Selon l’essayiste québécois, les néoféministes ne cherchent pas simplement à bannir le sexisme. Elles rêvent de proscrire la sexualité, voire d’abolir la différence des sexes. C’est aussi ça, Le Totalitarisme sans le goulag.
Causeur. Le titre de votre livre appelle une question évidente : le totalitarisme sans le goulag, c’est mieux qu’avec, non ?
Mathieu Bock-Coté. Naturellement, cela va de soi, mais c’est du totalitarisme quand même, pour peu qu’on comprenne que ce dernier est inscrit dans la matrice de la modernité et en représente une tentation insurmontable. La modernité génère la tentation totalitaire et la tentation totalitaire génère l’esprit de procès. Nous pensions le totalitarisme intrinsèquement dépendant des techniques de domination monstrueuse propres au XXe siècle. Aujourd’hui, il n’a pas besoin de tuer, il lui suffit d’imposer comme un Bien ultime la transparence sociale intégrale, qui légitime le contrôle des pensées, des arrière-pensées, des discours, des comportements au quotidien, en plus de transformer la société en camp de rééducation à ciel ouvert. Cela donne une conception standardisée, interchangeable, ennuyeuse de l’existence.
En vous lisant, j’ai été frappée par les similitudes entre le régime diversitaire et l’un de ses alliés, qu’on peut appeler le « régime féminitaire », ainsi que par les similitudes entre eux et leur ancêtre soviétique. Mais vous traitez plus longuement le militantisme trans…
Ce qui m’intéresse, ce sont les zones de friction, où l’idéologie dominante se révèle dans sa radicalité violente. Le néoféminisme est omniprésent, avec le soupçon généralisé jeté sur le désir entre les sexes – et je l’aborde dans mon livre. Toutefois, là où le régime veut nous forcer à franchir les barrières de la logique, c’est sur la question du genre. Nous obliger à dire qu’un homme peut être enceint revient, comme le disait Orwell, à nous imposer de croire que « deux plus deux égale cinq ».
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En tout cas, ces luttes convergent dans la haine du même ennemi : l’extrême droite, incarnée par l’homme blanc.
Dans mon précédent livre, La Révolution racialiste, je citais Pauline Harmange, auteur de Moi les hommes, je les déteste, pour qui la détestation des hommes est une condition essentielle de l’émancipation. En effet, l’immigrationnisme et le néoféminisme maudissent la même figure : l’homme blanc de plus de 50 ans qui ne cherche pas à devenir un allié. D’ailleurs, même le repenti/converti qui veut devenir l’allié des minorités – c’est un titre à part entière – est à jamais marqué par une tache indélébile, sa couleur de peau et son sexe biologique. Et le couperet peut s’abattre sur des hommes de gauche. Je n’ai pas une sympathie exagérée pour Julien Bayou, mais il a été la proie d’un comité de la terreur militante…
D’un club d’ex qui se montaient le bourrichon.
On oublie, dans ces affaires, que l’être humain est fondamentalement vengeur, mesquin, capable du pire. La présomption d’innocence est au contraire fondée sur une connaissance intime du cœur humain. Si les militants veulent la faire tomber, c’est parce qu’elle est le dernier pilier libéral de notre système juridique auquel ils veulent substituer quelque chose ressemblant terriblement à la justice révolutionnaire. À la limite, ils admettent la présomption d’innocence devant les tribunaux, mais cela ne vaut pas pour la société. Voyez l’enthousiasme qu’ils mettent à faire tomber des têtes, surtout quand il s’agit de gloires déclinantes.
L’étendard des femmes masque évidemment une haine du désir masculin – pas seulement hétérosexuel d’ailleurs.
Sur le plan symbolique, le désir masculin hétérosexuel est tout de même spécifiquement ciblé, frappé d’illégitimité constitutive. La logique coloniale est appliquée aux rapports entre hommes et femmes. Les femmes doivent se décoloniser. Le désir est l’amorce du viol. Je me souviens d’un article dans Libé où une jeune fille célébrait la sexualité sans pénétration, ce que son copain disait respecter, et qui s’en faisait même une fierté. Ils appelaient ça, si je me souviens bien, une sexualité n’étant plus phallocentrée. Je leur souhaite bien de la joie.
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Des Blancs qui font repentance restent assez rares chez nous où la vision raciale du monde peine à s’implanter. En revanche, les hommes qui clament leur adoration pour Metoo sont légion.
