Europe – La rencontre du 15 juillet entre la chancelière allemande Angela Merkel et le président des États-Unis Joe Biden, qui s’est soldée par la signature de déclarations communes en matière énergétique et de droits humains, est de l’avis général des analystes perçus comme une victoire des positions allemandes et russes, notamment en ce qui concerne la finalisation du gazoduc Nord Stream 2 reliant la Russie à l’Allemagne.
Alors que les démocrates semblent accepter à reculons la fin des sanctions contre les acteurs impliqués dans la construction du gazoduc — sans pour autant abandonner leur doctrine selon laquelle le doublement de Nord Stream participe principalement d’un projet d’extension de l’influence russe en Europe —, certains républicains vont jusqu’à qualifier le président Biden d’agent russe représentant une menace à la sécurité nationale US.
Des sanctions contre-productives
L’issue de ce conflit gazier ne fait pourtant plus grand doute depuis quelques mois, ce que les propos du président Biden lors de sa rencontre avec la chancelière allemande sont venus confirmer : « Quand je suis devenu président, le gazoduc était terminé à 90%. Des sanctions n’auraient eu aucun sens, il vaut mieux continuer à travailler ensemble, en tant qu’alliés. »
Prolonger cette déclaration revient à se demander si l’arsenal des sanctions US — qui était allé jusqu’à toucher les compagnies d’assurances et de certification du matériel associées au projet gazier — avait réellement un sens. À l’évidence, la politique de sanctions américaine participe d’une guerre politico-médiatique dont il est toujours immensément délicat de départager les belligérants.
En revanche, sur un plan économique et financier, le constat d’échec est indéniable : les sanctions américaines ont été largement contre-productives, ayant forcé la Russie à diversifier son économie et ses exportations et à approfondir une politique de dédollarisation. Un tableau inquiétant pour Washington, qui aura par ailleurs réussi par sa politique de sanctions à pousser la Russie dans les bras de la Chine, alors que ces derniers n’avaient pourtant pas forcément le projet de se rapprocher si rapidement.
Les États-Unis en ont-ils fini avec la Russie ?
Washington n’ayant pas su empêcher Nord Stream 2 et les avancées économiques russes, on peut imaginer le malaise américain face à la zone chinoise, qui dispose d’une influence monétaire grandissant à vue d’œil, affichant de plus en plus ouvertement une politique de consolidation et de développement de sa demande intérieure. Autrement dit : nous assistons à une reconfiguration profonde du capitalisme mondial en place depuis la fin de la Guerre froide.
Le 21 juillet sur Fox News, la fébrilité de l’ancien directeur de la CIA et ancien secrétaire d’État Mike Pompeo n’était pas tant palpable lorsqu’il a déclamé le traditionnel refrain sur « la menace russe », les intérêts de l’OTAN et « ses amis polonais et ukrainiens » qu’au moment de prononcer les trois lettres honnies : C.C.P (Chinese Communist Party – Parti communiste chinois).
D’ordinaire peu friands de positions souples à l’égard de la Russie de Vladimir Poutine, des médias français et allemands ont quant à eux expliqué cet accord Biden-Merkel par la volonté de Washington d’avoir à ses côtés Berlin et Moscou face à la Chine.
C’est le paradoxe du monde qui vient : les grandes clarifications en cours se traduisent autant par un retour de blocs politiques que par un dépassement de ces derniers par l’interconnexion de réseaux économiques, technologiques et politiques. Il s’agit en somme d’un retour en force de la géopolitique dans un contexte de fin de la géopolitique.
L’Allemagne et les autres
Sortie du nucléaire et entendant se débarrasser du charbon, l’Allemagne voit dans Nord Stream 2 une nécessité vitale. Ce projet gazier est d’ailleurs soutenu pour la majorité des Allemands, notamment sur la côte Baltique, une région ayant appartenu à la République démocratique d’Allemagne, où le gazoduc arrivera, et où la population et les acteurs locaux ne se sont jamais réellement débarrassés de leurs sympathies pro-russes, bien au contraire.
Seuls les Verts allemands, qui réussissent l’exploit de cumuler des relais militants s’inspirant de Greta Thunberg (manifestations Fridays for future) et des contacts ukrainiens à haut niveau (donc avec des personnes soutenant les milices ukro-nazies), s’opposent à ce projet. S’ils venaient à participer à un gouvernement à l’automne, ils tenteront évidemment de monnayer leur présence en mettant le dossier Nord Stream 2 dans la balance. Au vu de l’avancement du projet, on voit mal cependant comment il pourrait être arrêté, sauf à imaginer des actes de piraterie.
La certification du projet devrait d’ailleurs intervenir à la fin du mois d’août, dans un contexte de hausse des prix du gaz, les différents acteurs se rendant bien compte qu’il est impossible de suppléer à la demande européenne de gaz en se passant du projet russe.
