Spoiler alert : Alexandre Zinoviev a fini fou à lier. Mais cette triste conclusion éclaire sur le parcours extraordinaire de cet écrivain à nul autre pareil, un des plus grands dissidents du XXe siècle, certainement le plus drôle et le plus étrange. Elle guidera notre visite de sa grande aventure intérieure, politique et idéologique.
Si l’on considère que la tragédie se définit par une belle intention qui dégénère en catastrophe, Alexandre Alexandrovitch Zinoviev en est l’incarnation dans la sphère intellectuelle. Il est un héros et un monstre. On sent en lui un genre de pureté empoisonnée. Sa prodigieuse intelligence est un piège où il est tombé tout entier. Et sa mégalomanie galopante signale une âme terriblement torturée. Plus on l’aime, plus on le craint. Plus on s’en méfie, plus on le lit. Son cerveau est fascinant.
Bienvenue dans le plus génial des very bad trips de l’histoire de l’anticommunisme.
Une jeunesse en milieu totalitaire
Zinoviev naît en 1922 à Pakhtino, en Russie. Son père est peintre en bâtiment, sa mère travaille aux champs. Dès son entrée à l’école, il fait preuve de capacités hors normes. Très tôt, il prend le communisme en détestation et se lance dans la dissidence. À 17 ans, il intègre l’Université de Moscou, en philosophie, mais en est rapidement exclu : le jeune homme au visage d’acteur et eux neurones de champion d’échecs se montre trop critique vis-à-vis du pouvoir soviétique. Il est arrêté, emmené au quartier général du KGB dont il s’évade. Un héros est né. Il erre d’abord dans l’immensité russe sous de fausses identités, puis se porte volontaire pour combattre sur le front de l’Est. Il est successivement fantassin tankiste, aviateur, décoré de l’Ordre de l’Étoile Rouge.
Quand la guerre se termine, il reprend ses études de philosophie à Moscou. Son intellect d’élite fonctionne à plein régime. Diplômé, il crée un cercle de logiciens. En 1960, il est nommé directeur de la chaire de logique à l’Université d’État de Moscou. Il devient un des plus grands logiciens de sa génération, à la réputation internationale. Mais son opposition au communisme perdure. Il se fait remarquer pour son indiscipline politique. Zinoviev est unanimement respecté, mais il est en danger, surveillé. En 1976, coup de tonnerre : il publie Les Hauteurs Béantes, un énorme roman qui se moque de l’URSS comme aucun autre n’avait osé le faire avant lui. Son succès planétaire exaspère le Kremlin. Zinoviev est forcé de quitter la Russie. Il n’y reviendra qu’en 1999.
L’œuvre-gouffre
Les Hauteurs Béantes est un des livres politiques les plus puissants du XXe siècle. On ne peut le comparer qu’à L’Archipel du Goulag et à 1984. Si le chef-d’œuvre de Soljenitsyne est une gigantesque dénonciation des crimes du bolchévisme, et celui d’Orwell une fiction dystopique dénonçant la perversité du totalitarisme, celui de Zinoviev est une révolution à la fois dans la forme et dans le fond.
Les Hauteurs Béantes décrit la vie quotidienne dans un univers fermé : le Socisme, métaphore du régime soviétique. Cette vie est absurde, grise, désespérante et grotesque. Les personnages que met en scène Zinoviev sont des ratés : scientifiques inutiles, artistes sans talent, politiciens impersonnels, ils palabrent interminablement en buvant de la vodka. De quoi discutent-ils ? De la vacuité de leurs existences, de la nullité de leurs carrières et de la bêtise crasse du monde où ils évoluent. L’État gère leur réel avec une arrogance sans bornes, rate systématiquement ce qu’il entreprend, détruit tout ce qu’il tente de réparer. Rien ne fonctionne, rien n’a de valeur, rien n’a de sens. Le Socisme est le socialisme porté à son point de perfection : le néant.
