L’extrême droite a été excommuniée des médias traditionnels à la fin des années 1990. La jeune génération de cette mouvance politique s’est réfugiée sur internet.
Quinze milliards de dollars de fortune, ce n’est pas encore assez pour vous placer au sommet du classement annuel de Forbes, mais c’est suffisant pour figurer au panthéon des seigneurs de la Silicon Valley. Et vous permettre de publier un brûlot contre l’establishment sur le site du journal de référence des magnats de la tech, des chefs d’entreprise et tout ce que les États-Unis comptent de décideurs publics. Ainsi, le 10 janvier dans le Financial Times, Peter Thiel, cofondateur de PayPal, le système de paiement en ligne, et investisseur dans Facebook aux débuts du réseau social, annonce la venue de temps nouveaux avec le retour de Trump à la Maisonblanche. Une ère de vérité et d’« apocalypse ».
Internet est en passe de « gagner la guerre, les institutions de l’ancien régime s’effondrent », écrit Thiel dans sa tribune, traduite en français et commentée par la revue Le Grand Continent. Pour ce proche de Musk, soutien de Trump, la toile aurait réussi à tuer le vieux monde, « les organisations médiatiques, bureaucraties, universités et ONG financées par l’état », qu’il juge dégoulinant de progressisme et qui délimiterait le périmètre de la conversation publique depuis trop d’années.
Car aux États-Unis, comme partout en Occident, la droite est en première position sur la toile. Aucune raison que la France y échappe. Trois livres publiés par des auteurs que l’on peut difficilement soupçonner d’accointances avec les idées conservatrices soutiennent cette sentence : La Fachosphère : comment l’extrême droite remporte la bataille (Flammarion, 2016), des journalistes David Doucet et Antoine Albertini ; Pop fascisme : comment l’extrême droite a gagné la bataille culturelle sur internet (Divergences, 2024) écrit Pierre Plottu et Maxime Macé de Libération, tout récemment Pourquoi l’extrême droite domine la toile (L’aube, 2025) un essai signé Achraf Ben Brahim, consultant dans le secteur du numérique.
Cette domination se traduit moins par le nombre d’abonnés des partis politiques traditionnels sur les réseaux sociaux ou le nombre de vues et de j'aime sur les plateformes de vidéo type YouTube que par l’existence d’un écosystème puissant qui nourrit ou pourrit, le débat public, c’est selon. Citons pêle-mêle : le 18-25 ans de jeuxvideo.com, une sorte de 4chan francophone, ce forum en ligne américain prisé de Musk où la « culture du LOL » est plus souvent utilisée pour promouvoir des théories masculinistes et manifester un rejet de l’immigration que se gargariser devant la dernière sortie médiatique de la démocrate Alexandra Ocasio-Cortez. Ou la revue de presse identitaire Fdesouche (8 millions de pages vues par mois, plus de 500 000 abonnés au total sur Facebook et X), le succès de Jordan Bardella sur Tiktok (2,1 millions d’abonnés) et d’influenceurs identitaires type Damien Rieu, Julien Rochedy ou Papacito, les médias alternatifs comme Frontières et une myriade d’anonymes qui partagent chaque jour des mèmes, pour normaliser, par l’humour, leurs idées et toucher un public large, sans filtre entre l’émetteur et le récepteur. Le médium internet a cette force-là : la désintermédiation.
Ces images détournées franchissent parfois le mur de ce pan du web où l’humour potache et la provocation sont les seules règles qui vaillent. L’exemple de « Nicolas, 30 ans » est criant. Ce montage à visée humoristique, sous forme de schéma, met en scène un jeune trentenaire qui se prend les mains dans la tête, désemparé, en constatant que son salaire va tout droit dans les poches de Bernard et Chantal, 70 ans, et de Karim, un jeune Maghrébin de 25 ans. Selon le schéma, les premiers utiliseraient ensuite cette somme pour des vacances en croisière, quand le second, Karim, transférerait l’argent dans son pays d’origine. Le mème vise à dénoncer le « contrat social » à la française qui profiterait à la génération des baby-boomeurs, aux immigrés et aux descendants d’immigrés, au détriment des jeunes actifs. L’image s’est diffusée partout et le message a été traduit en anglais par quelques trublions du web et remodelé pour coller avec le modèle britannique. Bingo. Le montage fait le tour de l’internet d’outre-Manche et The Spectator, le plus ancien magazine en langue anglaise publié sans interruption a consacré en novembre 2024 un article à ce phénomène dont le berceau est l’« internet d’en bas ».
