Boualem Sansal est un auteur connu à la fois pour son talent et pour son remarquable courage, lui qui a fait le choix de rester dans son pays, où il est pourtant censuré, menacé, et régulièrement insulté.
À travers cette fiction, qui avait fait beaucoup parler d’elle en 2015 à sa sortie, et pour laquelle il reçut le Grand prix du roman de l’Académie française, il dénonçait les dérives du radicalisme religieux et la menace que celui-ci représente pour les démocraties. Avec un titre en forme de clin d’œil à l’œuvre et l’esprit du très célèbre roman de George Orwell auquel on pense naturellement aussitôt.
Un monde sans passé
La référence à 1984 est présente à deux ou trois reprises dans le livre. Comme une date mystérieuse, aux contours inconnus…
Il faut dire que nous sommes plongés dans un monde totalitaire qui n’a pas grand-chose à envier à l’univers orwellien. Pratiquement nulle trace du passé, aucune référence historique, pas plus que géographique, d’ailleurs : un monde aux contours flous, entièrement centré sur la religion et le respect de la parole sacrée de Yöla et de son prophète Abi, à laquelle il est plus que conseillé de se conformer si on ne veut pas mal finir.
Ce monde ou ce territoire mystérieux, l’Abistan, est un monde qui pourrait ressembler un jour au nôtre – qui sait – si le langage continue de perdre de sa richesse, que le wokisme continue de gagner du terrain, et que l’on rogne chaque jour davantage sur les libertés, notamment d’expression.
Car il s’agit d’un monde sans passé, le nôtre dans un futur relativement éloigné, mais où le langage est devenu très pauvre et particulièrement dépouillé, par choix politiques et volonté de contrôler le peuple, devenu de fait très obéissant. Le mot « Liberté » est lui-même inconnu, ou du moins sans signification précise pour peu qu’on l’entende. Pour cause…
… Il avait acquis la conscience de son état, la liberté était là, dans la perception que nous ne sommes pas libres mais que nous possédons le pouvoir de nous battre jusqu’à la mort pour l’être. Il lui paraissait évident que la vraie victoire est dans les combats perdus d’avance mais menés jusqu’au bout. En vertu de cela, il comprit que la mort qui le frapperait serait sienne et non celle de l’Appareil, elle découlerait de sa volonté, de sa révolte intérieure, elle ne serait jamais la sanction d’une déviation, d’un manquement aux lois du Système. L’Appareil peut le détruire, l’effacer, il pourrait le retourner, le reprogrammer et lui faire adorer la soumission jusqu’à la folie, il ne pourra lui enlever ce qu’il ne connaît pas, n’a jamais vu, jamais eu, n’a jamais reçu ni donné, que pourtant il hait par-dessus tout et traque sans fin : la liberté.
Un monde absurde
Le personnage principal, Ati, est comme sorti d’un état de torpeur prolongée lié à sa vie passée, celle que connaît l’ensemble de la communauté. Mais aussi de la maladie, car il sort d’un long séjour en sanatorium. Il commence alors à s’interroger, à tenter de comprendre ce monde absurde aux contours si obscurs et mystérieux. Il se distingue ainsi du commun des mortels, comme cela finit toujours forcément par arriver à quelques-uns dans ce genre de situation. Il y a toujours quelques individus qui en arrivent à se poser des questions, à se demander si le monde a toujours fonctionné ainsi, et s’il est normal qu’il fonctionne ainsi. Une sorte de réveil douloureux, de sortie progressive de l’état d’engourdissement ou d’anesthésie dans lequel on se trouvait. Sans trop oser au début rompre les codes, remettre fondamentalement en cause le système. Juste le désir de comprendre, quelles que soient les menaces auxquelles cela expose…
Le style du roman est très particulier, un peu écrit à la manière d’une sorte de prophétie. C’est à la fois très beau, surprenant, décontenançant, et pas toujours si agréable à la longue. Cela crée comme une sorte de malaise, qui participe aussi à la grandeur de l’œuvre. Cela permet de mieux ressentir cette fameuse torpeur, cette sortie de l’engourdissement, cette forme de fatalité attachée à cet univers totalitaire parfaitement oppressant. Mais cela rend par moments la lecture un peu difficile, même s’il convient bien sûr de s’accrocher jusqu’au bout si l’on veut apprécier la profondeur du roman.
L’appauvrissement du langage comme source d’atrophie de la pensée
On y trouve notamment de belles pages sur la liberté, comme dans le passage cité plus haut, mais aussi sur le combat intérieur entre le choix de la soumission et la tentation de la révolte, sur le courage de remettre en cause les croyances communément partagées issues du conditionnement collectif.
On y retrouve aussi tous les ingrédients habituels des sociétés totalitaires, à l’instar de celles qu’a connues le XXe siècle, comme par exemple les dénonciations, auxquelles chaque citoyen de ce monde est formé dès le plus jeune âge.
Chacun par son chemin était arrivé à l’idée que l’abilang n’était pas une langue de communication comme les autres puisque les mots qui connectaient les gens passaient par le module de la religion, qui les vidait de leur sens intrinsèque et les chargeait d’un message inifiment bouleversant, la parole de Yölah […] Ati et Koa croyaient à ceci, qu’en transmettant la religion à l’homme la langue sacrée le changeait fondamentalement, pas seulement dans ses idées, ses goûts et ses petites habitudes mais dans son corps entier, son regard et sa façon de respirer, afin que l’humain qui était en lui disparaisse et que le croyant né de sa ruine se fonde corps et âme dans la nouvelle communauté.
Car c’est la force des totalitarismes que de s’attaquer insidieusement, d’abord au langage, permettant d’atrophier la pensée, puis à l’Histoire, puis à la liberté d’expression, en annihilant toute volonté, après avoir tué la connaissance, l’imagination, et toute forme de résistance consciente à la conformité ambiante et à la crédulité collective.
C’est la force du mouvement infinitésimal, rien ne lui résiste, on ne se rend compte de rien pendant que, vaguelette après vaguelette, angstrïom après angström, il déplace les continents sous nos pieds, et dans les profondeurs dessine des perspectives fantastiques. C’est en observant ces phénomènes dépassant l’entendement qu’Ati eut la révélation que la langue sacrée était de nature électrochimique, avec sans doute une composante nucléaire. Elle ne parlait pas à l’esprit, elle le désintégrait, et de ce qu’il restait (un précipité visqeux) elle faisait de bons croyants amorphes ou d’absurdes homoncules.
Un monde sans livres et sans culture
Un monde aussi où les « bons citoyens » passifs et obéissants ignorent même jusqu’à l’existence des livres… Ce qui ne permet que mieux de faire disparaître opportunément toute trace du passé, des traditions, de la réflexion, de tout ce qui avait été bâti progressivement, siècle après siècle, pour ne laisser place qu’au monde statique et immuable régi par la loi et par la religion.
Un roman de style prophétique, mais pure invention de son auteur et sans quelconque allusion à une quelconque réalité d’hier ou de demain, comme Boualem Sansal l’écrit lui-même dans son avertissement en préambule :
Ce monde […] n’a réellement aucune raison d’exister dans le futur. Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous contrôle.
— Boualem Sansal, 2084 : La fin du monde, Gallimard, août 2015, 288 pages.
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Extrait de: Source et auteur
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