« Les ‘wokes’ veulent inverser le système », explique Pierre Valentin

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C’est l’histoire d’une idéologie qui fait de plus en plus parler d’elle, mais dont les partisans nient la réalité. Ces derniers mois, de remarquables ouvrages ont analysé ses méfaits et incohérences. Parmi ceux-ci, Comprendre la révolution woke offre une synthèse fouillée et qualitative de ce qui se cache derrière ce mouvement : les principes qui le meuvent, la génération qui le porte, la généalogie de la révolution qu’il entend apporter. « L’idéologie woke n’est que pure négation » qui ne peut rien construire, nous rappelle l’auteur de cet essai, Pierre Valentin. Le jeune diplômé en philosophie et politique de l’université d’Exeter (Angleterre) s’était déjà penché sur le sujet en produisant deux notes remarquées pour le think tank Fondapol. Il approfondit ici son anlyse pour nous permettre d’en mieux saisir les particularités, les incohérences et les objectifs.


Valeurs actuelles. Que vous inspire cette affirmation que l’on a souvent entendue : le mouvement woke n’existe pas ?

Pierre Valentin. ​La plus grande ruse du “wokisme” est de faire croire qu’il n’existe pas. Mais paradoxalement, cette stratégie peut constituer un aveu de faiblesse assez dommageable pour le mouvement lui-même. On l’a vu aux États-Unis, lorsqu’en 2021 l’État de Virginie a dû élire un nouveau gouverneur. Tout penchait en faveur d’un candidat démocrate, puisque l’assemblée législative locale et les sénateurs étaient démocrates. Mais le candidat républicain, dans sa campagne, se mit à dénoncer l’enseignement à l’école de la théorie critique de la race, appuyé par des parents. La stratégie du Parti démocrate fut alors de répliquer à ces parents : “Vous n’avez pas vu ce que vous avez vu de vos yeux” afin d’esquiver le débat. Résultat, le candidat républicain fut élu.

Ainsi, souvent ceux qui défendent les thèses du wokisme s’en défendent. C’est un des rares cas où l’oiseau sémantique de la gauche s’est échappé de la cage. D’habitude, les tenants de la gauche contrôlent le champ lexical. Concernant le wokisme, c’est un mot qui était initialement, il faut le rappeler, une auto-revendication, et qu’ils ont donc inventé. Mais lorsque l’oiseau s’est échappé, qu’ils ont perdu le contrôle du mot, il a fallu l’abattre à tout prix. Il est bien plus aisé, pour eux, dans un débat, de se dire antiracistes ou antisexistes car cela sous-entend que leurs adversaires sont racistes ou sexistes, plutôt que de se dire woke et d’affronter, donc, un anti-woke.

L’existence du mot woke permet de poser le débat dans des termes qui ne sont pas acceptables par la gauche. Je pense que c’est pour cela que le mot l’irrite tant. En outre, je parle de “gauche” volontairement et pas simplement de wokisme, parce que les partis, les hommes politiques et les institutions de gauche qui utilisent encore wokisme ou woke sont devenus très, très rares. À ma connaissance, il y a Marianne et la Fondation Jean-Jaurès. Cette raréfaction est une première défaite sémantique car, souvent, quand ils avalisent la non-existence d’un mot, ils finissent, après, par avaliser la chose, ou a minima ne plus la critiquer.

Comment expliquer que le wokisme se développe à gauche de l’échiquier politique ?

Quand on met côte à côte la “vieille” gauche et le wokisme, il y a pourtant des points de divergence massifs, comme l’universalisme, le rationalisme, la laïcité… Néanmoins, on observe, par exemple, que l’emploi de l’écriture inclusive explose au sein des partis de gauche. Élisabeth Badinter elle-même a concédé un peu la défaite, en expliquant : « Une partie de la gauche a adopté cette idéologie (woke), une autre n’est pas forcément d’accord mais suit en silence pour ne pas être catégorisée dans le camp des bourreaux. » Comment expliquer cette dynamique ?

Tout ce qui est du passé est dépassé, et tout ce qui est nouveau est forcément mieux.

