Réinterroger les fondements du libéralisme à la lumière des questionnements qui préoccupent, qu’on le veuille ou non, l’opinion publique n’implique aucun voyage vers un quelconque social-libéralisme imaginé dès les années 30 notamment en Italie, et lui aussi très en vogue en France aujourd’hui.
Il est difficile aujourd’hui d’aborder le libéralisme sans se voir ramené à débattre d’un indéfini néo-libéralisme, cause présumée de tous les maux de l’humanité… Pourtant, le libéralisme continue à fasciner : preuve en est la multiplication des études consacrées à ce phénomène intellectuel et politique qui a marqué de façon indélébile l’histoire mondiale. Mais, depuis quelques décennies, il paraît impossible d’évoquer le libéralisme si l’on ne se réfère pas exclusivement à sa dimension politique qui serait, d’après maints théoriciens modernes, totalement incompatible avec un libéralisme économique définitivement associé aux dérives les moins acceptables du capitalisme ! Le terrain est balisé et se piquer de vouloir franchir les frontières épistémologiques en vigueur dans le débat actuel vaut trahison…
Le livre d’Alain Policar, Le libéralisme politique et son avenir, paru l’année dernière aux Editions du CNRS, illustre à merveille ce constat. S’inscrivant dans la tradition inaugurée aux Etats-Unis par Rawls ou Dworkin, il exclut d’entrée de cause toute dimension économique au libéralisme et n’appréhende son développement qu’à travers une stricte définition politique, sans avoir peur de tendre l’arc libéral jusqu’à ce qu’il… ne lâche. Comment encore percevoir la moindre trace d’un quelconque libéralisme « historique » dans son propos, alors que l’auteur affirme que le libéralisme ne puise sa justification ultime que dans la quête d’une égalité enfin réalisée ?
Il serait néanmoins erroné de ne décrypter dans l’ouvrage de Policar qu’une pâle copie des œuvres fondatrices de ce « libéralisme sans libéralisme économique » connu sous le nom de liberalism aux USA et dont les Européens se repaissent, pour tenter de renouveler une pensée sociale-démocrate tétanisée par l’effondrement des Etats providence. Car le livre de Policar pose d’importantes questions que le libéralisme, quel que soit son champ de vision, ne peut évacuer. Comment penser le multiculturalisme, la tolérance, la nation, le communautarisme dans un cadre libéral qui ne se conçoit que dans un contexte intellectuel où le primat de la liberté individuelle reste, malgré tout, inébranlable ?
Réinterroger les fondements du libéralisme à la lumière des questionnements qui préoccupent, qu’on le veuille ou non, l’opinion publique n’implique aucun voyage vers un quelconque social-libéralisme imaginé dès les années 30 notamment en Italie, et lui aussi très en vogue en France aujourd’hui. Il est vrai qu’outre-Jura, l’emploi du mot «libéralisme » n’est autorisé qu’enrubanné de multiples précautions oratoires, sous peine d’expédier celui qui en userait avec les outils classiques de la langue française sous les guillotines de la bien-pensance officielle dressées dans les officines « boboïsées » de Saint-Germain des Prés…
Les questions légitimes que soulève le livre de Policar ne sont d’ailleurs pas absentes de la magnifique anthologie, Les penseurs libéraux, que viennent de publier Alain Laurent et Vincent Valentin aux Editions des Belles Lettres, également à la fin de l’année dernière. Mais leur approche se veut tout autre que celle communément admise par les auteurs français qui s’intéressent à ce libéralisme qu’on pourrait qualifier d’ultaégalitaire. Dans sa magistrale introduction, Vincent Valentin s’attaque avec brio aux présupposés des auteurs modernes qui, tout emplis des écrits de Rawls, confondent le libéralisme avec une social-démocratie débarrassée de ses ultimes oripeaux marxistes…
Sans entonner une ode au libéralisme qui ne serait que l’aboutissement d’une vérité préconçue, Valentin remonte aux origines de cette pensée pour en déduire les multiples généalogies qui en découlent, en les confrontant, en les mettant en perspective et en examinant, à travers les emprunts faits aux diverses traditions, comment se sont opérés des croisements souvent originaux, et jamais aussi caricaturaux que certains le prétendent. Ce texte mérite d’être signalé dans un paysage intellectuel français qui a aperçu dans Rawls une confirmation de ce projet jamais remis en question et selon lequel la liberté n’adviendrait que transcendée dans une égalité affirmée dogmatiquement comme la réalisation effective et absolutisée des Droits de l’homme… La démonstration « valentinienne » est efficace : le libéralisme ne peut s’imaginer sans ses pendants politique ET économique ! Comment penser la liberté sans celle d’utiliser sa force de travail comme on l’entend ?
Mais encore une fois : souligner la consubstantialité de l’économique et du politique dans l’esprit même du libéralisme ne soustrait pas ce même libéralisme aux questionnements qu’appelle la réalité du monde dans lequel nous vivons, avec son « avant » et son « après » crise de 2008-2009. Le libéralisme, et c’est sa force, ne peut se penser qu’au contact du réel, ne peut se fossiliser en une vulgate comme le marxisme ou ses dérivés. Il conçoit par définition la liberté dans toute son amplitude. La liberté ne peut se réduire à une énumération de principes tirés d’un quelconque catéchisme : elle ne prend son sens que propulsée dans une réalité où les pensées les plus pures doivent reprendre le risque de sortir écornées, triturées, adaptées au gré des circonstances, des évolutions mentales ou sociétales, en somme politiques, qu’on ne peut anathémiser en fonction de ses seules humeurs.
C’est ainsi que l’anthologie de Laurent et Valentin laisse une large place à de auteurs anarchistes. Si cela paraît plus ou moins évident pour des personnages comme Spooner, cela peut paraître plus surprenant pour un Thoreau ou un Proudhon, auquel Valentin a du reste dédié en 2009 une anthologie de ses textes libéraux (Textes choisis de Pierre-Joseph Proudhon « Liberté partout et toujours », également aux Belles Lettres). Et pourtant, c’est une vision spécifique du libéralisme que ces deux penseurs proposent. Même s’ils se trouvent en porte-à- faux avec les « classiques » du libéralisme, leur apport ouvre des portes pour la compréhension globale de cette pensée et quand bien même, les auteurs sont clairs sur ce point, le libéralisme ne s’épanouit que dans sa capacité à orienter l’ « Etat libéral » vers le bien commun !
On pourrait dès lors se demander, et ce sera notre unique réserve, si un Rawls n’aurait quand même pas eu sa place dans l’ouvrage. Sans doute le fait de se prétendre libéral ne fait un libéral : mais dans l’extension de la pensée libérale qu’il suggère, il a néanmoins contribué à poser des questions aux libéraux qui parfois dérangent. Si on peut s’accorder sur le fait que sa pensée ne se révèle, en définitive, pas libérale, l’histoire a montré que le libéralisme peut parfois effleurer un certain social-démocratisme sans forcément trahir complètement les valeurs libérales dont il se réclame. Dans ce sens, Philippe Nemo et Jean Petitot, dans leur Histoire du libéralisme en Europe, parue en 2006 aux PUF, sont allés un pas plus loin et n’ont pas hésité à consacrer quelques pages à de fameux sociaux-libéraux italiens, comme Rosselli et Gioberti. Mais cette dernière remarque montre que le libéralisme ne peut se penser que dans une reconstruction perpétuelle, où toutes les questions sont acceptées avec des réponses toujours complexes et parfois inconfortables, car inaptes à se glisser dans un modèle unique et définitif !
Et vous, qu'en pensez vous ?