Début décembre, un gymnase de Lausanne, organise pour ses élèves une journée spéciale baptisée « SATW TecDay » sur le thème de la « sortie du nucléaire ». SATW est l’abréviation alémanique de l‘Académie Suisse des Sciences techniques et TecDay signifie une journée organisée sous les auspices de la SATW dans un gymnase. Le but : promouvoir auprès des élèves la compréhension technique et stimuler la curiosité face aux formations scientifiques et techniques (voir : http://www.satw.ch/tecday/index_FR). Comment et avec quelle méthode le gymnase a-t-il organisé ce débat pour ses étudiants, débat déjà si difficile pour les adultes, voire pour les experts et pour les politiciens? Pour choisir un système électrique, c’est un peu comme pour choisir un aspirateur. Il y a en gros deux méthodes : consulter un test comparatif de consommateurs ou consulter des prospectus de différentes marques et des vendeurs. En sommes l’analyse ou le boniment. Tout le monde a compris qu’un test comparatif est de loin plus sérieux qu’une pile de prospectus. Le test comparatif est l’essence même d’une démarche d’ingénieur et d’une approche scientifique. Le programme et le déroulement de cette journée TecDay ont été plus proches des prospectus et des boniments que de la présentation d’un test comparatif rigoureux. L’exercice scientifique a tourné à l’exercice politique, comme sur la scène médiatique quotidienne. Pour illustrer mon sentiment, un aperçu du déroulement de la journée et quelques anecdotes.
Le début
L’histoire commence le 29 mai 2012 par un mail m’invitant à présenter un module de 1h 30 dans le contexte d’un TecDay de la SATW présenté dans les termes suivants :
« Un TecDay est une journée de sensibilisation aux sciences techniques pour les gymnasiens dans les gymnases. Ces journées encouragent la rencontre et le dialogue entre professionnels et élèves sous la forme d’un échange interactif – atelier ou discussion par exemple. »
Le mail est signé par une collaboratrice de l’Espace des inventions de Lausanne, qui se présente comme coordinatrice pour la Suisse romande des TecDay de la SATW. Le thème pour le gymnase de Lausanne est la sortie du nucléaire.
Je suis invité comme ancien membre de la commission Energie de la SATW à participer à cette journée en proposant un module de mon choix.
Je suis très motivé. D’abord par le fait de retourner dans un gymnase: c’est le meilleur souvenir de ma scolarité, la période où nos professeurs nous ont le plus appris à penser. Ensuite le thème : un débat de société difficile et un vrai défi pour ingénieur. À quoi pouvons-nous encore servir dans ce débat très (trop ?) politisé? Mon activité professionnelle a été partagée en une 1ère étape de recherche et développement sur la sécurité des réacteurs et une 2e étape au service d’une société électrique active dans l’approvisionnement en électricité, où j’ai été responsable de prospective et de veille technologique. C’est l’occasion d’expliquer la méthode de l’ingénieur, qui montre ce que sont les réalités et laisse l’utilisateur former lui-même son opinion. L’occasion de montrer aussi l’intérêt, au moins pour l’avenir prévisible, d’additionner toutes les solutions, plutôt que de les jouer les unes contre les autres dans un climat de guerre de religion. Finalement l’occasion d’expliquer et, si possible, de donner le goût d’une approche rationnelle et de sortir du schéma habituel style Infra-Rouge, où le combat de boxe politique l’emporte sur la qualité de l’information.
Je réponds à ce mail en acceptant de présenter un module dont je fournis un résumé. Je demande également à rencontrer l’organisatrice pour en savoir plus sur le concept de la journée et le programme, et cas échéant proposer mon aide pour élaborer ce programme. Si les modules sont à choix, y-a-t-il des séances plénières pour introduire et clore la journée ? J’ai eu l’occasion de monter des conférences de 1 à 2 jours dans ce domaine et j’ai une petite expérience de l’élaboration des programmes et du choix des conférenciers. La réponse a été brève et définitive : « je n’ai pas le temps de vous recevoir, même un quart d’heure ». J’apprends quand même au téléphone qu’il y aura, en plus des divers modules parmi lesquels les gymnasiens peuvent en choisir, deux séances plénières : une d’ouverture et une de clôture. Je recommande de choisir des professionnels expérimentés dans une approche globale et systémique. Une vision partielle et sectorielle, fréquente dans le domaine de l’énergie, serait insuffisante. La coordinatrice me parle d’un professeur en énergie solaire : il est connu précisément pour son approche partielle et sectorielle. Je lui fais part de mes réserves et lui recommande, si elle ne trouve pas un généraliste, de mettre alors deux ou trois spécialistes sectoriels pour avoir au moins une ébauche de synthèse. Elle m’indique qu’elle cherche encore un ou deux journalistes scientifiques. Je lui en indique deux, réputés pour leur capacité d’informer et de vulgariser dans le respect des connaissances et des réalités scientifiques. Ils ne seront pas retenus.