Si les points de divergence ont souvent été mis en exergue, les points de convergence sont, eux aussi, très forts, et même suffisamment forts pour qu’ils soient préférés aux principes que je viens de citer et qui distinguaient ces deux gauches. Ces points de convergence sont la notion de “jeunisme” théorisée dès 1968, qui a constitué une des bombes à retardement idéologiques que la gauche a ramenées en son sein. On peut citer également la notion de sens de l’histoire. Ces deux gauches ont en commun un même « snobisme chronologique » dont parlait C. S. Lewis. Tout ce qui est du passé est dépassé, et tout ce qui est nouveau est forcément mieux. S’y ajoute la fascination pour la figure de “l’Autre”. En désignant toujours plus de nouvelles minorités, comme les transgenres ou les musulmans, les wokes en font des nouveaux “damnés de la terre” qui ont un effet paralysant sur la personne de gauche. Quelles que soient les contradictions engendrées par le soutien de cette nouvelle minorité (comme le fait que cela signe l’abandon de l’universalisme, la relégation des femmes, etc.), l’interlocuteur de gauche ne pourra s’opposer à cette figure de l’Autre pour ne pas être relégué, par son opposition, à l’extrême droite.

Le wokisme n’est-il pas un mouvement nécessaire de défense des minorités du globe ?

Sauf que les minorités ne sont pas défendues en soi, mais en tant que capacité de déconstruction des normes occidentales. Elles ont ainsi un rôle instrumental et c’est pour cela que j’emploie l’expression “chair à canon déconstructrice”. Une fois que la femme (“minorité” majoritaire par ailleurs) a été utilisée pour accabler l’homme et le déconstruire, on va se débarrasser d’elle et la remplacer par le transgenre, qui a un potentiel déconstructeur supérieur et n’est pas limité par sa biologie. Là où la femme ne peut qu’accabler l’homme, la catégorie du trans permet d’accabler carrément la distinction homme/femme elle-même.

Cette instrumentalisation des minorités se vérifie dans de multiples exemples. Ainsi, la théorie critique de la race aux États-Unis postule que le système occidental états-unien est fait par et pour les Blancs. Quand des minorités non blanches se mettent à se débrouiller remarquablement bien, par exemple comme les Asiatiques ou les Juifs, on va les traiter de White adjacent, c’est-à-dire de quasi-Blancs, de proto-Blancs, et donc proches de la blanchité désignée comme le mal suprême. Ils sont symboliquement déchus de leur statut de minoritaires. C’est un cas d’école : les wokes ont ici préféré défendre leurs théories plutôt que de défendre un groupe ethniquement minoritaire.

Ils sont pétris du ressentiment qui les pousse à faire l’éloge d’une minorité non pas pour ce qu’elle est, mais pour sa capacité à détruire une norme. L’importance est d’accabler un certain type de coupable plutôt que de défendre un certain type de victime. La sollicitude envers la minorité sert à masquer la haine envers la majorité.

Est-ce pour cela que vous constatez que « l’idéologie woke n’est qu’une pure négation » ?

Ce constat est, à mes yeux, la seule façon de donner une sorte de cohérence à la myriade de contradictions internes que les gens soulèvent régulièrement au sein de ce logiciel. Par exemple, la philosophie queer, qui est une branche très importante du wokisme, va dire que sa propre mouvance est indéfinissable, que son contenu positif est vide. Par contre, là où elle se définit très bien, c’est qu’elle est en opposition avec la norme du moment, le légitime, le dominant, etc. Donc, le contenu positif est absent, alors que le contenu négatif est très clair. Lorsqu’on demande aux wokes de dépeindre leur utopie, ils le font toujours de façon négative. Ce serait un monde sans domination, sans racisme, sans discrimination, etc.

Cela a pour conséquence un mécanisme identifié par Orwell dans la Ferme des animaux qui décrit une révolution faite par les cochons, lesquels symbolisent l’avant-garde éclairée, au nom du reste de la ferme, les dominés. Ces cochons martèlent qu’il faut éradiquer l’homme et que tout ira mieux. Message qui, par ailleurs, est le même que celui du féminisme contemporain. In fi ne , les cochons qui devaient abolir les hommes trinquent avec eux et on est revenu au point de départ. Ils ont effectué un tour sur eux-mêmes. Orwell nous prévient ainsi, entre autres, que dès que l’on présente son projet politique par la négative, on finit par revenir au point de départ.

Les événements depuis le 7 octobre le montrent : une grande part du progressisme occidental post-Seconde Guerre mondiale a eu comme point de départ la lutte contre l’antisémitisme. Cette tendance progressiste a donné naissance au wokisme. Mais aujourd’hui, on revient à l’antisémitisme que l’on cherchait précisément à éviter.

