Pourquoi l’extrême droite domine la bataille culturelle sur Internet, par Gérald Bronner

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Depuis quelques années, Antonio Gramsci est redevenu à la mode dans le monde politico-intellectuel. Ce théoricien marxiste italien du début du XXe siècle passait pour hétérodoxe, parce qu’il relativisait le déterminisme économique dont Marx et Engels avaient fait la pierre d’angle de la pensée révolutionnaire. Il insistait sur l’importance de la bataille culturelle dans le combat politique. La victoire sur ce terrain préparait, selon lui, la possibilité même de l’insurrection. Un retournement de perspective utile à ceux qui désespèrent de voir arriver le Grand Soir et se fixent des objectifs intermédiaires plus facilement atteignables. Seulement voilà, l’extrême gauche n’est pas la seule à se réclamer de son autorité. Depuis la fin des années 1960, la droite radicale revendique, elle aussi, ses analyses. Autour de figures comme celle d’Alain de Benoist, le gramscisme de droite veut conquérir l’opinion publique en diffusant, à bas bruit, des concepts qui préparent, par exemple, le retour des idées nationalistes.

Une bataille culturelle qui a pris une tournure nouvelle depuis l’apparition d’Internet. Cette dérégulation du marché cognitif a, en effet, permis à toutes sortes d’acteurs marginaux de faire valoir leur point de vue à proportion de leur motivation plutôt que de leur représentativité. Les études sont à présent nombreuses qui montrent combien les radicaux se servent des mondes numériques comme porte-voix. Une question demeure : qui va finir par emporter cette guerre ? L’auteur de ces lignes n’en sait pas plus que ses lecteurs, mais observe avec attention de minuscules événements qui font pressentir l’univers des possibles.

A ce titre, la "guerre des pixels" n’est pas inintéressante. De quoi s’agit-il ? C’est un jeu collaboratif proposé par Reddit - un site de discussion américain - qui déploie une toile blanche de 6 millions de pixels où chacun peut, toutes les cinq minutes, poser une brique virtuelle de la couleur qu’il choisit. La contribution de chacun est minuscule, et, si l’on veut créer une œuvre, il faut collaborer avec des communautés numériques.

Une "guerre" politique

Le projet, lorsqu’il fut conçu en 2017, n’a pas rencontré d’écho, mais, lorsqu’il fut relancé en 2022, il suscita un engouement mondial. Les communautés dont il était question furent notamment nationales, et les internautes s’organisèrent pour défendre les couleurs de leur pays. La France, dit-on, a remporté la bataille : Arc de Triomphe, drapeau, héros bien de chez nous…, tout était bon pour dominer graphiquement la matrice proposée par Reddit. A ce titre, le jeu devint, en effet, une guerre numérique où la victoire revenait à ceux qui étaient capables de coordonner le mieux des armées d’internautes. La version 2023 rencontra un succès plus mitigé, mais certains y ont vu l’occasion de faire valoir des messages politiques.

La pixel war illustre curieusement la bataille culturelle qu’avait en tête Gramsci. Pour comprendre l’histoire d’une pixel war, il ne suffit pas de voir le résultat final, mais d’observer le déroulement des motifs graphiques qui s’imposent peu à peu et les efforts pour les recouvrir lorsqu’ils ne conviennent pas. Ainsi, une communauté a voulu rendre hommage à Nahel, le jeune homme de 17 ans abattu par un policier à Nanterre, en dessinant son visage. La chose a été rendue impossible par des communautés d’extrême droite qui lui préférèrent un hommage à Lola, la jeune fille de 12 ans assassinée à Paris dans d’atroces conditions. On comprend que ces deux drames ne sont pas instrumentalisables politiquement de la même façon. Il semble que ce soit l’extrême droite qu’il l’ait emporté, non seulement parce qu’elle s’est mieux organisée, mais surtout parce que l’indignation ressentie pour le second drame a paru moins évidemment politique que celle qu’inspirait le premier. Ainsi, une communauté numérique qu’on peut imaginer moins politisée s’est engagée dans la bataille plus volontiers.

Ne tirons pas de ce micro-événement plus qu’une méditation sur la pertinence de la pensée de Gramsci. Il a sans doute eu raison de rappeler - après bien d’autres penseurs, comme Max Weber - l’importance des croyances collectives pour la mobilisation des foules. Cependant, avait-il bien conscience que ce qu’il appelait la "guerre de position", censée mener à la "guerre de mouvement" propre à renverser le capitalisme, pourrait s’embourber dans la matrice gigantesque de notre spontanéisme politique ?

* Gérald Bronner est sociologue et professeur à la Sorbonne Université

 

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