Patrick Buisson publie ce 12 avril, la suite de « La Fin d’un Monde » (2021), intitulée « Décadanse ».
Quelques bonnes feuilles ci-dessous :
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Le regard que portent les féministes sur la femme du peuple est encore plus ambigu. Forteresse de la mère au foyer, la famille ouvrière est un isolat réfractaire. Difficile de mettre en cause l’impérialisme masculin quand une tradition solidement établie, depuis la fin du XIXe, veut que l’homme remette intégralement sa paie à la femme, instituant par là même une sorte de « matriarcat budgétaire » qui perdure bien au-delà des années 1960. Nul n’est plus opposé au travail salarié de la femme que les ouvriers qui ont vu leur mère trimer comme un forçat et le plus souvent mourir à la tâche. Un tel point de vue constitue l’angle mort d’une pensée féministe fortement marquée par ses origines sociales.
Le choc de ces deux mondes donne parfois lieu à des scènes cocasses comme celle que rapporte l’actrice Bernadette Lafont après avoir assisté avec Marie-Jeanne, une amie taxi, à une réunion du MLF dans un appartement grand standing de La Muette : « Marie-Sophie pérorait depuis un bon quart d’heure en revendiquant le droit au travail pour toutes les femmes. Marie-Jeanne qui, jusque-là, se contentait de lutter contre le sommeil se leva d’un bond : “Qu’est-ce que tu connais à tout ça, toi qui es née le cul dans la dentelle ? Crois-tu que ma mère, ma grand-mère, mes tantes se sont battues pour bosser en usine ? À la place d’un boulot aussi con, elles auraient sûrement préféré rester à la maison si elles avaient eu les moyens. »
Aux origines du basculement démographique
(…)Le premier lanceur d’alerte n’est cependant ni un romancier ni un politique mais l’économiste, sociologue et démographe Alfred Sauvy. Ancien conseiller du gouvernement de Pierre Mendès France, collaborateur régulier de L’Express, titulaire de la chaire de démographie sociale au Collège de France, il jouit d’une autorité dont le périmètre inclut, chose rare, aussi bien les milieux intellectuels que le premier cercle du pouvoir. Ce n’est donc ni un boutefeu ni un extrémiste qui, auditionné en qualité d’ancien directeur de l’Ined, adresse au groupe parlementaire chargé de travailler sur le projet Taittinger (projet de loi à l’Assemblée tendant à libéraliser l’avortement dans certains cas ; projet qui n’aboutira pas, NDLR) à l’automne 1973 une solennelle mise en garde : « Ce serait une grosse faute de la part d’un pays, que ce soit l’Allemagne, la France ou un autre, de compter indéfiniment sur les enfants des pays pauvres pour combler les lacunes parce qu’il aurait préféré ne pas élever d’enfants lui-même. Le pays qui recourrait systématiquement à ce moyen risquerait non seulement une révolte possible de ces mercenaires en situation inférieure mais probablement une sorte de décomposition par perte du sens de la vie. »
Aussi abrupt, aussi incisif est l’avertissement de Michel Debré lors du débat sur la loi Veil, le 27 novembre 1974. À cela près que l’ancien premier ministre a choisi le terrain de la géopolitique pour remuer les consciences : « Examinez la démographie du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord : la croissance en est considérable, pour des raisons de mœurs sans doute, mais aussi par la volonté gouvernementale de plusieurs États arabes. Quand le déséquilibre sera trop grand, la paix sera menacée. Ce n’est donc pas le mouvement de l’Histoire qui emporte depuis quelques années les nations d’Europe occidentale, mais une monumentale erreur historique. Nous acceptons le risque de diminuer, nous acceptons le risque de vieillir alors que d’autres, à nos portes, croissent et rajeunissent. »
Consubstantielle à l’histoire du nationalisme français, cette crainte d’une déferlante étrangère recouvrant la nation, sa culture et ses mœurs, c’était déjà celle qu’exprimait de Gaulle en mars 1959 face aux tenants de l’Algérie française : « Si nous faisions l’intégration, si tous les Arabes et Berbères d’Algérie étaient considérés comme français, comment les empêcherait-on de venir s’installer en métropole, alors que le niveau de vie est tellement plus élevé ? Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises mais Colombey-les-Deux-Mosquées ! »
Libéralisation du divorce et féminisation de la pauvreté
(…)Tout se passe, comme si les politiques publiques avaient voulu ignorer que le processus d’individualisation, dont le divorce de masse constituait, en quelque sorte, le fleuron, ne s’effectuerait pas aux mêmes coûts selon que l’on appartiendrait aux classes supérieures ou aux catégories populaires. Et il faudra quelques années avant qu’on ne s’aperçoive que les bienfaits et les contrecoups délétères de cette nouvelle « avancée sociétale » auront été très inégalement répartis en fonction des milieux d’origine. Aux femmes diplômées et issues des classes favorisées, les gains en termes de liberté, de carrière et de position sociale. Aux femmes du peuple, le poids de nouvelles contraintes, la précarité économique et, dans la plupart des cas, un inexorable mécanisme d’appauvrissement aux effets cumulatifs.