Rassurons tout de suite nos lecteurs : Les Hauteurs Béantes est hilarant. Le goût de la littérature russe pour la satire, la caricature, le burlesque, éclate dix fois par page. Zinoviev dévoile sans pitié, jusque dans les moindres détails, tout ce que le communisme a d’involontairement comique. Il use et abuse d’une arme dont 1984 est légitimement dénué : un humour permanent et ravageur. Et c’est tant mieux, sans quoi ce récit très sombre, où les héros sont tous plus ou moins alcooliques et dépressifs et où les événements narrés sont invariablement catastrophiques, serait illisible. Décrivons maintenant ce qui le sous-tend.
La logique contre l’idéologie
La logique est la grande passion de Zinoviev. Et l’idéologie soviétique est son ennemie jurée. Logique scientifique contre mensonge idéologique : voilà les termes du duel qu’il met en place.
Zinoviev comprend mieux que personne que l’idéologie est une logique fausse de bout en bout mais qu’elle se comporte tout de même comme une logique : elle a ses règles, ses rouages, son organicité, sa métronomie. Il s’intéresse à la manière dont ce vaste mécanisme d’horlogerie qui ne donne jamais l’heure – et qui prétend pourtant dominer l’activité humaine et nous guider vers un avenir radieux – parvient à annuler la liberté et à la remplacer par une farce pitoyable, sinistre et fatale.
Zinoviev ne se contente pas d’étudier l’idéologie de l’extérieur. Il s’infiltre dans les méandres de la langue de bois avec le trousseau de clés de la logique, il fait son nid dans les abstractions délirantes, il apprend à penser comme le communisme, à la place du communisme, de manière aussi aberrante que lui. Il y parvient à merveille.
Voyons le premier paragraphe des Hauteurs Béantes :
« Ce livre est constitué des bribes d’un manuscrit découvertes par hasard, c’est-à-dire à l’insu des autorités, dans un dépotoir récemment inauguré et très vite abandonné. Le Numéro Un et ses adjoints, rangés par ordre alphabétique, assistèrent à l’inauguration officielle du dépotoir. Le Numéro Un donna lecture d’un discours historique, où il annonça que le rêve séculaire de l’humanité était à deux doigts d’être réalisé, car on percevait déjà la venue des lendemains qui sentent, c’est-à-dire du Socisme. »
On dirait un texte écrit par un dément, ou un toxicomane sous LSD. Tout au contraire ! À bien y réfléchir, c’est une représentation minutieuse, et même paradoxalement lumineuse, de l’emprise écrasante du totalitarisme sur les individus, dans la médiocrité du contexte soviétique. D’emblée, le lecteur est déstabilisé par l’incohérence du récit, mais c’est bien l’intention de Zinoviev : nous faire entrer en contact direct, sans sas de décompression, avec l’irrationalité de l’idéologie et de la bureaucratie. Chaque détail est réfléchi.
C’est pourquoi le Français qui a lu ce livre, ou ne seraient-ce que quelques dizaines de pages, s’exclamera souvent, toute sa vie durant, devant les inepties de notre administration, d’un courrier du Fisc ou d’un formulaire Cerfa : « Mais c’est du Zinoviev ! » Les Hauteurs Béantes change votre regard sur l’étatisme : vous tenez enfin une référence culturelle implacable pour qualifier l’imbécilité de l’adversaire. Zinoviev est le compagnon idéal pour un esprit libéral errant au pays de Bruno Le Maire.
Le romancier-kamikaze
Alain Besançon raconte que, lorsqu’il s’est astreint à lire la totalité des écrits de Lénine, il a été pris de migraines et de nausées. Quiconque a étudié au long cours les textes communistes est passé par là. À petites doses, ce peut amusant, certes. Mais en flux tendu, la nullité du style et l’absence complète de bon sens du propos finissent par attaquer votre intériorité. Au bout de cent pages de langue de bois, votre cerveau disjoncte et votre corps se rebelle. C’est que ce matériau intellectuel froid, dur, mat, répétitif, sans aucun rapport avec la vérité, est anti-humain. Vos pensées rejettent la greffe. Un soviétologue est quelqu’un qui, au lieu d’écouter son dégoût et de jeter par la fenêtre cette maudite lecture, a serré les dents et continué tout droit. Il s’est endurci. Il parvient à lire Staline comme d’autres Marc Lévy.
