Milan Kundera: éloge de la «frontière terriblement floue»

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Relire Milan Kundera, disparu récemment, nous permet d’y voir un peu plus clair dans les contradictions de la vie. « La frontière entre le bien et le mal est terriblement vague », écrivait-il. La frontière entre l’amour et l’amitié érotique l’est également…


Milan Kundera n’aimait pas se montrer, s’exposer, qu’on parle de lui ; il n’aimait pas les interviews, les caméras ni les projecteurs. Cela faisait longtemps déjà qu’il ne mêlait plus sa voix ni sa vie – une vie qui avait dépassé, dans le roman, le seul combat de l’individu contre le totalitarisme – à la grande fête de l’insignifiance contemporaine. Son silence – et le nôtre – a été rompu par sa mort. Nous lui disons adieu ; ses livres interrompent le cours de nos lectures estivales. À l’heure où les artistes se commentent eux-mêmes, à l’heure frémissante des posts, des blogs, des comptes Instagram etautres curieuses mises en scène de soi, la mort du grand écrivain tchèque nous rappelle à la rareté d’une vie discrète, grevée des douloureuses pesanteurs de l’histoire, nous laissant en héritage l’insoutenable légèreté des choses de ce monde. 

La lecture en guise d’hommage silencieux

Quel livre lire, là, maintenant, en guise d’hommage silencieux et contre l’oubli, cet oubli dont il redoutait l’énergie négative ? La disparition d’un écrivain nous oblige et nous rend à l’urgence de la lecture. On furète dans sa bibliothèque, on regarde ce que l’on a de lui, ce qu’il a laissé, en partant, sur nos étagères. Pour beaucoup d’entre nous, ce sera L’insoutenable légèreté de l’être, le cinquième roman de Kundera, publié en 1984, une œuvre totale, partition musicale d’une existence humaine complexe, ambiguë et contradictoire, écrite par un romancier qui pensait que la simplification était une forme de soumission. 

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Tomas, d’un côté, Tereza et Sabina de l’autre, « les deux pôles » de la vie du protagoniste, « des pôles éloignés, inconciliables mais beaux tous les deux ». Maîtresses permanentes ou maîtresses éphémères ? Coucher avec une femme ou dormir avec elle ? Amours exclusives ou amitiés amoureuses ? Éternelle répétition de l’amour ou millionième de dissemblable et d’inimaginable dans l’érotisme, compassion sinistre ou « co-sentiment » joyeux ? Douce légèreté de la nostalgie ou poids métaphysique de l’absence de l’autre, innocence dans l’ignorance de l’ignominie ou culpabilité œdipienne de la tragédie communiste et de son totalitarisme kitsch« La frontière entre le bien et le mal est terriblement vague », écrit Milan Kundera. La frontière entre l’amour et l’amitié érotique l’est également, comme l’est aussi celle que l’on croit irréductible entre la pesanteur et la légèreté.

La vie est contradictoire…

La pesanteur n’est pas toujours du côté du drame et la légèreté n’a pas forcément les traits de la liberté ; il y a de la beauté dans le poids de la vérité et du réel incarné, il y a de l’insignifiance dans ce qui n’est qu’à demi-réel et ne nous pèse pas sur les épaules. « Ce n’est pas logique mais c’est comme ça ». Phrase dite en riant par Tomas, et qui résume tout. Tomas se croit-il plus léger de n’avoir plus à se soucier de Tereza et de son encombrant amour ? Se croit-il libéré de ce poids du manque en allant la retrouver, éprouvant dès lors le désespoir d’être rentré auprès d’elle ? Que dire aussi de Franz, dont Sabina admire le corps musclé mais qui « n’a jamais cassé la gueule à personne » ni « utilisé une seule fois sa force contre elle » ? « Aimer c’est renoncer à la force », pense l’amant de Sabina. Phrase belle et vraie mais qui le raye immédiatement de la vie érotique de celle qui n’aurait pourtant pas supporté cinq minutes un homme qui lui donne des ordres… Au regard de notre culte contemporain de la légèreté – ne peser ni sur les évènements, ni sur les choses, ni sur les êtres, réduire notre consommation et notre empreinte carbone, soulager la planète de notre poids criminel et les autres de notre emprise asphyxiante – cette œuvre est d’une lecture salutaire.

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La vie est contradictoire, elle nous ballotte entre des pôles opposés : agir/ne pas agir, choisir/ne pas choisir, se battre/ne pas se battre, se rétracter/refuser de se rétracter. Anna Karénine n’est jamais loin (Tereza arrive chez Tomas « avec le gros livre de Tolstoï à la main » et nommera sa chienne Karénine), cette femme qui a pu être heureuse et gaie tout en ayant perdu sa réputation et fait le malheur de son mari et de son fils. Biberonnée à la tiédeur du « en même temps », sorte de magma ou s’émoussent la pensée et l’action, mais aussi hystérisée par les termes haineux du quant à soi politiquement séditieux, notre société a perdu le sens même de ces oppositions nécessaires et de ces contradictions inévitables. « Les mots incompris » et leur « petit lexique », qui constituent l’un des chapitres de l’Insoutenable légèreté de l’être, nous renvoient à ce creuset de nos ambiguïtés qu’est le langage, reflet du monde que l’on est en train de construire. Un langage aujourd’hui râpé à la pierre ponce du consensus et sommé de se réduire au principe unique de la communication transparente.

… c’est une ébauche sans tableau

La lecture de Milan Kundera nous permet de retrouver du sens à nos vies bienheureusement contradictoires, et remettre des « frontières terriblement vagues » là où elles l’exigent. Milan Kundera n’a vécu qu’une fois, lui qui s’interrogeait sur le sens de ce « mythe loufoque » de l’éternel retour nietzschéen, comme si nos actions, nos jugements et nos sentiments étaient les ébauches d’un tableau final. Il pensait au contraire que « la vie est une esquisse de rien », « une ébauche sans tableau ». S’il nous était d’ailleurs donné de vivre nos vies plusieurs fois, serions-nous capables de ne pas répéter nos propres erreurs ? Celui qui répond oui est un optimiste. Soyons optimistes, faisons à nouveau revivre le grand romancier, par la lecture cette fois, et portons sur lui ce seul regard qui lui plaisait, non pas celui de l’adulateur ou du flagorneur, mais celui du rêveur posé sur un être absent. Nous vous regardons avec ces yeux-là, Monsieur Kundera. Car vous n’êtes plus là mais vous êtes bel et bien présent. « Ce n’est pas logique, mais c’est comme ça. »

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