainsi> ... alors on prend le coran et on récite les paroles qu’il faut et la personne meurt tout de suite... »
-« Et tu serais d’accord pour aller prier pour ce monsieur ? même si ces personnes sont des juifs ?... »
-« Ben oui, juif ou pas juif ce pauvre homme souffre inutilement... »
Je téléphonai à ma patiente qui me répondit qu’elle acceptait tout ce qui pouvait soulager son mari...
Le lendemain Karim prit une super douche, se coiffa encore mieux que d’habitude, enfila des habits propres, prit un coran sous le bras et nous allâmes chez ma patiente...
Karim alla s’asseoir à côté du vieux monsieur, la dame et moi allâmes au salon et nous entendîmes Karim chanter ses prières...
Quelques jours plus tard quand ma patiente vint se faire soigner je lui demandai de nouvelles de son mari.
-« Richard ? il s’est éteint doucement, nous l’avons enterré avant-hier... »
Mais tout au long de son séjour Karim n’avait pas manifesté de religiosité particulière... Il avait commencé par se montrer méfiant quand il avait vu mon coran en langue vulgaire...et n’avait pratiquement pas osé lire la traduction en anglais... Il n’y avait eu que le choc de la viande de porc qui l’avait fait réagir...moins à cause de la religion que parce qu’il s’était senti ridicule...
J’avais essayé de le calmer en lui montrant que même le Bokhari expliquait qu’à l’impossible nul n’est tenu... Si quelqu’un est dans l’impossibilité de prier et bien il le fera plus tard, si quelqu’un est en voyage ou malade, il n’est pas tenu de faire le ramadan... il fera pénitence d’une autre façon à un autre moment... ou en donnant de l’argent pour les pauvres. La religion ne sert pas à embêter les gens mais à les aider... Et puis quand on commet un péché sans le savoir on n’est pas coupable et en tout état de cause « je prends sur moi le péché que tu aurais
éventuellement commis... » Rien n’y fit... il avait pris un coup fatal... dans son amour propre...
-« Tu ne crois tout de même pas connaître ma religion mieux que moi ? »
-« Mais, si, parce que moi, j’ai acheté des livres et j’ai étudié la question tandis que toi tu te contentes de ce que les autres t’ont raconté... ta mère, tes sœurs... »
Il fait la moue...
-« Tiens, par exemple, tu sais, toi, pourquoi Allah n’a que 99 noms ? »
Il me regarde étonné...
-« Eh bien, je vais te l’expliquer : Allah n’a que 99 noms que nous connaissons comme ar rahman, le bienfaisant, ar rahim, celui qui a pitié, al malik, le seigneur souverain... il y en a 99 comme ça... et tu sais pourquoi il n’y en a que 99 ? eh bien parce que le centième, les hommes ne peuvent pas le connaître... seul Allah connaît son centième nom... Et tu sais où j’ai appris ça ? dans le livre que j’ai acheté, avec toi, au kiosque de l’hôtel Continental de Islamabad... Et tu sais pourquoi un chapelet musulman n’a que 33 grains ? eh bien, parce que 33 x 3 ça fait... 99... et je vais même t’en dire plus : tu vois mes bracelets que j’ai achetés à Rawalpindi, qu’est ce que tu vois ? ce sont des tubes en or avec trois ensembles de 11 petites pointes... 3 x 11 ça fait ? ... 33... et 33 x 3 ça fait... 99 et là qu’est ce que c’est ? la grosse boule... c’est le numéro 100 ... donc mes
bracelets ce sont des chapelets musulmans pour réciter les 99 noms de Allah...
T’avais pensé à ça toi ? Non, eh bien moi non plus, jusqu’à ce que je lise des livres... Tu vas voir que d’ici peu nous connaîtrons mieux votre religion que vous-mêmes... »
Là il est complètement dégoûté...
