Christian Bless – Patrick Buisson nous a quitté en nous laissant un vaste trésor d’analyses et de réflexions sur les mutations de notre époque et la crise du clergé en particulier.
Dans La cause du peuple, il a développé une longue analyse de la Présidence Sarkozy dont il décortique le quotidien et en tire des réflexions politiques qui transcendent les observations saisies au jour le jour et font de ce livre un ouvrage que l’on consultera toujours avec profit. Les constats et les méditations qui émaillent ce livre retiendront l’attention même du lecteur qui ne porte pas un intérêt spécifique à cette présidence ou aux affaires françaises. Avec La fin d’un monde, notre auteur scrute au plus profond des événements les grandes ruptures qui ont ébranlé la société française et le monde contemporain en général.
Cette importante synthèse, qui sera suivie, en 2023, d’un volume intitulé Décadanse, rassemble une documentation impressionnante et, si elle n’apporte pas toujours de nouveaux éléments, elle consolide et approfondit la contribution de nombreux témoignages parus ces dernières décennies. Elle nous présente ainsi une fresque détaillée et les réflexions qu’elle inspire à l’auteur récemment disparu.
Déracinement
En près de 500 pages, Patrick Buisson va passer au scanner les bouleversements qui ont profondément modifié nos modes de vie et la perception de nos destinées. Comme si ce déracinement avait permis ces révolutions, l’auteur examine en détail les différentes étapes de la destruction de la paysannerie et de ses mœurs – les grandes mœurs dont parlait Henri Pourrat – qui formait encore une partie importante de nos populations dans la première moitié du siècle passé. L’introduction massive de la machine, après la seconde guerre mondiale, a joué un rôle crucial. La machine qui libère mais qui, en même temps, asservi et ouvre le cycle de l’endettement. Le paysan, homme libre et autonome, va être broyé par la modernité et l’endettement qu’elle implique. L’homme à la bêche, dont Pourrat a écrit l’histoire millénaire, devient l’objet de « l’incommensurable mépris de la nouvelle caste technocratique … » qui conduit « le passage d’une économie de relative autarcie à une économie marchande … (et) … une modification radicale du rapport des paysans à la terre, au temps et au travail ».
Dans La France contre les robots, Georges Bernanos écrivait que « L’homme des machines n’est pas seulement menacé d’appartenir aux Machines, il leur appartient déjà ». Buisson décrit le « changement profond dans la nature même du labeur ». Jusqu’à là, le paysan épousait la nature des choses, il courtisait la terre, « son travail, c’était un peu quelque chose qui sortait de lui et qui passait dans les choses ». Désormais « l’homme impose sa domination à la matière ».
« Le tracteur, eu égard à son prix, introduit le calcul et le force à penser désormais en termes d’investissement, de productivité et d’amortissement. Le travail agricole n’est plus un rite révélé par les dieux ou par les héros civilisateurs … il est devenu un acte profane que seul justifie le profit économique ». La substitution de l’économie des profits à l’économie des besoins introduit le règne de l’argent, et donc de la dette, et à ses lois d’airain.
Henri Pourrat, Charles-Ferdinand Ramuz, Joseph de Pesquidoux, Henri Vincenot ont décrit ce monde, pressentant qu’il était en voie de disparition et, avec lui, les sagesses et les vertus qu’il avait transmises au travers des siècles et depuis les temps les plus anciens.
Patrick Buisson pose un diagnostique implacable mais ne nous dit pas si cette évolution aurait pu être empêchée, quelle autre politique aurait pu être appliquée. Les constations faites peuvent être appliquées, au-delà du monde agricole, aux autres métiers modernes. A la disparition des artisans, au règne universel de la machine, et maintenant de l’électronique, au caractère de plus en plus artificiel des tâches professionnelles, à la coupure à peu près totale d’un rapport direct avec la nature des choses. Cette destruction, ce déracinement, étaient-ils inévitables, un retour au réel est-il pensable ? Quelles autres politiques pourraient être mises en œuvre ? Sommes-nous face à une fatalité, une évolution logique du développement des techniques qu’une mythologie romantique de la décroissance ne pourra renverser ? Citant Gustave Thibon, l’auteur nous dit « la terre, après chaque crise, refait des paysans comme elle refait des fleurs après l’hiver ». Quelles circonstances pourraient le permettre ?
Profanation
Une partie importante de l’ouvrage est consacrée au krach de la foi et au sacré massacré. Aucun aspect de l’effroyable crise religieuse contemporaine – de la décomposition du catholicisme – n’est omis par l’examen systématique que réalise notre auteur. Parlons plus exactement de crise du clergé plutôt que de crise de l’Église. L’Église c’est Jésus-Christ répandu et communiqué, selon la formule de Bossuet, l’Église c’est le Corps mystique de Jésus-Christ dont Il est la Tête. A proprement parler, il ne peut donc pas y avoir crise de l’Église, mais crise du clergé qui entraîne celle de la foi et de la pratique religieuse des fidèles.
Longuement, Patrick Buisson parcourt ces années affreuses en tissant ses pages d’innombrables références mais où l’on s’étonne de ne pas rencontrer les noms de Jean Madiran, Louis Salleron, du RP. Calmel, de Marcel De Corte, de la revue Itinéraires et de tant d’autres acteurs, marginalisés médiatiquement mais qui ont joué un rôle clef dans la dénonciation des dérives en cours, des tartufferies et des abandons. Il ne parle pas non plus, explicitement du moins, de l’hérésie du XXème siècle qui « est essentiellement une négation de la loi naturelle … (qui) contient en germe une subversion radicale de la religion chrétienne » (Jean Madiran), plus actuelle que jamais.
Plusieurs chapitres passent en revue les différentes étapes de ces abandons progressifs. La trahison des clercs qui voit l’abandon du sacerdoce par un nombre croissant de prêtres, leur revendication d’un droit au mariage, l’aventure des prêtres ouvriers et le basculement du clergé à gauche, l’engagement parfois armé au service de la théologie de la libération, du tiers-mondisme… Inventaire détaillé qui permet de se rappeler ce processus d’autodestruction, et que « cette révolution culturelle en cours annonçait et préparait le consensus de la nouvelle société bourgeoise et de la victoire intégrale du libéralisme économique ».
L’instant de malheur
Patrick Buisson va droit aux faits : « … la clôture du concile et, en France, l’accélération du recul de la pratique catholique. La concomitance entre les deux événements n’avait rien de fortuit. » Il expose les conséquences temporelles de cet effondrement : « C’est entre 1964 et 1969 que se serait produite, selon l’historien Pierre Chaunu, la sortie définitive du religieux de la durée historique. Là se situerait « l’instant de malheur » où l’Occident aurait perdu de façon quasi simultanée l’espérance dans un au-delà de la mort et le désir de transmettre la vie. »
Cette capitulation du clergé, la trahison des clercs, qui aurait dû faire rempart devant cette modernité nihiliste, pour protéger les intelligences et les âmes, rôle traditionnel de l’Église, Mater et Magistra, va entraîner une décomposition de nos sociétés dont nous vivons les ultimes soubresauts. Sans concession et sans rien omettre, Patrick Buisson nous présente le tableau de ces décombres dans leurs ultimes conséquences. La richesse de la documentation et l’acuité du regard jeté sur ces événements font de ce livre un ouvrage de référence qu’il faudra garder à portée de main pour comprendre la vague nihiliste qui nous submerge.
Nous aurons l’occasion de revenir sur la suite donnée à cet ouvrage sous le titre de Décadanse.
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Newsletter N° 182 – 13 janvier 2024 | Source : Perspective catholique
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