Autre enseignement de Nord Stream 2 : bien qu’omniprésente quand il s’agit de mettre en œuvre des méthodes d’ingénierie sociale et de se prononcer sur des sujets abusivement qualifiés de « sociétaux », l’Union européenne prouve encore qu’elle est géopolitiquement inexistante, et que si puissance régionale il y a, elle se trouve à Berlin.
La finalisation du projet gazier vient parachever le monopole politique allemand en Europe. Que ce dernier passe par un approfondissement des liens avec la Russie — démarche d’ordinaire fermement condamnée par une série d’acteurs occidentaux (cf. le cas hongrois) — sans qu’elle ne soit copieusement couverte d’opprobre montre à quel point Berlin est seule à bord en Europe.
D’aucuns ont peut-être raison de voir dans l’accord Biden-Merkel un recul des positions de Washington. Ce qui est en revanche plus sûr, c’est que cet accord montre surtout de manière ouverte que pour les Américains, seul Berlin compte en Europe.
La Pologne et l’Ukraine protestent
Le grand perdant de cet accord est incontestablement le pouvoir kievien, qui voit se réaliser ce qu’il redoute depuis plusieurs années : une perte considérable de revenus obtenus par les frais de transit gazier (environ 3 milliards de dollars par an). Sans ces revenus, l’Ukraine aura grand mal à poursuivre l’entretien de son réseau gazier (plus de 33 000 kms) pour être en mesure d’obtenir de nouveaux contrats de transit après 2024.
Ce coup dur économique — que seule une hausse des investissements chinois en Ukraine permettra d’atténuer — est d’autant plus violent que l’entretien du réseau ukrainien ne peut se faire sans le concours et le savoir-faire d’ingénieurs allemands.
La finalisation du projet gazier semble par ailleurs marquer une fin de cycle dans les relations entre Kiev et Moscou — la Russie entendant mettre un terme à trente ans de subventions à fonds perdus accordés à l’Ukraine (par des prix du gaz avantageux), qui, malgré cette rente de situation que lui offre la Russie, est depuis 2004 de plus en plus intéressée par des rapprochements avec les Occidentaux, et s’est vue accuser en 2006 et 2009 d’avoir siphonné du gaz transitant par son territoire. L’acheminement du gaz russe par la Baltique procède de cette relation biaisée entre Moscou et Kiev, et participe d’une volonté de la Russie de baisser ses coûts de transport.
L’accord Biden-Merkel prévoit deux points destinés à passer du baume à Kiev. Premièrement, l’engagement pris par l’Allemagne de prendre des sanctions contre la Russie si cette dernière venait à utiliser la question gazière comme un moyen de pression politique. Au vu des enjeux pour l’Allemagne, cet engagement paraît dénué de toute consistance. Deuxièmement, un soutien financier à l’Ukraine pour sa transformation énergétique. Un engagement pour lequel même les élites kieviennes ne montrent pas grand intérêt, tant les sommes sont inférieures à ce que perdra l’Ukraine en cas de non-renouvellement de ses contrats de transits gaziers.
Kiev semble résolument à la dérive et le président Zelensky n’intéresse plus grand monde, les Américains semblant se contenter de cette situation de pourrissement d’un pays maintenu artificiellement à flot.
Bien que cela ne soit pas surprenant, c’est pourtant avec Kiev que la Pologne s’est associée pour condamner dans une déclaration commune l’accord Biden-Merkel, rappelant ainsi une opposition inchangée au projet Nord Stream 2.
Bien évidemment, la réaction de Varsovie à la finalisation du projet Nord Stream 2 peut s’expliquer, et les élites polonaises savent pertinemment qu’elles sont contraintes d’engager leur pays sur la voie d’une diversification énergétique à marche forcée. Se joindre à l’Ukraine peut en revanche se discuter si l’on sait l’état de déliquescence économique et politique dans lequel risque de se retrouver Kiev dans les mois et années à venir. Le risque que l’Ukraine n’existe plus sous sa forme actuelle à l’avenir est d’ailleurs de plus en plus probable.
Le contexte est clair : avec l’accord des États-Unis et satisfaisant plusieurs années de velléités commerciales et politiques russes, l’Allemagne s’installe encore plus dans son rôle de gendarme de l’Europe, tout cela au moment où la Chine ne cache plus son projet consistant à bétonner sa propre zone économique, financière et monétaire.
Une clarification, certes, mais en prévision de quoi ? Les Allemands se contenteront-ils de leur rôle de gendarmes ? Les États-Unis disposent-ils encore d’assez de ressources pour se battre contre la nouvelle donne chinoise ? En tout état de cause, le continent européen, passablement engagée sur une pente hygiéniste, est bien démuni face à ce qui s’apparente à sa mise en vente faisant suite à sa perdition. Avec Nord Stream 2, l’Allemagne vient-elle de négocier sa part ?
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