Le programme
Le programme final est basé sur 22 modules de 1h30 chacun sur divers sujets liés au thème général. Ils sont présentés par des spécialistes. Une majorité de modules ne traite que de morceaux sectoriels du puzzle de l’énergie et certains de manière militante et franchement hostile au nucléaire. Peu de modules avec une approche systémique et globale. Des modules importants manquent : p.ex. une présentation par l’IFSN (Inspectorat fédéral de la sécurité des installations nucléaires) de son analyse post Fukushima de la sûreté des réacteurs nucléaires suisses : si Fukushima est bien la raison qui motive une politique de sortie du nucléaire, il serait donc important de savoir si vraiment Fukushima montre des faiblesses de la sûreté des centrales suisses. De plus la sécurité est une excellente matière pour illustrer la démarche de l’ingénieur au service de la société.
Les élèves ne peuvent suivre que deux modules à choix, un le matin et un l’après-midi. La plupart n’auront pas accès à une approche systémique et globale.
Les objectifs du doyen
La journée commence avec un café d’accueil. Je fais la connaissance du doyen qui m’explique avoir conduit l’organisation de cette journée. Je lui fais part de mon inquiétude : le programme n’offre pas une approche scientifique au sens de l’ingénieur. On est même plutôt dans la présentation de quelques prospectus, et pas dans celle d’un test comparatif. Il m’explique que ce n’est pas le but. Pour lui la décision de sortir du nucléaire est prise et il s’agit essentiellement d’expliquer comment le faire. J’essaie de préciser que la décision n’est pas encore prise. Un projet de loi est proposé qui doit obtenir l’aval du parlement, et en cas de référendum, de la population. Ce projet de loi divise la communauté scientifique, dont une fraction importante estime qu’il n’est pas réalisable sans inconvénients graves pour la population. Que par ailleurs le projet de sortie n’est pas un programme précis et chiffré, plutôt un cahier des charges avec un catalogue de contraintes et de taxes dont il est difficile d’apprécier les coûts et les effets. De plus un scénario alternatif ne peut pas être jugé pour lui-même, mais en comparaison avec le scénario de base qui comprend du nucléaire.
Séance d’ouverture
La séance plénière d’ouverture du matin ne pose pas la problématique globale de l’énergie en Suisse. Elle consiste en une conférence donnée par le professeur en énergie solaire qui donne certes des informations utiles mais qui, avec beaucoup de semi-vérités et d’omissions, délivre essentiellement le message que le solaire peut tout résoudre à un prix inférieur même à celui du nucléaire. Les coûts réels encore élevés des réalisations les plus récentes ne sont pas donnés : c’est un peu « demain on rase gratis ». Quant au stockage d’une énergie très intermittente, il est dit sommairement qu’on dispose du pompage-turbinage, sans aucun chiffre sur les limites de capacité et les coûts. Et il précise que le lobby électrique et nucléaire a tout fait pour mettre les bâtons dans les roues. Pas de questions ni de discussions lors de cet exposé.
Un module sur la sécurité nucléaire
Je présente un module sur la sécurité nucléaire. Le titre « Nucléaire : interdire où maîtriser les risques ? ». Dans ce module j’ai expliqué qu’il ne fallait jamais demander à un scientifique « si le nucléaire est bien ou mal » ou « quelle est la bonne énergie ? » Par contre il faut demander à un ingénieur quelles sont les caractéristiques mesurées (coûts, disponibilité, impact sur l’environnement, risque,…) des différentes énergies, bref demander le test comparatif. Et c’est aux décideurs politiques, les citoyens souvent dans notre démocratie directe, de porter un jugement de valeur en connaissance de cause, de dire ce qui est bon ou mauvais pour eux. Je dis aux gymnasiens : votre opinion vous appartient. Pensez librement. J’explique aussi qu’il ne faut pas interdire une technologie inconditionnellement. Ni l’accepter inconditionnellement. Mais toujours sous des conditions strictes de sécurité. Sécurité qui avec ses normes et ses contrôles doit être au cœur du débat social et politique, au lieu d’en être en permanence absente.
