Entretien avec Peggy Sastre : « C’est bien l’étiquette féministe qui dérange aujourd’hui »

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féminisme

Par la rédaction de Contrepoints.

La rédaction de Contrepoints s’est entretenue avec Peggy Sastre. Elle est docteur en philosophie des sciences, spécialiste de Nietzsche et de Darwin. Ses travaux s’orientent principalement autour d’une lecture biologique des questions sexuelles. Elle a notamment signé Ex utero – pour en finir avec le féminisme (2009, La Musardine) ainsi que La domination masculine n’existe pas (2015, Éditions Anne Carrière).

Un article du journal  Le Parisien titrait il y a quelques jours « Mort de Gisèle Halimi : la voix des femmes s’est tue ». Alors, la voix des femmes s’est-elle réellement tue ? Nous avons posé trois questions à Peggy Sastre à propos de sa vision du féminisme d’aujourd’hui.

Peut-on dire que la voix des femmes s’est tue ? N’est-ce pas sous-estimer l’extrême richesse de la pensée féministe ? 

Le titre de l’article « La voix des femmes » parle de Gisèle Halimi, pas de la voix des femmes en général. Cependant, il y a dans l’article une imprécision qui rejoint ce que vous mentionnez.

C’est lorsqu’il est écrit « à l’heure où disparaît Gisèle Halimi, le féminisme est sous le feu des critiques ».

Premièrement, c’est confondre LE féminisme avec effectivement la pluralité des voix féminines qui aujourd’hui se font entendre et s’engagent pour l’égalité des droits entre les sexes. C’était l’un des objets de mon premier livre, Ex Utero, sous-titré « pour en finir avec le féminisme », comme dans « pour en finir avec le féminisme au singulier, l’idée que le féminisme serait univoque et avec les expressions du féminisme qui se prennent pour les seules et uniques garantes de la doctrine ». Le féminisme est aujourd’hui assez développé pour compter des tas de voix différentes et souvent très discordantes en son sein, et c’est très bien comme ça.

Deuxièmement, c’est assimiler les expressions féministes les plus médiatiques (et, ceci explique cela, les plus radicales et fanatiques) avec le degré de pénétration des idées féministes dans la société. Depuis des années, des chercheurs sondent régulièrement les populations occidentales en leur posant deux types de questions.

La première « Êtes-vous féministe ? ». Ici, on tombe sur environ 15 % de la population qui répond par l’affirmative, et la proportion diminue effectivement ces dernières années, en particulier dans les plus jeunes générations.

La seconde « Est-ce que vous êtes favorable à l’égalité des hommes et des femmes dans la société ». Là, les pourcentages s’inversent complètement et on tombe sur environ 85 % de oui, 15 % de non.

Ce qui signifie que c’est bien l’étiquette féministe qui dérange aujourd’hui, bien plus que ce que le féminisme veut dire, dans son acception la plus commune. Il y a sans doute énormément de raisons à ce décalage, mais il me semble que le caractère épouvantail de certaines des féministes aujourd’hui les plus médiatiques y joue pour beaucoup.

Les gens « normaux » sont dégoûtés du féminisme tel que ces personnes le représentent, mais pas du féminisme en tant qu’une force d’avancées et de paix sociales parmi les plus puissantes de ces 200 dernières années.

Pourquoi, d’après vous, certains médias donnent l’impression que ces voix des femmes ne sont pas entendues ? 

Parce que l’écosystème médiatique est ainsi fait qu’il n’y a généralement pas de place pour la véritable pensée, c’est-à-dire celle qui n’entre pas facilement dans une case, et encore moins sur la pancarte d’un slogan de manif.

Cela vaut malheureusement pour à peu près tout. Beaucoup de médias, notamment les audiovisuels et les chaînes d’info en continu, ont besoin de punchlines, de contenus simples, de trucs faciles à tronquer et à poster sur les réseaux sociaux pour en faire des contenus viraux.

Ce n’est pas ma guerre, comme disait Rambo. Je fais un pari sur l’intelligence des gens en général et de mes lecteurs en particulier : je ne vais pas vous prendre par la main, je ne vais pas vous brosser dans le sens du poil mais, je vous assure, vous ne serez pas déçus du voyage. Je travaille sur et pour le temps long, ce n’est pas ce que beaucoup de médias vendent.

En outre, ce problème de marginalisation de la dissidence est aussi dû à la pratique médiatique des représentants d’un féminisme qui se veut et se croit hégémonique.

J’ai (relativement) souvent été désinvitée de plateaux ou de conférences parce que les autres invités ne voulaient pas apparaître en ma compagnie, certains en faisant même de grosses colères. De mon côté, jamais je ne demande qui sera invité avec moi, à part au tout dernier moment pour me préparer un tantinet. Mais jamais je ne fais dans le « c’est eux ou moi ».

Sauf que c’est aussi ainsi qu’on occupe le terrain médiatique et qu’on fait croire à une position majoritaire : en ostracisant les multiples minorités qui ont l’outrecuidance de vous contredire.

Enfin, une question plus générale, qu’est-ce que le féminisme doit défendre aujourd’hui ? 

Les idées qui changent le monde suivent souvent une évolution en trois temps.

Il y a d’abord l’apparition. À ce stade, l’idée est socialement « contre-nature » (comme pouvait l’être l’anti-racisme au temps de l’esclavage ou le féminisme à la fin du XIXe siècle) et rencontre une très forte et violente opposition dans la population.

Ensuite, vient le temps de la maturation et la diffusion, quand l’idée séduit de plus en plus de monde, jusqu’à gagner sa naturalité culturelle. À ce stade, la monstruosité est désormais chez ceux qui s’y opposent.

Puis vient le temps de la dégénérescence et de la rétractation. L’idée coule de source, elle n’a plus rien de séditieux et les activistes qui ont souvent un intérêt proprement économique à ce qu’elle garde son côté frondeur – c’est la célèbre formule du philosophe américain Eric Hoffer : « toutes les grandes causes commencent en mouvement, deviennent un business et finissent en racket » – sont obligés de lui trouver des expressions de plus en plus artificielles, dans le mauvais sens du terme, et risquer ainsi de s’aliéner de nouveau une proportion croissante de la population. Nous en sommes là avec LE féminisme.

À mon sens, tous les grands combats ont été gagnés et il n’en reste qu’un : l’obtention de droits égaux pour les personnes faisant commerce de services sexuels. Il est là, le lumpenproletariat de notre siècle.

Que les revendications des prostituées et, plus généralement, des travailleurs du sexe, soient aussi méprisées par les féministes dominantes en dit long de l’hypocrisie et finalement sur la superficialité de leurs engagements.

Il y a là une confusion patente entre féminisme et autoritarisme moral. Ce ne sera jamais mon féminisme.

Le dernier ouvrage de Peggy Sastre, La haine orpheline, est disponible ici.

Un entretien publié initialement le 6 août 2020.

 

Extrait de: Source et auteur

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