Parce que c’est une condition de survie en société. De plus, chacun se demande s’il n’a pas un vague crime sur la conscience dans une société qui a inventé le retrait de consentement a posteriori. Le périmètre de la liberté d’expression se réfracte. Dans l’espace public qui est le nôtre, un homme peut à la limite dénoncer les dérives de Metoo, mais seules les femmes peuvent en critiquer le principe. Ce mouvement nous oblige à dire ce qui va de soi, alors je le dirai aussi : je condamne, comme tous les êtres civilisés du monde, les agressions, le non-respect du consentement. Et ainsi de suite.
Mais vous savez qu’il ne s’agit pas de ça ! Diriez-vous que Metoo est un bloc ?
Dès l’origine, le cri de ralliement de Metoo a été « on vous croit », qui abolit les règles élémentaires de la société libérale. Dans la foulée, on a confondu dans le même opprobre le dragueur lourd, aussi peu recommandable soit-il, et Weinstein. Enfin, d’un point de vue anthropologique et philosophique, ce mouvement veut en finir avec la part sombre et inavouable du désir et de l’amour. Les nouveaux chiens de garde rêvent d’une humanité programmable, délivrée des passions. En effet, les passions sont dangereuses. Et excitantes. J’ajoute que je ne suis toujours pas parvenu à comprendre le concept d’emprise. Je le croyais indissociable de l’amour. Mais dans un monde qui rêve de rapports transparents, aseptisés et hygiéniques entre les sexes, ce n’est plus le cas.
Dans votre précédent livre, vous considériez qu’avec l’affaire George Floyd, le régime diversitaire connaissait son « moment 1793 ». La guillotine féministe n’est pas en reste.
Et elle n’est pas sans efficacité. La figure inaugurale des guillotinés, le « porc zéro », c’est Éric Brion. Il a évidemment été grossier et ses remarques à Sandra Muller étaient plus que déplacées. Cela dit, il a été rayé de la société pour cela – pour grossièreté. À ceux qui disent qu’il n’y a pas de révolution sans victimes collatérales, je réponds qu’il n’est pas anecdotique que dès l’origine de cette révolution, on trouve une confusion entre la grossièreté et l’agression.
Aujourd’hui, vous pouvez être excommunié pour une pétition. Raison pour laquelle les signataires de la tribune Depardieu se sont débinés en bande organisée.
Quand Emmanuel Macron a pris la défense de Depardieu, le récit public a tangué. D’autant qu’avec raison, ils furent nombreux, car c’était là l’essentiel, à se porter à la défense de la filmographie de Depardieu, contre ceux qui rêvaient de l’effacer de la grande histoire du cinéma. Pour ce qui est des signataires de la tribune à laquelle vous faites référence, ils ont oublié que la morale d’hier, leur morale, n’avait plus cours. C’est le drame de beaucoup d’hommes de gauche. S’ils restent fidèles à leurs valeurs les plus essentielles, ils sont expulsés de la gauche – la gauche est une purge permanente. Alors pour demeurer à gauche, beaucoup adoptent la nouvelle religion avec un fanatisme redoublé. Après un « dérapage » raciste ou sexiste, le rituel de réintroduction dans la cité exige que le repenti soit plus virulent que ses dénonciateurs. En Amérique du Nord, c’est un classique. J’ai déjà évoqué ce chanteur qui avait dit : « Je me contrefiche de la parité, je veux les meilleurs musiciens. » Il a dû s’excuser. D’abord, « je suis un homme blanc », ensuite « mes amies féministes m’ont fait prendre conscience de mes privilèges, mais c’est déjà difficile d’être une femme aujourd’hui donc je vais me rééduquer moi-même et devenir un allié ».
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Toutes les nuances de la droite sont hostiles au régime diversitaire, alors qu’elles sont divisées sur les enjeux de Metoo. Mes amis de la droite catho se méfient de la liberté des mœurs.
Vous êtes un peu sévère, la droite catho a une connaissance intime de la bête humaine, et si elle croit à la vertu civilisatrice des mœurs, elle ne se fait pas trop d’illusion non plus sur la bête humaine – j’ajouterais que sachant l’homme habité par le péché, elle n’est pas surprise de le voir pécheur. Nous avons, je crois, les mêmes amis dans la droite catho, mais ils me semblent bien plus conscients de la complexité humaine que vous ne le suggérez. J’ajoute qu’ils ne sont pas hostiles aux blagues grivoises, ce qui tombe bien, car je les aime bien aussi !
Parallèlement à l’extension continue du domaine du racisme, on assiste à l’extension continue du domaine du viol.
