Quand le mal provoque le pire

Stéphane Sieber
Stéphane Sieber
Journaliste, ancien rédacteur en chef presse écrite
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En 1973, le Chili, son président Salvador Allende en tête, était en marche vers un socialisme dur. Ce développement fut interrompu le 11 septembre par le coup d’Etat du général Augusto Pinochet et des autres chefs militaires. Tout au début, on pensa que l’armée, après une « mise en ordre » d’un pays délabré, organiserait des élections libres. Tragique illusion, il n’en fut rien. Le Chili allait subir, pendant dix-sept ans, une des dictatures les plus féroces du monde, qui n’en manquait alors pas dans le contexte implacable de la Guerre froide entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique.

Pourquoi revenir sur ces événements ? Le Chili est aujourd’hui une démocratie exemplaire. L’alternance fait partie des ressorts de la politique. La présidente actuelle, la socialiste (ou plutôt social-démocrate) Michelle Bachelet, a en effet été élue avec 62% des voix (au deuxième tour) soutenue par une coalition de centre-gauche qui détient la majorité parlementaire, avec une économie les plus solide du continent. Mais de nouvelles révélations éclairent chaque année des aspects inconnus de cette période[1], qui méritent une relecture.

Une victoire toute relative

D’abord, il faut savoir que Salvador Allende ne fut élu qu’avec une majorité relative (36.6% des voix), à la tête d’une coalition dont la fraction la plus extrémiste (gauchistes, castristes, guevaristes, communistes staliniens) allait peser de plus en plus lourd. Allende préféra donner des gages à cette fraction plutôt que de conclure une solide alliance de centre-gauche, avec un Parti démocrate-chrétien dont le candidat avait obtenu un score (27.8%) permettant la constitution d’un gouvernement stable, avec une majorité absolu. Les conservateurs réunirent le reste des voix, presque autant que l’Unité populaire (36.2%).

Certes, les élections suivantes donnèrent 43%, mais au prix d’irrégularités qui ne furent pas corrigées, contre l’avis de la Cour suprême. L’ « irrésistible élan populaire » ne fut donc jamais qu’une chimère[2] . Néanmoins, à l’encontre du principe jeffersionien selon lequel une majorité exceptionnelle est requise pour un changement en profondeur du système, Allende s’engagea immédiatement dans la mise en œuvre d’un programme qui devait transformer le Chili en pays socialiste, sur le modèle castriste.

En avant sans consultation

Une des premières mesures fut l’augmentation de moitié des salaires assortie d’un gel des prix à la consommation : la meilleure recette pour ruiner une économie, avec pénurie et inflation à la clé. Ensuite, la nationalisation des mines de cuivre (dont l’Etat détenait déjà la majorité). De larges pans de l’économie subirent le même sort, sans indemnités. Avec l’appui des Etats-Unis, les prêts internationaux se tarirent peu à peu. Une réforme agraire fut initiée, qui freina l’approvisionnement en nourritures de base, les propriétaires investissant moins, par crainte de voir leur instrument de travail confisqué.

A la fin, après l’occupation des usines et des terres par des « soviets », l’économie était délabrée. Les classes moyennes, ayant vu leur pouvoir d’achat fondre, organisèrent des manifestations (appuyées par les Etats-Unis). Les plus célèbres furent les dizaines de milliers de femmes tapant sur leurs casseroles dans la rue et la grève des camionneurs, particulièrement efficace. Le pays était polarisé et paralysé.

Le modèle cubain

Plusieurs évidences montrèrent de façon évidente qu’Allende menait le pays en direction du modèle cubain – aujourd’hui, on dirait peut-être « chaveziste » - dans un contexte de Guerre froide, expliquant, à défaut de les approuver, les interventions américaines. Les milices de gauche s’armaient massivement, les contre-pouvoirs tels que journaux et syndicats voyaient leur liberté entravée. Un projet parlait de rendre obligatoire, à l’école, l’étude du marxisme-léninisme. Particulièrement remarquable fut la visite de Fidel Castro, qui dura un mois entier et au cours duquel il parcourut le pays, s’immisçant constamment dans les affaires du pays. On signalera aussi qu’à un moment, l’ambassade de Cuba comptait davantage de personnel que le Ministère des affaires étrangère lui-même.

Final : un sanglant coup d’Etat

Cela peut paraître très étonnant, mais le fait est maintenant acquis : la CIA et par conséquent le président américain Richard Nixon, ne furent ni les architectes du coup d’Etat. Ils ne furent même pas informés, même s’ils furent ravis au début. Le 11 septembre 1973, l’armée se rendit maîtresse du pays en quelques heures. Allende trouva la mort, dans des circonstances restée peu précises, alors qu’il était resté seul dans le bâtiment de la présidence le « Palacio de la Moneda ». A noter que plus tard, avec Jimmy Carter,  la CIA se vit couper les ailes en raison de ses activités secrètes qui avaient tout de même contribué à préparer le terrain.

Au chaos succéda alors un régime d’une cruauté extrême, traduite par les chiffres : l’assassinat (ou la « disparition ») de milliers de personnes en raison de leurs opinions politiques dès la prise du pouvoir, l’emprisonnement associé à la torture touchant 40'000 personnes,  et au moins 200'000 personnes sur le chemin de l’exil.

Rien ne justifie, et tout condamne la terrible dictature du général Pinochet. Et tout plaide en faveur de la démocratie, qui fut aussi, on l’a vu, progressivement et constamment rognée au cours des quatre ans que dura le gouvernement de l’Union populaire. Au demeurant, sa chute donna lieu à des manifestions de solidarité surtout orchestrée par l’URSS et ses satellites, notamment l’Allemagne de l’Est (DDR).

L’histoire passe-partout, encore dominante aujourd’hui[3] ne veut voir dans le pouvoir d’Allende qu’un modèle de démocratie innocente. Mais l’histoire doit tenir compte de tous les éléments qui ont déterminé la politique de cette époque. Peut-être sera-t-elle encore précisée dans les années à venir.

Stéphane Sieber, 27 ocotbre 2014

 

 

[1] A lire : « What Really Happened in Chile », de Jack Devine, parution dans l’édition de juillet-août 2014 du bimestriel « Foreign Affairs ». Aujourd’hui à la retraite, Jack Devine a eu une longue carrière de cadre au sein de la CIA, de 1967 à 1999. Il était en poste à Santiago lors du putsch du 11 septembre. C’est un expert dont les articles sont  considérés comme  crédibles par des journaux aussi prestigieux que « The Washington Post ».

[2] Par exemple, « Les dossiers de la guerre froide, La chute du mur – 1969-2009 », de Mathilde Aycard et Pierre Vallaud, Acropole 2009.

 

[3] Mais elle fut dénoncée dès 1976 par Jean-François Revel, (« La tentation totalitaire », Edition Robert Laffont), lequel sera en butte à l’hostilité de l’intelligentsia largement marxiste à l’époque.

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