Une démocratie peut-elle être «illibérale»?

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DÉBATS D'ÉTÉ. Qu'est-il reproché aux «démocraties illibérales»? Pour Anne-Marie Le Pourhiet, professeure émérite de droit public à l’Université de Rennes, c'est leur conservatisme sur le plan social qui est visé par cette expression oxymorique

La notion de démocratie illibérale est complexe et ne devient déchiffrable que si l’on observe la perversion sémantique contemporaine de ses deux composantes. Qu’est-ce que la liberté? Chacun convient que cette notion renvoie à l’autonomie de l’individu, à sa capacité d’autodétermination qui lui procure le pouvoir de se mouvoir, de posséder, d’entreprendre, d’aimer et de ne pas aimer, de penser, de parler, d’écrire, de boire et manger, d’écouter, de publier, de voter, d’adhérer à un parti, de manifester publiquement son approbation ou sa désapprobation, etc. On distingue les droits-autonomie et les droits-participation, les libertés civiles et les libertés politiques ou encore les libertés individuelles et les libertés collectives. Le trait commun de toutes ces libertés est qu’elles exigent de l’Etat qu’il s’abstienne d’en entraver l’exercice et limite son intervention à l’édiction des règles permettant à la liberté des uns de s’exercer dans le respect de celle des autres en assurant ainsi la paix sociale.

L’idée révolutionnaire majeure est que l’individu libre s’autodétermine dans un peuple également autonome dont la liberté se nomme souveraineté. Celle-ci fut déjà théorisée au XVIe siècle par Jean Bodin et définie comme excluant la soumission de l’Etat au commandement d’autrui, qu’il soit extérieur, ou intérieur. Mais l’autonomie n’existe pas dans un sens unique: il ne peut y avoir de démocratie, c’est-à-dire d’autodétermination collective, lorsque les citoyens n’ont pas les libertés intellectuelles et politiques de base qui autorisent le choix politique. Si donc un régime politique contrôle les médias, censure les écrits et propos, sélectionne les idées politiques qui ont le droit d’être exprimées, interdit les réunions, manifestations ou associations qui n’ont pas la faveur des pouvoirs en place, ne permet que des candidatures ou des listes uniques aux élections ou ne garantit pas la liberté de suffrage, alors ce régime n’est pas démocratique. Toutefois, la démocratie exige aussi qu’une fois le dialogue, la confrontation et les échanges effectués, la décision finale, adoptée à la majorité, s’impose à la minorité.

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Il est donc clair que, dans l’arbitrage démocratique entre plusieurs libertés, le législateur populaire ou parlementaire va pouvoir placer le curseur à des niveaux variables, plus ou moins favorables à l’intérêt collectif ou aux aspirations individuelles. Tout ceci a été magistralement consigné dans la Déclaration française de 1789 qui proclame à la fois la liberté de l’individu et la souveraineté de la Nation, mais qui précise que les sous-groupes sont considérés comme aliénants pour la liberté de l’individu et son émancipation. C’est précisément ce refus de reconnaissance des «appartenances» communautaires subnationales qui sera à l’origine des critiques réactionnaire puis marxiste et, aujourd’hui, multiculturaliste, de l’abstraction révolutionnaire. L’on sait aussi que, dès l’origine, les Américains ont retenu une conception beaucoup plus radicale des libertés. Une démocratie ne peut donc pas être illibérale. Comment dès lors expliquer l’apparition et le succès de cet oxymore qu’est l’expression «démocratie illibérale» ?

### Post-démocratie

Les crises qui se sont succédé depuis quelques décennies ont débouché sur une méfiance contemporaine généralisée à l’égard des verdicts populaires, qu’ils soient électoraux ou référendaires. En même temps que le modèle de la mondialisation était rejeté, s’est déclenché un tir de barrage parallèle contre tous les cadres dans lesquels s’inscrivent traditionnellement la démocratie occidentale, l’Etat-nation, la souveraineté et les frontières. Mais il est évidemment difficile d’admettre officiellement que l’on est devenu allergique à la démocratie.

Tandis que la démocratie parlementaire semble de plus en plus s’opposer à la volonté populaire, dans les démocraties représentatives, on tend à s’opposer avec vigueur à l’introduction dans les Constitutions de mécanismes de démocratie directe accusés de «porter atteinte à la démocratie représentative». Mais l’élection des représentants est devenue si suspecte que ceux-ci abandonnent très largement les pouvoirs de décision dont ils sont investis à des institutions supranationales ou à des structures technocratiques indépendantes. La référence incantatoire à l’Etat de droit ne semble désigner en réalité qu’une délégation permanente du pouvoir politique aux juridictions désormais chargées de faire prévaloir les nouvelles «valeurs» globales sur la volonté générale.

