Laetitia Strauch-Bonart, propos recueillis par publié le 17 mai 2021
,Le clivage gauche-droite est-il encore pertinent pour s’orienter dans la politique contemporaine ? Alors que les sondages font état d’un basculement électoral de l’opinion vers la droite et d’une fragmentation de la gauche, dans le champ idéologique, l’état des lieux est opaque : les uns considèrent que l’extrême droite a gagné la bataille des idées en ayant réussi à mettre les questions autour de l’islam, de la laïcité et de la sécurité au centre du débat, les autres considèrent que la gauche radicale polarise le débat autour des questions du racisme, de la cancel culture, du genre et de l’identité. Chaque camp accusant l’autre de « faire le jeu » de l’extrême droite. Pour y voir plus clair, nous avons demandé à une dizaine de jeunes philosophes issus de toutes les couleurs du champ politique, de répondre à trois questions : êtes-vous de gauche ou de droite ? Comment définissez-vous ce partage ? Va-t-il disparaître ou être réinventé ?
Aujourd’hui, la réponse de la libéral-conservatrice Laetitia Strauch-Bonart. La philosophe oppose au progressisme de gauche qui table sur la bonté naturelle de l’homme la politique prudentielle de la droite fondée sur une conception pessimiste de la nature humaine.
Vous considérez-vous comme de gauche ou de droite (ou refusez vous d’entrer dans cette division, et si oui, pourquoi) ?
Laetitia Strauch-Bonart : Je me considère comme de droite, d’un point de vue intellectuel plus que politique, car je me reconnais peu dans la droite politicienne d’aujourd’hui. Ma droite idéale est un mélange de libéralisme et de conservatisme, un courant où la liberté politique et économique des citoyens reste indissociable de leur attachement mutuel et de leur inscription dans un passé commun, et où l’échelle d’intervention politique par défaut est toujours la plus locale possible.
Qu’est-ce qu’être de gauche ? Qu’est-ce qu’être de droite selon vous aujourd’hui ?
On distingue souvent la droite et la gauche en fonction de leur rapport au changement : la gauche serait le parti du progrès et de la révolution, la droite de la conservation et même de la réaction. En 1789, moment de naissance de cette distinction, celle-ci avait un sens. Mais aujourd’hui la gauche peut être conservatrice et la droite réformiste. C’est pourquoi j’y préfère une autre distinction, qui conditionne la première : à mon sens la politique de droite est fondée sur une conception profondément pessimiste de la nature humaine. Consciente des failles humaines, la droite estime qu’elles peuvent être dépassées par des institutions libres, qui fonctionnent malgré les vices privés et même les utilisent au profit du public. D’où sa préférence pour la prudence sur l’innovation non réfléchie, car détruire est aisé mais rebâtir est bien plus difficile. Je me place ici dans la filiation du philosophe conservateur anglais Roger Scruton, et notamment de la vision qu’il développe dans son ouvrage The Uses of Pessimism.
La gauche pense le contraire en considérant, dans la tradition rousseauiste, l’individu comme fondamentalement bon et les institutions comme corruptrices. Paradoxalement, la solution qu’elle trouve à cette imperfection est de faire obstacle aux libres interactions sociales en tentant de les contrôler et de les orchestrer le plus possible – d’où sa religion de l’État interventionniste. C’est aussi pour cela que les intellectuels sont majoritairement de gauche, attirés qu’ils sont par les grands « plans » pour « changer la société ». La droite est à mon sens bien plus fidèle à la nature humaine que la gauche, même si elle tend peut-être à exagérer l’ampleur du mal.
Une autre différence est que l’obsession du bien rend la gauche persuadée d’être elle-même constamment dans le bien. Elle s’est arrogé le monopole de la justice sociale, alors que rien ne dit que la droite ne cherche pas elle aussi le bien et la justice dans une communauté politique.
Y a-t-il ou devrait-il y avoir une redéfinition idéologique, et sur quelle base, de cette division ? Ou est-elle vouée à disparaître au profit d’autres clivages autour de l’écologie, de l’identité, de l’Europe, etc. ?
Comme toutes les divisions centenaires, celle qui sépare la gauche de la droite ne s’éteindra pas de sitôt, et il serait présomptueux de penser pouvoir l’abattre en quelques années. La Révolution française n’a pas seulement fondé notre démocratie, elle a sécularisé le politique en le plaçant sur un axe temporel où ceux qui veulent toujours plus de « progrès », quel qu’il soit, se heurtent aux doutes de ceux qui souhaitent le ralentir. La gauche reste le moteur du mouvement, la droite son frein. Certains intellectuels de droite aimeraient qu’elle reprenne le flambeau de l’hégémonie culturelle en ne se contentant pas de toujours réagir aux propositions de la gauche. Mais c’est la nature de la droite que de réagir (ou mieux, d’anticiper), et, quand elle se fait révolutionnaire, elle n’est plus vraiment elle-même.
Par ailleurs, je me méfie du discours de dépassement de l’alternative droite-gauche qui vise à remplacer celle-ci par la distinction entre le « progressisme » et les « extrêmes » ou les « conservateurs ». C’était la tentative d’Emmanuel Macron en 2017. Comme l’avait déjà compris Alain-Gérard Slama dans les années 1990, le centrisme peut lui aussi devenir un extrémisme (c’est ce qu’il appelait l’« extrême centre ») quand il se drape des oripeaux de la « raison » et de l’« expertise ».
Et vous, qu'en pensez vous ?