Car, le divorce, en bas de l’échelle sociale, joue le rôle d’une bombe à fragmentation et n’épargne aucun des aspects de la vie familiale, qu’il s’agisse du logement, de l’alimentation, des loisirs ou de l’accès aux soins. Une dynamique dévastatrice se met d’autant plus vite en action que, depuis 1973, la forte progression du chômage affecte en priorité les emplois les moins qualifiés et fragilise un peu plus les familles éclatées. Hier avait achoppé sur des exigences de bonheur. Demain ne sera plus réglé que sur des impératifs de survie. En France comme dans d’autres pays d’Europe, la libéralisation du divorce est à l’origine de la féminisation de la pauvreté.
Partout ce sont les femmes des catégories populaires qui paient le prix fort de la séparation et de la remise en cause de la fonction protectrice de l’institution matrimoniale. Même si la plupart d’entre elles préfèrent vivre avec moins et mieux sans leur mari, peu ont imaginé, lors de la rupture, les conséquences en chaîne de la dégradation de leur situation matérielle et la profonde altération de leur mode de vie qui allait s’ensuivre. Beaucoup apprennent à leurs dépens que le divorce est un luxe de nantis dont on leur avait soigneusement caché les effets en chaîne.
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En dernière analyse, il n’y a pas trouvaille plus percutante pour décrire ce qui est advenu collectivement à la génération des « boomers ». La décadanse, c’est la décadence entendue non comme un événement déplorable mais, au contraire, comme la jouissance ultime que l’on célèbre ; quelque chose d’absurde et de suicidaire à l’image de ce que la médecine légale appelle « asphyxiophilie », cette pratique qui consiste à étrangler son partenaire ou soi-même pour provoquer l’orgasme. La décadanse, c’est se réjouir de la catastrophe qui entraîne le troupeau à l’abattoir en lui faisant croire qu’il s’agit d’une fête, c’est aller à la mort en dansant dans ce climat de nihilisme festif et exubérant qui est la marque de notre époque. La décadanse ce n’est, somme toute, que la parodie de la décadence, l’ultime signal du passage d’un monde du sacré habité par les symboles à un monde profane livré à la contrefaçon ou plus encore à la singerie si l’on veut y voir une intention maligne.
Un monde s’achève, un autre s’apprête à naître. Quels en seront les contours ? Quels en seront les protagonistes ? L’homme connecté, numérisé, surveillé, « augmenté » par la technique, l’homme du transhumanisme ? Un néomatriarcat gouverné par les grandes prêtresses exorcistes de l’androcène ? L’indistinction généralisée des adeptes de la transidentité ? La dictature des petits Khmers verts et des furieux hallucinés de l’antispécisme ? La chambre froide de l’empire utilitaro-sanitaire où l’on pourra « mourir dans la dignité » quand on ne sera plus jugé digne de vivre ou que l’on aura l’indécence de ne pas mourir assez vite pour épargner les fonds publics ?
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Le grand récit du progressisme, qui prétendait réenchanter le monde, s’est révélé incapable de répondre à ces besoins universels et intemporels que sont les demandes de sacré, de grandeur et de symbolique. « Une société, une civilisation, nous a avertis l’historien René Grousset, ne se détruisent de leurs propres mains que quand elles ont cessé de comprendre leurs raisons d’être, quand l’idée dominante autour de laquelle elles étaient naguère organisées leur est devenue comme étrangère. » Nous y sommes.
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