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La notion d’Etat de droit est ainsi dévoyée de son sens originel puisque au lieu de désigner une hiérarchie de normes générales, impersonnelles, égales pour tous et connue de tous, destinée à prévenir l’arbitraire du fonctionnaire et du juge, elle n’est en réalité plus que le masque du pouvoir de moins en moins contrôlable.

### Des droits illibéraux

Le terme «illibéral» laisse a priori penser que les régimes qui s’en réclament ou que l’on range sous sa bannière seraient menaçants pour les droits-libertés. Ces démocraties, présumées respectueuses du pluralisme intellectuel et politique, pourraient-elles par contre se montrer hostiles aux libertés civiles ou du moins à certaines d’entre elles?

Le problème essentiel réside dans la mutation des droits observée depuis les déclarations du XVIIIe siècle. Le terme «libéral» reste attaché aux droits-libertés civils et politiques de la première génération dénommés «droits de l’homme». L’on sait cependant que, dans un premier temps, la critique marxiste des libertés abstraites de 1789 a progressivement débouché sur la consécration d’une seconde génération de droits-créances économiques et sociaux exigeant de l’Etat non plus une simple abstention mais, à l’inverse, une intervention soutenue sous forme de prestations. Mais à cette seconde génération s’en est ajoutée une troisième qui a largement puisé sa source dans la culture américaine.

Ces nouveaux droits dits «sociétaux» envahissent aussi bien le civil que le politique, l’économique ou le social et se présentent le plus souvent comme des créances exigeant de la société et de l’Etat qu’ils «reconnaissent» les identités, les appartenances et les susceptibilités particulières d’individus et de groupes et qu’ils fassent droit à des revendications multiples de nature ethnique, religieuse, sexuelle, linguistique et «culturelle» en général. Le propre de ces nouveaux droits est d’exiger la soumission de la volonté majoritaire à la minorité et la «volonté générale» fait désormais l’objet d’une présomption de non-conformité aux «droits» des minorités. Tout refus opposé aux nouvelles revendications et aux jurisprudences qui les accueillent se trouve transformé en «atteinte» au libéralisme et à l’Etat de droit.

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### Quelles accusations?

Or, lorsque l’on s’attarde sur ce qui est mis en avant dans la qualification de «démocratie illibérale» par les mises en accusation occidentales, l’on observe qu’il s’agit en réalité non pas d’une remise en cause des libertés civiles et politiques traditionnelles, ce qui serait d’ailleurs peu crédible de la part de peuples récemment libérés du joug totalitaire, mais d’une résistance à l’évolution post-démocratique et néolibérale des régimes occidentaux et des institutions européennes.

La lecture du [rapport du Parlement européen proposant d’engager une procédure de sanction contre la Hongrie, en 2017](https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-8-2017-0216_FR.html), pour violation des «valeurs» de l’Union est très éclairante sur ce point. On y trouve un inventaire que l’on pourrait relever à l’identique dans la plupart des autres pays européens, notamment concernant l’indépendance des juges. Mais l’essentiel des griefs se concentre sur la maîtrise trop sévère de l’immigration, le défaut de satisfaction des revendications LGBT et la détermination du gouvernement hongrois à contrôler certaines ONG. Le plus frappant, dans ce réquisitoire, est la permanente mise en cause de la Constitution hongroise, c’est-à-dire l’élément de souveraineté par excellence. Il est en outre reproché à la loi fondamentale hongroise de retenir une conception «obsolète» de la famille, ce qui laisse supposer que les «valeurs» de l’Union auraient elles-mêmes été singulièrement inversées depuis la signature du Traité de Rome. Il est donc en réalité reproché à la Hongrie, non pas de piétiner les droits-libertés civils et politiques de la première génération, mais de refuser de se plier à l’idéologie multiculturelle à laquelle les partis centristes d’Europe occidentale se sont convertis.

Il vaudrait mieux, dès lors, par souci de rigueur sémantique, revendiquer un retour aux sources de la démocratie libérale et un rejet de sa double perversion, que de se fourvoyer dans un oxymore illisible qui obscurcit les termes du conflit.

 

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