Un texte de Patrick Moreau, paru en tribune libre dans le Devoir. L’auteur est professeur de littérature à Montréal, rédacteur en chef de la revue Argument et essayiste. Il a notamment publié Ces mots qui pensent à notre place (Liber, 2017) et La prose d’Alain Grandbois. Ou lire et relire Les voyages de Marco Polo (Nota bene, 2019). Rappelons que certains prétendent que le gouvernement québécois de la CAQ est « conservateur ».
Depuis l’année passée, les Fonds de recherche du Québec (FRQ) ont modifié les critères qui leur servent à évaluer les dossiers de demandes de bourses déposés par des étudiants qui se lancent dans une maîtrise ou un doctorat. Jusque-là, les critères pris en compte par l’organisme subventionnaire étaient essentiellement des critères d’excellence : parcours universitaire, notes obtenues, prix et récompenses. À ces premiers critères s’en ajoutaient d’autres, destinés à évaluer la valeur du projet de recherche présenté : originalité et pertinence, méthodologie, etc. Tous ces critères tendaient donc à une évaluation des qualités du chercheur et du projet de recherche pour lequel celui-ci demandait le soutien des FRQ.
Seulement voilà, depuis le printemps 2021 s’est ajoutée à ces éléments la prise en compte d’une autre série de critères réunis sous la rubrique « mobilisation sociale ». Or, ceux-ci renvoient davantage à une évaluation politique des différents projets qu’à une évaluation de leur qualité. Il y est question notamment de « capacité d’engagement » et de « prise en considération des objectifs de développement durable des Nations unies, dont l’équité, la diversité et l’inclusion ».
Lors de leur demande de bourse, les candidats doivent donc expliquer en quoi leur projet de recherche constitue « une participation citoyenne » et contribue d’une manière ou d’une autre à cette « mobilisation sociale » qui vise l’atteinte d’objectifs de « développement durable » ou d’« inclusion ».
Ces nouveaux critères laissent craindre que les FRQ ne confondent recherche scientifique et militantisme. Le document explicatif qui accompagne l’énoncé de ces nouveaux critères semble d’ailleurs confirmer une telle crainte puisqu’à titre d’exemples de projets de recherche qui y satisferaient, il énumère : « Effets de la pollution sur la santé », « Autonomisation des femmes autochtones », ou encore « Logement abordable et santé mentale ». En dehors de ces sujets « sociaux » ou « écologistes », en eux-mêmes parfaitement louables, on comprend qu’il sera évidemment plus difficile pour des chercheurs qui se penchent sur des phénomènes astronomiques, la physique quantique ou bien l’histoire de la philosophie de justifier une telle contribution au développement durable.
Ainsi, un seul exemple de recherche en littérature est donné dans le document explicatif susmentionné ; il s’agit de « La vie littéraire au Québec », thème qui correspondrait à l’« Objectif de développement durable 11 : Villes et communautés durables ». Encore apprend-on que l’on doit cette correspondance un peu tirée par les cheveux au seul fait que les FRQ accordent de leur propre chef « une portée élargie » à cet ODD 11 « en y intégrant le patrimoine immatériel en s’appuyant sur la Convention du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO ».
On est soulagé de savoir que, grâce à ce tour de passe-passe, il sera encore possible, au Québec, de soutenir des recherches qui portent sur l’art, la littérature ou l’histoire québécoises.
Mais qu’en sera-t-il de celles portant sur la philosophie d’Aristote, la littérature française ? On devine sans trop de peine le genre de contorsions intellectuelles auxquelles on contraindra certains chercheurs qui seront sommés d’établir un lien entre leur sujet de recherche et l’un ou l’autre des ODD de l’ONU. À moins qu’afin de satisfaire aux exigences des ODD 5 (Inégalités entre les sexes) ou 10 (Inégalités réduites), ils ne se voient tous obligés de réorienter leurs recherches vers l’homophobie chez Aristote ou le sexisme des classiques — sujets en eux-mêmes pertinents, sauf à devenir un nouveau genre d’obligation morale.
De plus, ces critères ne concernent pas seulement les projets de recherche pour lesquels est demandé un soutien financier, mais le demandeur lui-même, qui doit expliquer comment il met « sa pensée, sa parole et son action au service d’une cause collective ». On exige donc de lui qu’il prouve non seulement qu’il est apte à produire une recherche de qualité, mais aussi à quel point il est « progressiste ».
Car là encore, les exemples donnés par les FRQ confirment une conception très orientée de ce que leurs responsables considèrent comme un « engagement » louable et légitime. On y trouve ainsi : « Vous faites partie d’un groupe ou d’un comité qui vise à favoriser l’équité, la diversité et l’inclusion » ; « Vous réalisez des balados pour encourager les saines habitudes de vie » ; ou encore « Vous participez au nettoyage des berges ». Le but est clair : il s’agit pour les candidats de montrer patte blanche. De montrer qu’ils communient aux idéaux du « progressisme » contemporain afin d’éviter que se glisse parmi eux un vilain climatosceptique, un odieux réactionnaire, ou bien alors un de ces « esprits forts » réfractaires à toute idéologie politique, surtout si celle-ci est imposée.
Mais est-ce vraiment à un organisme subventionnaire qui dispose de fonds publics d’imposer ses préférences idéologiques ? Surtout, n’est-il pas intolérable qu’un tel organisme public s’arroge le droit de juger de la vie privée et des opinions des personnes qui réclament son aide ? Car le choix de participer aux activités d’un organisme de bienfaisance comme celui de s’engager en faveur d’une cause quelconque relève bel et bien de la liberté individuelle.
Les FRQ ne devraient avoir à juger que des projets de recherche qui leur sont soumis, et en aucun cas de l’« engagement » des personnes qui les soumettent. Leur fonction est de sélectionner de futurs chercheurs et non des citoyens modèles.
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