Le problème de Zinoviev est qu’il est allé encore beaucoup plus loin que les soviétologues les plus aguerris : il est devenu idéologique. Il a été possédé par le démon qu’il voulait exorciser. À force de faire chauffer les virus communistes dans ses alambics pour en faire des romans, il a été contaminé. Les Hauteurs Béantes, son tout premier livre, est son sommet. Par la suite, insensiblement, son talent périclite jusqu’à sombrer définitivement.
Petit à petit, Zinoviev devient de plus en plus bizarre, confus et d’une mégalomanie assumée, dérangeante. Et ce qui devait arriver arrive : il réhabilite l’ère stalinienne et insulte la liberté. Il annonce que le communisme vaincra parce que lui seul est adapté au cours de l’Histoire. Il explique que la pente naturelle de la société humaine est de devenir une meute de rats et que rien ne pourra l’en empêcher. Il hait l’Occident. À la fin de sa vie, il soutient officiellement le Parti communiste russe et rejoint le mouvement « récentiste », qui estime que l’Histoire n’a pas existé. Le jeune génie de la logique est devenu un prophète de l’illogisme, vieillard paranoïaque, amer, au regard d’acier. La maladie mentale totalitaire a brisé le chercheur. Alexandre Zinoviev meurt en 2006. Celui qui déclarait avec superbe « Je suis mon propre État » a perdu sa guerre contre la déraison.
La grande évasion neuronale
Disons-le : quand on est libéral, il est impératif de posséder un exemplaire des Hauteurs Béantes. Unanimement salué à sa sortie comme un tour de force, il n’a rien perdu de son énergie, ni de son originalité. Inimitable, il procure des plaisirs étonnants et inspire mille méditations. Il peut être lu dans le désordre : ses chapitres sont courts et autonomes. Si je ne devais conserver que dix ouvrages politiques, toutes catégories et toutes époques confondues, il en ferait partie : m’esclaffer au sujet du socialisme est une de mes activités favorites.
Poutine dans l’étau
Pour conclure, deux mots sur Poutine.
Il est le pur produit du monde que décrit Zinoviev. Il n’est pas communiste mais il est né soviétique et, incapable de dissidence, l’est resté. Vladimir Vladimirovitch est donc rationnel de manière déréglée, pervertie. Pourvu que l’on veuille bien ne pas tenir compte de son image publique, véhiculée par une propagande effrénée, il apparaît non seulement cynique et cruel, mais ridicule et risible. L’observer à travers les lunettes grossissantes des Hauteurs Béantes permet de constater que cet homme, très méthodique dans sa conquête du pouvoir et de l’argent, est philosophiquement, culturellement et spirituellement désarticulé. Son ascension n’enlève rien à sa nullité. Depuis 22 ans, le numéro Un russe inaugure un dépotoir, qui déborde maintenant sur l’Ukraine.
Citations
« La tragédie russe a ceci de spécifique que d’abord elle suscite le rire, ensuite l’horreur, et enfin une indifférence obtuse. »
« De nos jours, la peur de la vérité n’est pas une peur de l’inconnu, mais une peur de quelque chose que l’on connaît très bien. Les gens ont peur d’eux-mêmes parce qu’ils savent qui ils sont. »
« Ayez peur de ceux qui vous séduisent ! Les séducteurs trompent toujours. »
« Il est impossible de réfuter un argument idéologique avec un argument rationnel. »
« – Les miracles n’existent pas, dit le petit-fils.
– Comment cela ? s’indigne le grand-père. Si je saute du clocher et que je me retrouve indemne, tu appelles cela comment ?
– Un hasard, répond tranquillement le petit-fils.
– Et si je saute une deuxième fois sans me fracasser en bas ?
– C’est la chance.
– Et une troisième fois ?
– L’habitude. »
« Il est aussi absurde de parler de démocratie ou d’efficacité économique dans une société communiste que d’évoquer un capitalisme sans argent. »
« Il me semble que, dans le système de séparation des pouvoirs, il faudrait ajouter à ses trois composantes traditionnelles, le législatif, l’exécutif et le judiciaire, une quatrième : le pouvoir monétaire. »
« La société communiste est un véritable paradis pour les parasites. »
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