Donner la parole à cet internet des « sans dents », pour reprendre la formule polémique attribuée par Valérie Trierweiler à François Hollande, qui sont en ligne, des « sans visage » et « sans nom », c’était aussi l’objectif du collectif Anonymous. Cette nébuleuse contestataire de pirates anarchistes masqués, que l’on peut difficilement classer politiquement, se battait pour la libre circulation de l’information sur les réseaux. Enfant du forum 4chan, le mouvement qui n’en est pas vraiment un s’est fait un nom lors des révoltes de 2011 : des pays arabes qui se soulevaient jusqu’à Wall Street occupé. À ce moment-là, pléthore de mouvements citoyens, plutôt orientés à gauche, font la promotion du « web libre » comme ils ont milité pour le développement des radios pirates dès les années 1970. En Espagne, les indignés occupent la Puerta del Sol, la place centrale de Madrid, contre la crise financière, le bipartisme en Espagne et pour le développement d’un internet sans censure.
Assiste-t-on au retour de balancier du web libre ? La gauche est-elle tombée dans le piège de l’utopie numérique, comme l’affirme l’historien américain Fred Turner, ex-enseignant au MIT ou à Harvard ? Elle a, a minima, découvert que les gens n’avaient pas que des revendications estampillées « de gauche » à faire valoir. Au téléphone, Samuel Lafont, responsable de la stratégie numérique et des levées de fonds chez Reconquête, martèle que la force de la droite serait son rapport avec la vérité. « Leréel », comme il l’appelle. « On ne peut pas changer le réel. Quand la gauche communique sur ce qu’elle aimerait que le réel soit, mais que cela ne renvoie à rien de concret, cela ne fonctionne pas », ajoute le communicant.
Si costaud que ça, la droite dure ? « Expérimentée », répond Fabrice Epelboin, spécialiste du numérique et des réseaux sociaux. Dans les années 1990 jusqu’aux années 2010, la gauche chic rayonne de tout son pouvoir d'influence, elle a son rond de serviette sur les plateaux de télévision et à la radio. Stéphane Guillon fait de l’ex-ministre UMP de Nicolas Sarkozy, Nadine Morano, sa tête de Turc, le « Grand Journal » de Canal+ et les « Guignols de l’info » sont des institutions du petit écran, bien que subsistent quelques îlots avec de vrais débats contradictoires : l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couchés » et celle de Frédéric Taddeï « Ce soir ou jamais ».
« L’extrême droite a été excommuniée des médias traditionnels à la fin des années 1990, la jeune génération de cette mouvance politique s’est réfugiée sur internet ». Ainsi serait née une « contreculture » de droite, dixit Epelboin, qui a acquis et développé au fil du temps les codes de cet univers foutraque qu’est internet.
Le boycottage des thèses conservatrices, à l’époque pas si lointaine où les petits génies de la tech en sweat à capuche n’avaient d’yeux que pour les démocrates, a également pu jouer un rôle majeur.
« La créativité naît de la contrainte », tente d’expliquer un internaute tendance libéral conservateur. Pour lui, « la modération était si zélée sur les réseaux sociaux que faire passer un message “de droite” directement au grand public était pratiquement impossible ». Cette contrainte a permis l’émergence de nouveaux moyens d’expressions créatifs pour contourner la censure.
« La gauche, n’ayant pas été soumise à cette pression évolutionniste, son humour ayant droit de cité dans les médias traditionnels, a fourni peu d’efforts », ajoute-t-il. Et en pratiquant l’excommunication, en jouant à la police des archives avec ceux de son camp, n’a pas arrangé son cas. Les membres de la Ligue du LOL, un groupe Facebook privé créé en 2010, cloués au pilori pour des blagues de mauvais goût, s’en souviennent.
