Alexandre del Valle : Le « jihadisme politique » de Joulani sera-t-il pire pour l’Europe que la dictature d’Assad ?

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Mohamed Abou Al-Joulani, en réalité Ahmed Hussein al-Sharaa, que l’on a présenté comme un pragmatique, et qui vient de proclamer la Charià en Syrie, au nom de sa coalition jihadiste-salafiste, le Hay’at Tahrir al Sham (HTS), a célébré la « défaite de l’Iran » et la « victoire de la Oumma islamique » lors de la prise de Damas, dans la mosquée des Omeyyades, lieu ultra symbolique des jihadistes car siège du premier Califat « Rachid ».

Son programme chariatique, qui va s’intensifier avec son cortège de justice expéditive, est calibré pour attirer des islamistes de tous bords, de Daech aux Frères musulmans, en passant par des néo-ottomanistes et des al-qaïdistes, tout en « rassurant » certaines capitales. Car Joulani est un jihadiste atypique, pragmatique, qui veut réaliser la synthèse entre jihadisme et islam politique. Il est vrai que son parcours, fait de taqiya et d’adaptations permanentes – sans jamais renier Ben Laden – le prédestinait à réaliser la synthèse – initiée par les Talibans après le retrait américain en 2020 – entre le terrorisme et islamisme de gouvernement. Son parcours fait de changements continus explique en partie sa synthèse originale.

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Issu d’une famille syrienne bourgeoise, Joulani est né et a passé ses premières années en Arabie saoudite. Bien qu’ayant vécu ensuite dans les beaux quartiers de Damas, sa famille est en partie originaire du Golan (Jolaan, en arabe, d’où son nom), occupé par Israël. Il a d’ailleurs déclaré s’être radicalisé à 17 ans, lors de la deuxième intifada dite Al-Aqsa (2000), ce qui montre qu’il est loin d’être un « pro-israélien », comme certains complotistes voyant partout la main d’Israël l’ont laissé entendre.

Le nom même de son HTS, l’Organisation de la Libération du Cham, implique à terme, l’éradication d’Israël par le jihad. Mais chaque chose en son temps : le salafiste sait que la patience (« saber ») est la clef de la réussite, lui qui a repris la Syrie après 8 ans d’échec de la rébellion jihadiste qui a attendu son heure dans la poche d’Idlib. Admirateur de Ben Laden et du créateur d’Al-Qaïda, le palestinien Abdullah Azzam, Joulani entre dans le jihadisme en 2003, avec la seconde guerre anglo-américaine en Irak. Arrêté en 2005, il côtoie l’état-major de Daech dans la prison américaine d’Irak, Camp Bucca. Libéré en 2011, il est envoyé par Abou Bakr al-Baghdadi en Syrie lors du printemps arabe.

Le chef de l’État islamique d’Irak le charge de créer la branche syrienne secrète de Daech. Mais déjà adepte des revirements, Joulani lui désobéit et crée la branche syrienne d’Al-Qaïda, al-Nostra, ancêtre de HTS, qui refuse de fusionner avec Daech, laquelle devient son ennemi-rival.

Idlib et les jihadistes français

Et entre 2017 et 2019, déjà motivé par une prise du pouvoir future, il opère la mue de son groupe, AL-Nostra, qui change de nom et se sépare à l’amiable avec Al-Qaïda et son chef Al-Zawahiri, pour devenir le HTS, un groupe qui va prendre le contrôle total de la poche d’Idlib. Joulani met en œuvre un premier « jihadisme de gestion », plus efficace que celui de l’EI, moins oppressif pour les minorités, parrainé par le Qatar, lequel veut le respectabiliser et le mettre à la tête de la Syrie le moment venu. Mais le HTS n’éliminera pas les jihadistes francophones qui y sévissent toujours, ni d’autres groupes étrangers adeptes du jihad global qu’il canalisera.

