[Edito] Réécriture des classiques : le grand remplacement du réel

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La gauche morale ne cesse jamais de nous surprendre. Elle, qui s’est toujours efforcée de libérer la parole d’un carcan honni au nom de l’émancipation, est devenue le maître-censeur puritain de tout propos jugé offensant au nom du progressisme. En Mai 68, il fallait choquer le bourgeois. Aujourd’hui, on rectifie la littérature pour ne pas heurter certaines sensibilités. Là où la censure se contentait d’interdire, le “wokisme” entend recréer l’œuvre incriminée.

​Ainsi purifiée, la création cesse d’être le reflet d’une époque pour devenir le produit aseptisé d’un monde qui n’a jamais existé. Agatha Christie, Mark Twain, Roald Dahl ou Ian Fleming sont les premières victimes de cette vague hygiéniste.

Le “wokisme” ne prétend pas tant effacer le passé que le reconfigurer.

​Pour garantir le bien commun, chaque civilisation a cru nécessaire de se prémunir de tout ce qui pouvait troubler l’ordre public. En France, il y eut souvent, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, connivence entre censeurs et censurés, ce qui permettait, avec l’indulgence des autorités de régulation, de répandre des œuvres réputées subversives. Si Rousseau refuse de faire réciter La Fontaine à son Émile naturellement bon parce que les animaux des fables sont assignés à des vices, il ne vient à personne l’idée de changer les mots d’un texte de Voltaire ou Diderot.

​Convaincue que les signes extérieurs nous influencent, la Révolution ambitionne d’araser tous les marques visibles de domination. Les “classiques” sont ainsi expurgés de référence à la monarchie ou à l’Église. Cette table rase du passé est amplifiée par le communisme soviétique ou la révolution culturelle maoïste, qui rectifient les œuvres “décadentes”. Si la censure était visible, souvent brutale, il n’en reste pas moins qu’une fois la liberté recouvrée, une restauration culturelle était encore possible.

​Mais le “wokisme” ne prétend pas tant effacer le passé que le reconfigurer. L’humanité repartirait d’un autre réel, réécrit et mythifié à l’aune duquel le présent, moralement supérieur, commanderait à un passé honteux. Cette obsolescence programmée arrache à son socle culturel l’œuvre amendée, déshistoricisée, que chaque époque, en fonction de sa grille morale et d’intérêts commerciaux bien saisis pourra corriger sans fin.

L’anesthésie de notre sève patrimoniale fera disparaître la censure, faute de lecteurs, prophétisait Huxley.

​Mais la vérité n’intéresse pas les sensitivity readers, poignée de censeurs inclusifs, gardes rouges de minorités “blessées”, qui dictent ce qui est dicible. Il leur importe de couver la masse, devenue susceptible, par une littérature édifiante jadis moquée par les progressistes. Mais taire le Mal ne le fera pas disparaître et ne rendra pas la société plus douce.

La victimisation retient le lecteur en enfance, dans un état amniotique rassurant, l’empêchant d’être attentif à l’Autre dans ce qu’il a justement de différent. Cette infantilisation produit des œuvres consensuelles, comestibles sans effort, avec lesquelles on doit être a priori en accord. L’anesthésie de notre sève patrimoniale fera disparaître la censure, faute de lecteurs, prophétisait Huxley.

​Comment en effet faire preuve de discernement ? Il n’y aura plus d’esprit critique à exercer puisqu’il n’y a plus rien à critiquer. Il n’y aura plus d’interdit à contourner puisqu’il n’y a plus rien à interdire. Il n’y aura plus d’intelligence à convoquer puisqu’il y a ChatGPT.

* Jean-Marc Albert est historien.

 

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