Quand il revient de la Cabane d’Orny il est content... Il a passé une bonne semaine, réussi ses examens et reçu son diplôme et son insigne... Mais cette fois aussi il est quand même déçu... il me présente son insigne
-« Ils m’ont donné ça... »
-« Formidable ! c’est comme un insigne de guide, il y a très peu de gens qui peuvent se vanter d’avoir l’insigne de « Gruppenleiter » du Club Alpin Suisse ! »
-« Mais qu’est ce que je peux faire avec ça ? »
-« Tout d’abord tu dois aller chez monsieur Ashraf et lui montrer ton diplôme de Gruppenleiter mais aussi ton certificat du cours d’Italien et puis tu dois lui expliquer tout ton séjour en Suisse, tout ce que tu as vu... et tu lui dis que cela mérite un salaire adéquat... »
-« Mais cette ridicule petite plaquette qu’est ce que j’en fais, je la jette au lac ? »
-« Mais non, malheureux... tu as peiné 3 mois pour l’obtenir... tu l’épingles sur ta chemise et tu vas voir la réaction de tes clients européens... »
-« Bof... Azhar va se moquer de moi... »
Depuis son retour il a changé, maintenant il compte les jours qui lui restent avant de repartir chez lui ... il se tient à l’écart et je vois qu’il se sert du coran que j’ai mis à sa disposition... il a perdu son insouciance et son enthousiasme ...
Karim, qui semblait si moderne, est encore profondément prisonnier de ses croyances et de sa soumission religieuse.
Un jour que nous parlons des chefs religieux ismaélites, les princes Aga Khan je lui dis en plaisantant :
-« En tous cas, nous ne connaissons pas les Aga Khan comme des bigots notoires, bien au contraire, ils ont l’air d’être de sacré bon vivants... qui épousent les plus belles femmes occidentales et les actrices de cinéma, possèdent des écuries célèbres et sont de fameux guindailleurs... »
-« Non, cela n’est pas possible ! » - réplique Karim très choqué.
-« Non sans doute » – lui dis-je en lui montrant les photos du livre « Les Aga Khans » de Yann Kerlau et même, dans un Point de Vue, un des princes avec un verre de champagne à la main...
Il regarde, perplexe mais ne peut admettre ce qu’il a devant les yeux et au lieu d’en rire en disant « aha, petit polisson, lui aussi aime donc la Hunza Water » il finit par dire avec une expression sombre :
-« S’il fait comme cela, c’est qu’il a une raison cachée pour le faire et que nous ne devons pas comprendre... »
Nous allons ensemble en ville. Il n’en revient toujours pas de voir comme les gens sont disciplinés : tout le monde roule à droite, personne ne klaxonne inutilement, les voitures s’arrêtent aux feux rouges, les piétons attendent que leur feu passe au vert... Tout cela est tellement organisé, discipliné, normal...
A chaque fois que nous attendons devant un feu rouge, il dévisage les passants et n’en revient toujours pas, après bientôt trois mois, de voir garçons et filles ensemble... de voir des femmes en jupes courtes... A chaque fois il hoche la tête en répétant « strange animals »...
Ce jour là, je voulais lui montrer la rivière. Pour y accéder il fallait traverser « la
campagne » du village; en termes de pays plats, « les champs » autour du village...
Dès qu’il sort de la voiture, Karim se dirige vers un les vignobles : -« Ia Allah ! quels raisins ! »
C’est un vignoble tout à fait normal : des pieds de vigne d’une hauteur d’ 1m50 , soigneusement alignés dont les branches sont scrupuleusement élaguées et guidées le long de fils de fer horizontaux. De belles grosses grappes pendent sous les feuillages des branches. C’est évidemment c’est fort beau...
-« Je dois regarder comment il font... »
Karim avait été très fier de me montrer sa vigne qui courait complètement sauvage dans un arbre, sans doute un peuplier. Une fois de plus il est confronté avec la différence entre ce que eux possèdent à l’état brut et ce que nous, ici, nous en avons fait : cultivé, amélioré, développé ... Ben oui... Nous avons transformé la vigne sauvage en un art difficile, délicat et exquis... Nous en avons extrait, au cours de siècles d’études et de labeurs les vins les plus raffinés...
Une fois de plus il compare ce que lui possède et croyait extraordinaire avec ce que nous avons.
Je lui explique que si quelqu’un se hasardait à toucher à nos « spiritueux » tant vins, que bières ou alcools... ce serait l’insurrection instantanée... justement parce que depuis des siècles ce sont des traditions ancrées dans notre culture.
Un week-end j’avais dû m’absenter mais puisque Karim n’avait pas de visa pour l’Italie il était resté à la maison et j’avais demandé à mes enfants de s’occuper de lui. Ils l’avaient emmené en ville à Locarno. Ils étaient allés se promener et manger des glaces au bord du Lac Majeur à Ascona. Ils avaient rencontré des copains et rigolé ...