Entre 2013 et 2016, 1500 djihadistes français se sont rendus en Syrie pour rejoindre la lutte contre le régime « mécréant » de Bachar al-Assad, issu de la secte alaouite honnie par les sunnites et a fortiori les jihadistes. Le 10 décembre, le procureur antiterroriste Olivier Christen recensait parmi ces jihadistes français, « 390 revenants en France, 500 décédés, cent à Idlib (nord-ouest de la Syrie), 150 détenus ou retenus dans le nord-est syrien et en Irak, et 300 disparus ».

D’après lui, « il y a deux types de jihadistes français en Syrie : ceux dans le nord-Est, retenus ou détenus dans les camps et prisons des Kurdes », « et ceux dans le nord-ouest, dans la poche d’Idlib » où sévissent « une grosse centaine de Français ». Une dizaine de ceux-ci ont participé, le 8 décembre, à la chute de l’Etat baathiste. D’autres ont été cités dans le procès de l’assassinat de Samuel Paty. Son bourreau, Abdoullah Anzorov, fils de réfugiés Tchétchènes, était en contact avec des jihadistes d’Idlib.

Le 4 novembre et 10 décembre derniers, les juges ont rappelé l’influence du HTS sur Anzorov. L’un de ses complices repentis, Ismael Gamaev, a révélé qu’il « participait activement »  à un groupe Snapchat crypté avec les jihadistes francophones d’Idlib. Anzorov disait que « c’était un bon groupe qui allait aider, qu’ils appliquaient la charià et qu’ils se battaient contre Bachar ! » Gamaev a également affirmé qu’avant de tuer Samuel Paty, Anzorov a échangé avec un « un pseudo-journaliste » du nom Faruq Shami, alias Farrukh Fayzimatov, un Tadjik du HTS qui avait lancé en septembre 2020 un appel en ligne à la communauté tchétchène en France invitant à « réagir » contre la republication des caricatures de  Charlie Hebdo Après l’égorgement de Paty, Anzorov a envoyé ce message à Shami: « J’ai décapité le prof », preuve pour certains que l’acte a été perpétré sur « commande. »

Ces jihadistes francophones de Syrie sont certes suivis par nos services. Mais 300 ont disparu des radars…

Les djihadistes français d’Idlib ont dû faire allégeance à Joulani et au HTS. On peut citer le groupe d’Omar Diaby, alias Omar Omsen, braqueur niçois franco-sénégalais venu faire le jihad en Syrie en 2013 aux côtés d’Al-Nosra, la branche d’Al-Qaïda en Syrie. Omsen est le propagandiste d’Al-Qaïda qui a recruté le plus de francophones en Syrie.

Les cinquante personnes qu’il commande à Idlib combattent sous la bannière de Joulani depuis qu’Omsen a été libéré par le HTS après un « recadrage ». Fort de son canal d’embrigadement « HH19 », Omsen a appelé récemment à tuer des « blasphémateurs » en France. Bien que Joulani ait proscrit le jihad global, Omsen explique qu’il s’agit ici d’un « jihad punitif » contre « les blasphémateurs ».

Ces jihadistes francophones de Syrie sont certes suivis par nos services. Mais 300 ont disparu des radars. Comme Omar Diaby, qui avait été donné pour mort avant de réapparaître dans un documentaire, nombre d’entre eux pourraient refaire surface par des actes jihadistes en Europe via des réseaux clandestins. Le fait que des prisonniers jihadistes français aient été libérés des geôles syriennes par le HTS inquiète.

Ils sont bien plus nombreux qu’on ne le croit. Comme lors de la chute de Saddam Hussein en 2003 et de Kadhafi en 2011, l’enthousiasme de régime change de l’Occident va vite laisser la place à l’inquiétude sécuritaire, pour ne pas dire le casse-tête du « jihadisme politique », phénomène qui doit beaucoup à la géopolitique de l’Occident et/ou à ses alliés turcs ou qataris.

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