Séance de clôture
La discussion est ouverte et vive. Sur la scène de l’aula, une table ronde animée par une journaliste scientifique, avec le professeur du solaire de la séance d’ouverture et, en plus, un professeur en efficacité énergétique et un professeur en économie énergétique. Le ton est un peu du style « la fête à Doris Leuthard et à sa stratégie énergétique ». La journaliste et deux des professeurs sont clairement acquis au projet de Doris Leuthard. Le professeur en efficacité énergétique fait appel à la conscience des jeunes et à leur humanisme pour sortir du nucléaire. Le troisième professeur est plus nuancé, mais ne prend pas beaucoup de distances avec certaines exagérations manifestes de ses autres collègues. La journaliste conduit le débat entre les membres de la table ronde puis avec la salle. Les experts ayant présentés des modules ne sont pas invités à intervenir dans la table ronde.
Les questions qui dérangent
La journaliste fait parfois des sondages d’opinion en posant des questions aux gymnasiens qui répondent par oui ou non en levant la main. Elle pose en particulier la question : « Pensez-vous que la Stratégie 2050 de Mme Leuthard est plutôt réaliste ou plutôt utopique ? ». Résultat du vote : à peu près 50 – 50 %. Déception à peine masquée sur le plateau. Je demande à faire une remarque. « Non pas vous, c’est pour les élèves ». Je lui dis que les experts ayant présentés des modules pourraient contribuer utilement au débat. Elle me donne finalement la parole. Je fais alors remarquer qu’en posant la question de savoir si la Stratégie 2050 est utopique ou réaliste, on reste dans un schéma manichéen noir – blanc. Que la réalité est plus complexe. Pour l’ingénieur actif dans la production d’électricité, toutes les bonnes solutions doivent être additionnées plutôt que jouées les unes contre les autres. Une bonne question est par ex. de savoir si le nucléaire est un oreiller de paresse qui freine le développement des énergies renouvelables ou au contraire un tremplin qui peut aider à les développer plus facilement ? Il faut sortir du schéma nucléaire contre solaire et solaire contre nucléaire. Il faut de l’œcuménisme énergétique, plutôt que des guerres de religions. Surpris, j’entends des élèves applaudir, aussi fort que pour appuyer diverses déclarations précédentes allant dans l’autre sens. Colère manifeste du professeur en énergie solaire, qui déclare : « Il faut savoir que M. Dupont représente la Fédération romande de l’énergie, qui crache sur le solaire depuis des dizaines d’années… ». Ce qui est faux puisque de toutes les associations liées à l’énergie, c’est une des rares qui soit en faveur de toutes les énergies et contre aucune.
Puis un élève pose la question suivante : « Pourquoi la génération des adultes, qui n’a jamais réussi à sortir du nucléaire, nous demande-t-elle à nous les jeunes de le faire ? Je ne comprends pas. »
Je souhaite commenter cette dernière réflexion et demande la parole. « Non plus vous, c’est fini ! ». Je n’insiste pas, les adultes n’ont pas à régler leurs comptes devant les élèves. Survient une question sur comment fait-on le démantèlement des centrales en fin de vie. Personne ne souhaite répondre. L’animatrice me demande si je peux répondre. Je le fais, en expliquant aussi comment le démantèlement est payé à l’avance et intégré dans le coût du kWh nucléaire. J’en profite pour revenir à la question de l’élève, en relation avec le drôle de jeu entre les générations, et pour souligner que sa question va encore plus loin. Pourquoi la génération aux commandes actuellement n’interdit pas le nucléaire tout de suite et à elle-même ? Pourquoi interdire seulement dans 20 ans, donc imposer l’interdiction à la prochaine génération ? Que dire d’une génération qui s’octroie le droit de continuer à profiter des centrales actuelles, va en laisser les déchets à la prochaine génération, mais prive cette prochaine génération de la liberté de choisir elle-même de continuer ou d’arrêter? Je fais remarquer que c’est une question éthique, qui n’est jamais posée et à laquelle il est encore moins répondu.
Une partie importante de la salle applaudit de nouveau. Sur le plateau l’ambiance de fête paraît cassée.
Epilogue
Le gymnase et la SATW n’ont pas su ou pas voulu apporter aux élèves une approche scientifique du débat sur l’énergie.
Cet exercice est même un exemple clair de cette « disqualification de l’expertise » que dénonce Yves Bréchet, membre de l’académie des sciences française, comme « un risque grave pour la rationalité des décisions politiques » (Réf : http://www.asmp.fr/travaux/colloques/2011_11_28_brechet.pdf)
Le 10 décembre dernier, « Swissmem » qui représente l’industrie des machines et «scienceindustries » qui représente les industries chimiques, déclarent qu’elles « rejettent fondamentalement la Stratégie énergétique 2050» parce qu’elle menace la sécurité d’approvisionnement en électricité et la compétitivité de l’industrie d’exportation suisse (Réf. : http://www.swissmem.ch/fr/news-newsletter/single-view/news/nein-zum-vorgeschlagenen-weg-der-energiestrategie-2050.html). Ces branches participent à 73% à l’exportation de produits suisses et contribuent avec les quelque 400'000 personnes employées à raison de 14% au PIB de la Suisse. Parmi ces collaborateurs beaucoup d’ingénieurs et de scientifiques formés dans les HES et les EPF, qu’on n’a pas entendu lors de ce TecDay, malgré l’objectif annoncé de « … promouvoir auprès des élèves la compréhension technique et stimuler la curiosité face aux formations scientifiques et techniques » ?