Vous observez d’ailleurs que ces postures de négation sont dans la logique du bouc émissaire théorisée par René Girard.

En effet, et cela nous rappelle que l’intersectionna-lité – le projet implicite ou explicite de la gauche depuis de nombreuses décennies -, qui apparaît comme innovante et transgressive, nous ramène, en réalité, à la plus archaïque forme d’unité du monde, préchrétienne, celle du bouc émissaire. C’est également l’approche du psychanalyste de la Fondation Jean-Jaurès, Ruben Rabinovitch, qui explique que sans ennemis, le wokisme se dissoudrait. L’unité de l’ennemi confère une cohérence au groupe sans laquelle il n’est pas. Pire que ça, sans ennemi, le groupe s’autodétruirait. Je cite également le politologue Pascal Perrineau qui explique qu’avec l’effondrement de la social-démocratie et du communisme (on pourrait même ajouter, à certains égards, du projet libéral), la gauche est en perte de grands récits unificateurs. Et le wokisme va lui offrir une forme d’unité, mais négative. Donc, plus le contenu positif de la gauche devient flou, se dissout et disparaît, plus l’ennemi commun va devenir important et le chantage à l’extrême droite va s’accélérer.

Vous expliquez que le wokisme incarne une « révolution contraire ». De quoi s’agit-il ?

C’est une idéologie qui est en mouvement permanent. Le terme woke vient initialement de # staywoke qui implique donc un état en changement permanent, nécessitant une grande attention puisque l’on pourrait à tout moment s’endormir. Typiquement, le drapeau LGBT, par inclusion, a été obligé d’accepter sans cesse de nouvelles couleurs, de nouveaux symboles. J’encourage tous les lecteurs à aller voir la version de Microsoft qui présente la version la plus inclusive qui puisse être. On ne comprend rien. C’est proprement psychédélique, avec une quantité hallucinante de symboles et de couleurs. C’est très intéressant, car ce sont les principes d’inclusivité qui s’incarnent et on en voit toutes les contradictions, cela ne ressemble plus à personne, et ne rassemble pas plus.

C’est loin d’être une demande d’égalité. C’est une expression du ressentiment.

Quant au côté révolution “circulaire”, il faut bien comprendre que les wokes ne veulent pas renverser le système, mais l’inverser. Ils veulent simplement échanger les rôles de dominants et de dominés. Je cite ainsi des propos qu’on pourrait proprement qualifier de “proto-génocidaires” sur les Blancs qui sont émis par les médias américains comme : « La blanchité est un virus qui ne sera pas éradiqué tant qu’il y aura encore des porteurs. » C’est loin d’être une demande d’égalité. C’est une expression du ressentiment. Mais on ne peut pas, dans l’espace public, dire “Nous voulons nous venger”. Par contre, on peut affirmer “Nous voulons de l’égalité”. Tout ce ressentiment se justifie par une demande pudique de “rééquilibrage historique” dont la fin n’est jamais donnée.

Ce mouvement va-t-il vers sa propre destruction ? Qu’en attendre, qu’espérer ?

La plupart des préconditions psychologiques et sociologiques ont été accentuées par les divers confinements. L’atomisation sociale, la bureaucratisation des rapports sociaux, le fort égalitarisme idéologique et la diversité visible, par exemple, s’accélèrent.

Toutefois, la décrédibilisation du wokisme émerge, notamment depuis le 7 octobre dernier et sa position vis-à-vis de l’antisémitisme. Le système médiatique se nourrit toujours d’un bouc émissaire, mais celui-ci est peut-être en train de changer. Ce serait désormais davantage l’extrême gauche que l’extrême droite. Et c’est une dynamique intéressante dans l’optique de lutter contre le wokisme, parce que la culpabilisation se défait, d’une certaine façon, par la question de l’antisémitisme qui est là où cette culpabilisation s’est faite initialement. Si on part du principe que la culpabilisation chez les majoritaires et le ressentiment chez les minoritaires sont l’essence psychologique qui fait tourner le sadomachisme woke , la déculpabilisation du majoritaire commence à avoir lieu depuis un moment, même si elle part de loin.

Comprendre la révolution woke, de Pierre Valentin, Gallimard, 244 pages, 17 €.

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