Karim me raconta son week-end...
-« Mais tous ces jeunes, ensemble, filles et garçons... il y avait même un couple... Le garçon a mis son bras autour des épaules de la fille devant tout le monde au restaurant et personne n’a rien dit... »
-« Ont-ils fait quelque chose de mal ? »
-« Non, mais... ils font peut-être aussi d’autres choses... quand on ne les voit pas...»
-« Tu veux dire qu’ils couchent ensemble ? »
-« Ils font ça ?... »
-« Oui, bien sûr... De mon temps déjà, mes copines prenaient la pilule et tout le monde avait un petit ami... »
-« Mais alors, elles ne sont pas vierges pour se marier... »
-« Non. Il y a encore des personnes pour qui cela a de l’importance, mais la plupart des gens estime que le sexe c’est un besoin naturel comme un autre... »
-« Et le mariage alors ? »
-« Le mariage est un contrat, comme chez vous... Avec la différence qu’ici on n’oblige pas les enfants à se marier, ils choisissent quelqu’un qu’ils aiment... »
-« Et s’ils ne s’aiment plus... »
-« Alors on divorce... On ne va tout de même pas être malheureux pour le restant de ses jours ... »
-« Toi aussi tu es divorcée ? et ton mari ? et vos enfants ? »
-« Mon mari habite dans un autre pays. Les enfants vont le voir. Quelque fois nous nous rencontrons. Il a sa vie, j’ai la mienne, cela ne nous empêche pas de nous comporter comme des gens civilisés...Tout ça c’est devenu tout à fait cool... Nous essayons de nous débarrasser des tabous surannés et inutiles... »
Chaque fois Karim hoche la tête... non, non, non... il ne peut pas le croire...
Tout est si différent...
Il a vu dans un kiosque des revues pornographiques... il en veut un exemplaire pour épater ses copains... et des livres, même écrits en Italien, dans lesquels il y a des représentations de dinosaures ... il avait entendu parler de ces drôles d’animaux mais n’en avait jamais vu ... il veut les montrer à ses enfants...
Il voudrait encore aller en Italie pour saluer les gens qui, à la fin des trekkings, lui avaient dit
-« Viens nous voir le jour où tu passes en Europe... »
Encore une fois je dois le décevoir... il n’a pas le visa pour aller en Italie ... il n’a pas d’adresses précises... je lui explique comment fonctionne notre système d’adresse, ici il n’est pas suffisant d’écrire « monsieur Karim à Skardu »... ici il faut le nom, prénom, rue, numéro, code postal, ville... On ne sait même pas téléphoner sans l’adresse précise... Il faut aussi lui expliquer comment fonctionne l’annuaire du téléphone... Bref... encore une chose qu’il ne connaissait pas...
Puis il veut offrir un apéritif à toutes les personnes de la vallée pour les remercier et prendre congé... ce sera encore une soirée amusante...très bien arrosée...
Mais le coup de grâce va se produire à l’improviste...
Dans un des villages de la vallée c’est la fête patronale, je lui propose d’y aller. J’ai une très jolie robe en gros coton blanc style Louisiane... Il me regarde
-« Tu n’as plus les beaux shalwar que tu as ramenés du Pakistan ? »
-« Sí, sí... » je mets donc un shalwar et cela lui plait beaucoup plus. D’ailleurs il ne met pratiquement plus ses jeans mais s’habille de plus en plus avec un shalwar... et il laisse de nouveau pousser sa barbe...
Nous allons à la fête, on salue les gens, on s’assied, les verres de vin circulent et puis un petit orchestre se met à jouer sur la place et les couples commencent à danser... Karim regarde les gens qui dansent... il devient blême...
-« Des hommes qui dansent avec des femmes dans leurs bras... »
-« Ce n’est tout de même pas la première fois que tu vois danser des gens... Ce sont des danses classiques, des tangos, des valses, des mazurkas... de la musique populaire... »
Tout d’un coup il s’écrie :
-« C’est parce que vous mangez du porc que vous êtes des porcs... »
-« Mais enfin Karim, est-ce que tu es une poule parce que tu manges des poules ? »...
C’en est trop...
-« Viens, rentrons je ne sais pas supporter cela... »
Et vous, qu'en pensez vous ?