Les dérives des interprétations de la liberté individuelle

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La liberté individuelle de chacun n’a de sens qu’en rapport avec l’égale liberté des autres et elle n’est pas un absolu non négociable.

Photo de Ian Stauffer sur Unsplash
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« Allez vous faire foutre avec votre liberté ! »

C’est en ces termes peu académiques que le 10 août 2021 sur CNN, le célèbre ancien acteur et gouverneur républicain de Californie Arnold Schwartzeneger s’adressait avec indignation aux antivax américains qui, au nom de leur liberté individuelle, refusaient de se vacciner contre le covid. Et prenaient donc du coup aussi la liberté d’infecter les autres.

Cette apostrophe aurait aussi bien pu s’appliquer hors du seul domaine sanitaire à quantité d’autres circonstances de la vie courante où, également « au nom de la liberté individuelle », des revendications ou comportements rejettent toute prudence quant aux conséquences des actes accomplis. Téléphone au volant, rendez-vous médicaux non honorés sans prévenir, trottinettes en folie sur les trottoirs,  ascensions de sommets en baskets, fiestas bruyantes sur les terrasses, jets d’objets ou de mégots n’importe où, harcèlement, menaces et diffamations sur les réseaux sociaux, refus d’obtempérer et agressions de pompiers, médecins, enseignants ou agents des autoroutes, sans oublier les libertés prises avec le souci de la vérité (« post-vérité », complotisme).

La liste est longue de toutes ces dérives et usages irresponsables de la liberté individuelle – en déclinaison d’un « je suis libre de faire tout ce que je veux sans me soucier des conséquences ni qu’on m’en empêche ».

Les infortunes d’une liberté d’enfants gâtés

Tous ces manquements relèvent d’une incapacité ou d’un refus délibéré de supporter quelque contrainte que ce soit, de respecter des règles élémentaires de vie en société ouverte, car décrétées inutiles, arbitraires, abusives ou carrément liberticides.

Mais plus en profondeur, ils témoignent d’une intolérance à la frustration ou la contrariété, par inaptitude au contrôle de soi et à l’autodiscipline – d’où la multiplication des réactions hyperviolentes pour des motifs futiles. De par leur indifférence résolue à l’impact sur autrui, ils procèdent aussi d’une surprenante « annulation » (extension de la cancel culture !) des autres, perçus comme obstacles ou un vague décor encore moins réel que les traces virtuelles figurant sur leurs écrans. « Les autres, allez vous faire foutre », également ?

Ce qui est donc sous nos yeux à l’œuvre, c’est une régression infantile de masse et par suite une infantilisation des conceptions de la liberté individuelle, devenue une caractérisation majeure de la post-modernité. Sous les outrances des accusations de subir les exactions d’une « dictature » dès que des limites en l’occurrence fort… limitées sont posées aux effets du grand dérèglement ambiant des esprits (que les auteurs de ces surenchères verbales aillent donc expérimenter chez Poutine, en Iran ou en Corée du Nord ce qu’est vraiment une dictature !), tout se passe comme si on en était venu à adopter pour maxime un « J’ai bien le droit de faire tout ce que je veux » relevant d’un âge mental de cinq ans.

En effet, pour beaucoup trop de nos contemporains l’accès à toujours plus de libertés pour l’individu s’est dégradé en règne d’une boursouflure d’egos capricieux (pour Ayn Rand, la confusion entre  caprices – « whims » – et liberté était une plongée catastrophique dans l’irrationnel) d’un subjectivisme narcissique et hédoniste complètement désinhibé. Comme si avait été acté le triomphe, en termes freudiens, du principe de plaisir (immédiat et sans effort) sur le principe de réalité.

Il est revenu au grand philosophe libéral José Ortega y Gasset d’annoncer dès 1930 dans sa célèbre Révolte des masses l’émergence de ce qui deviendrait l’ordinaire d’une partie de nos sociétés : l’adulte mué en « enfant gâté ». Parlant de « la psychologie de l’enfant gâté  – gâté par le monde qui l’entoure », il précise que « gâter, c’est ne pas limiter le désir, c’est donner à un être l’impression que tout lui est permis, qu’il n’est soumis à aucune obligation, [c’est] l’accoutumer à ne pas compter avec les autres » : nous y voici !

La faute à l’individualisme ? Non : au laxisme progressiste et à l’étatisme

Pour trop de commentateurs, cette dégradation accélérée de la liberté individuelle, c’est naturellement selon le mantra bien-pensant de l’époque la faute à l’individualisme (l’atomisation, le triomphe de « l’individu-roi »…).

Rien n’est plus faux. Comme selon même les bons dictionnaires courants, l’individualisme se caractérise par le primat accordé à la capacité d’autodétermination de l’individu, la responsabilité rationnelle de soi, à l’indépendance d’esprit et à l’appétence pour le libre examen critique, c’est bien plutôt très exactement à l’emprise croissante de tout ce qui le nie ou le contrefait que l’on assiste.

Et pour découvrir les causes de la corruption de la liberté individuelle, il faut retourner quelques décennies bien en amont des actuelles auto-infantilisation et addiction compulsive et mimétique au « tribal-tripal » des réseaux sociaux pour découvrir les deux grands facteurs en jeu dont les effets déresponsabilisants convergent. D’un côté, hérités de l’idéologie mai 1968, l’hédonisme narcissique du « jouir sans entraves » et le tout-est-permis du « il est interdit d’interdire » qui ont lentement mais sûrement infusé dans une grande partie de la société ; et de l’autre côté, fruit d’un État-providence hypertrophié qui a depuis les années 1980 diffusé partout une mentalité d’assisté en tout (y compris dans l’Éducation nationale), un « tout doit m’être donné et tout de suite » sinon je me fâche et je me lâche… Si l’ajoute à cela une « révolte contre la raison » déjà pressentie par Karl Popper, il est logique qu’on en arrive à ces dérives démagogiques imprimant une idée plate et pauvre de la liberté individuelle.

Pour raviver une conception plus substantielle, exigeante et altière de la liberté individuelle, il faudrait réadmettre que vivre en société de manière civilisée comporte forcément un coût en termes de limitations à notre bon plaisir. La liberté individuelle de chacun n’a de sens qu’en rapport avec l’égale liberté des autres et elle n’est pas un absolu non négociable. Elle dépend nécessairement de contraintes qui n’en sont pas l’ennemi mais la condition de possibilité et doivent la régler, au sens des « règles de juste conduite » chères à Hayek – à rigoureusement respecter sous peine de chaos (à l’analogue de celles du Code de la route, qui permettent à chacun de librement aller en sécurité où il veut sans permission ni autorisation). Mais une authentique liberté individuelle ne peut aller sans reposer sur une préalable liberté intérieure nourrie de rationalité et de responsabilité (qui n’est pas son « revers » mais sa condition logique d’exercice), qui allie contrôle de soi et souci des autres. C’est alors qu’on pourra rappeler qu’au nom de cette liberté individuelle, l’essentiel est de bien limiter ce qui la limite.

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