Nous avons perdu le sens du « pas d’amalgame » : nous entrons dans la même catégorie le regard insistant, la drague, la drague lourde, l’agression et le viol. Donc si je vous ai regardée quinze secondes de trop, et que vous y avez détecté la possibilité d’un désir, nous sommes déjà engagés dans un processus de viol. Surtout en milieu professionnel, où c’est assimilable à une tentative d’intimidation et d’asservissement. Ces gens-là nous condamnent à un monde désexualisé, puritain, désagréable et insultant.
Comme dans les pays communistes ou islamistes, on se cachera pour vivre normalement.
Impossible quand l’intime est considéré comme du public occulté. Cela dit, permettez-moi de vous raconter un souvenir : dans les suites du mouvement Metoo, je me souviens d’une jeune femme expliquant qu’un homme s’engageant dans une histoire avec une femme sans lui dire qu’il était déjà en couple pouvait être accusé d’avoir falsifié les règles du consentement, car il n’avait pas été parfaitement clair sur sa situation – il y aurait, dans cette histoire, un vice de consentement.
Cela fait des siècles que les hommes mentent pour avoir du sexe.
C’est fini ! Nous vivons sous le règne de la transparence intégrale.
La vraie vie va continuer comme avant.
Non, cette révolution emporte tout, la jeune génération a basculé dans un néopuritanisme véritable. Vous me direz que le sens commun suffit à déconstruire ces âneries, mais quand le sens commun n’est pas soutenu par un discours philosophique ou idéologique, il finit par s’effriter.
Fournir une armature intellectuelle à la résistance naturelle de la vie concrète, vous vous y employez. Mais pourquoi la société s’écrase-t-elle devant des minorités militantes ?
Ce sont les minorités fanatiques qui font les révolutions. La radicalisation féministe et la radicalisation diversitaire sont l’œuvre d’avant-gardes. Quand je parle de totalitarisme, ce n’est pas une métaphore : des dissidents, nous en avons, nous aurons des enfants qui dénonceront leurs parents. Et déjà, les journalistes qui se vouent à traquer le surgissement, dans le vocabulaire, de termes non autorisés font office de commissaires politiques.
Les révolutions précédentes avaient des moyens de coercition.
En une journée, on peut perdre sa vie, sa carrière, sa femme, ses enfants, ses amis, son emploi, ce n’est pas rien comme répression. Cela peut conduire au suicide.
Tous les totalitarismes ont fini par s’écrouler. Que faire ? comme disait Lénine…
Je crois à la politique et à la dissidence. La contre-société qui s’organise sous le signe de l’amitié a créé les premiers espaces de liberté véritables. Des gens peuvent se rassembler et vivre dans les interstices de la société. Et il suffit par ailleurs de quelques médias libres pour redonner une impulsion démocratique à une société.
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La société française semble avoir un peu plus d’anticorps que les sociétés nord-américaines.
La société québécoise n’a pas du tout le même rapport au désir : il ne circule pas aussi librement dans la société qu’en France. C’est le drame d’une société sans État indépendant, la fonction verticale régalienne a été occupée par des Anglais, leurs serviles serviteurs locaux ou des prêtres en robe. Résultat, la virilité ne s’est jamais particulièrement développée au Québec, sauf à travers la figure du bûcheron taiseux. Ici, des femmes partagent votre manière de voir le monde, la vie et les hommes : au Québec, celles qui pensent comme vous sont condamnées au chuchotement. Cela dit, on voit aussi monter une droite masculiniste affligeante. Sans virilité, il ne reste que la masculinité primitive. Comme idiots utiles, on ne fait pas mieux.
Une société délivrée de la sexualité, cela me paraissait impossible, mais Muray avait raison. Le féminisme pudibond veut sortir de l’Histoire et revenir à l’humanité d’avant la Chute – d’où son acharnement à nier la différence des sexes.
En effet, il n’y a plus ni hommes, ni bêtes mais un magma de vivant indifférencié, l’être humain étant le plus toxique des êtres vivants. L’humanité délivrée de la fracture inaugurale entre sexes, entre civilisations, entre peuples, entre nations, c’est le fantasme de toutes les révolutions, et elles sont prêtes à aller très loin pour l’imposer.
Que répondez-vous à ceux qui disent que ça passera ?
Que ça ne passe pas du tout. Alors peut-être que, dans un siècle, ce sera passé, mais pour les générations actuelles, cette norme sociale est étouffante.
Tout de même, on ne risque pas la mort physique. Avons-nous perdu l’amour de la liberté ?
Dans tous mes livres depuis 2007, ma grande question est celle de l’identité. Dans celui-là, pour la première fois, la grande question est celle de la liberté. Car c’est elle qui est aujourd’hui piétinée.
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