Ce n’est pas près de s’arranger, à en croire Valerio Motta, spécialiste de communication numérique, ex-directeur de la communication du Parti socialiste : « La culture du LOL n’est plus à gauche, car la gauche n’est pas assez structurée et sereine pour en faire une force majeure. » Pas assez sereine ou ennuyeuse comme la pluie, en se fixant sans cesse des règles et des lignes rouges à ne pas franchir ? « Les gauchistes sont des petits gardiens barbants, ils marchent sur des œufs en permanence pour faire de l’humour », assure un utilisateur de X qui totalise plusieurs milliers d’abonnés. Sur le réseau social de Musk en tout cas, le vent de légèreté souffle, semble-t-il, de tribord. Connaissezvous « humour de droite » ? Ce compte humoristique régnait en maître sur le Twitter des années Sarkozy avec ses saillies sur les personnalités de premier plan de l’époque, les Jeanfrançois Copé et autres Brice Hortefeux. Aujourd’hui, les publications du compte atteignent péniblement une cinquantaine de likes malgré 300 000 abonnés. Comme si, à droite, le buzz passait aujourd’hui par l’humour tandis qu’à gauche, la viralité se faisait via l’angoisse : de la fin du monde à cause du réchauffement climatique ou de la fin d’un monde en raison d’une menace fasciste rampante. Le livre Résister, une sorte de petit guide pour lutter contre l’« extrême droite aux portes du pouvoir » de Salomé Saqué, la journaliste et intellectuelle organique de la gauche urbaine, aux 400 000 abonnés sur Instagram, figure en bonne place dans le classement des essais les plus vendus.
Au lendemain de la victoire de Donald Trump aux États-Unis, les conservateurs américains ont inondé X du slogan « we are so back » (« nous sommes tellement de retour »). Comprenez : le temps de la marginalisation des idées de droite est révolue. L’ère des grandes révolutions progressistes des années 2010, bâties plus sur des forums de discussion, dans des podcasts et au fil des tweets plus que sur des barricades (Black Lives Matter, #Metoo, etc.), enterrée. Chez nous, force est de constater que la donne a changé. Car a émergé, en France comme aux États-Unis, un système médiatico-politique autrement plus favorable à la droite symbolisé par le rachat du groupe Canal+ et la montée en puissance de Cnews qui fournit un contenu vidéo quotidien au public en quête de joutes verbales contre les « gauchistes » ou le rachat de Twitter par Musk pour le transformer en X, dont les algorithmes favorisent les personnalités et les thèses conservatrices. Une enquête menée par le Wall Street Journal vient de démontrer que le système de recommandation de X favorisait aussi les messages de tous les internautes pro-Trump, au détriment des publications pro-Harris. Au grand dam de la gauche. « Sur X, les personnalités politiques ne sont pas à égalité sur la ligne de départ », déplore Valerio Motta. Fabrice Epelboin nuance. « Le panorama d’un espace numérique acquis à la droite est à nuancer. Beaucoup de néomédias, comme Konbini ou Brut, restent à gauche sans parler de Mediapart, qui a été précurseur. » On peut aussi citer le succès des vidéos de l’écrivain François Bégaudeau sur YouTube, qui totalisent régulièrement plus de 100 000 vues ou celui de l’émission « Backseat »[oui, oui en France...], présentée par Jean Massiet (250 000 abonnés), diffusée chaque jeudi sur les plateformes Twitch et YouTube, devenue le rendez-vous incontournable des têtes d’affiche du Nouveau Front populaire.
Sur la toile, la droite a en partie gagné la bataille en surfant sur une supposée hégémonie de la gauche dans les médias traditionnels. Dans un monde où les cartes sont rebattues, peut-elle gagner la guerre d’internet ?
« L’extrême droite a été excommuniée des médias traditionnels à la fin des années 1990, la jeune génération de cette mouvance politique s’est réfugiée sur internet » Fabrice Epelboin spécialiste du numérique et des réseaux sociaux
Source : Le Figaro
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