J’ai demandé s’il y aurait un debriefing de cette journée et si les experts pouvaient y participer. Je n’ai même pas eu de réponse.
L’élément réconfortant est de constater que, malgré l’approche pratiquée et la forte pression en faveur d’un certain conformisme des idées, beaucoup d’élèves gardent leur liberté de pensée. Bravo les gymnasiens.
Excelent article, excelent commentaire de M Romain. La guerre entre raison et sentiments, sur fond de manipulation média, est un des vrais problèmes de notre société, qui peut mener à sa perte. La famille en détresse, les média majoritairement à gauche, l’enseignement en dérive, la renonciation aux valeurs morales, on transforme les citoyens en robots du politiquement correct.
Ces deux textes m’ont replonge dans mon passé d’ex-sujet d’un pays communiste, ou les “conclusions” d’un débat ou d’un procès, la différence était uniquemen formelle, étaient décidé bien avant.
Merci a tous les deux.
J’éprouve un malaise, devant l’extension des débats sur l’énergie, en présence de physiciens qu’on ne consulte que du bout des lèvres, parce qu’ils sont seuls à pouvoir répondre. Cher M. Dupont, ma réaction est de dire: vous avez bien lutté, mais maintenant vient le moment de montrer les dents ! Dans le projet de la Confédération, basé sur une décision de soi-disant sortie du nucléaire mal fondée, présenté dès le 28.9.2012, il y a déficits de méthode scientifique, grossières fautes de raisonnements et calculs lacunaires ou carrément faux. Voir le blog de 24Heures “Toutes les énergies”, lien http://entrelemanetjura.blog.24heures.ch/, qui a fourni des calculs complets dès cet été 2012.
Hé bien voilà ce que je connais depuis 35 ans dans l’enseignement genevois. Dans tous les débats auxquels j’ai participé, absoluemnt tous, la conclusion était déjà prévue et accepté comme une évidence.
Là où le débat blesse c’est que cela dépasse largement l’enseignement. Si quelqu’un, sur les ondes d’une radio ou d’une télévision, prononçait cette phrase : « Chez nous la xénophobie est un danger constant », tout le monde, y compris son interlocuteur dodelinerait d’approbation, et il ne serait ni interrompu, ni mis en demeure de s’expliquer, ni même poussé à étayer ce propos qui va de soi. Il vient d’énoncer un de ces jugements types qui ont acquis le statut de vérités moralement bonnes. En revanche s’il disait que « Chez nous la xénophobie est un problème largement exagéré », voilà que le sourcil du journaliste – où du prof – se lèverait de soupçon : pour qui roulez-vous ? N’êtes-vous pas de mèche avec les xénophobes ? Quelle mauvaise intention se cache sous vos paroles ? Expliquez-vous plus clairement !
Notre modernité tardive fonctionne sur des préjugés comme jamais l’histoire n’en a connu parce que jamais l’histoire n’a pareillement corseté les opinions dans le fer des mass médias. Notre époque est prisonnière d’un réseau serré de jugements prêts à penser qui empêchent tout simplement de réfléchir et d’argumenter. Et, qui plus est, cette époque s’est immunisée contre toute critique du seul fait que l’allégeance aux préjugés communs prend l’allure d’une libération. La modernité tardive a développé une haine du passé parce qu’elle a décrété que le passé reposait sur des vérités transmises culturellement et jamais suffisamment passées au crible de la critique individuelle. Donc la modernité se définissant par son opposition aux préjugés passés, il ne saurait exister de préjugés présents dans son propre cas ! C’est cette cécité qui l’a rendue détestable.
Pourquoi ? Hé bien, il ne s’agit plus de discuter tel ou tel jugement, de lui opposer des arguments, de faire débat, mais plutôt d’évaluer si celui qui les prononce est animé d’intentions bonnes ou mauvaises. C’est aux intentions supposées qu’on juge les paroles et les actes. Mais notre époque a divisé les intentions en deux clans : d’un côté les bonnes, entendez celles qui épousent les a priori de la modernité, on peut penser ce qu’on veut mais à condition d’être « moderne » c’est-à-dire comme il faut ; de l’autre les mauvaises, celles qui se réfèrent à autre chose qu’à l’immédiateté du monde comme il va.