Suicides dans la police : le ministère de l’Intérieur a-t-il enfin compris ?

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Une étude produite par la Mutuelle des forces de sécurité (MGP) et révélée par FranceInfo est venue redire le 7 juin la détresse des effectifs français en assénant une statistique impitoyable : 44 policiers s'ôtent la vie en moyenne, chaque année.

«La moyenne est stable depuis au moins 25 ans, si une année il y a 30 morts, l'année d'avant il y en avait eu 60 et on retombe toujours autour de 45 suicides de policiers. On dénombre 1 300 morts depuis 25 ans. On meurt plus du suicide qu'en intervention», se désole au téléphone Christophe Girard, président de l'association PEPS, qui lutte contre le suicide des policiers en détresse.

L'étude de la Mutuelle MGP avance pour sa part le chiffre de 1 100 morts pour cette période et précise que c'est 50% supérieur à la population générale. Le fameux «compteur de la honte», souvent brandi par les associations policières hors-syndicats, a de nouveau repris son inexorable rythme, avec déjà 16 policiers qui se sont suicidés depuis le 1er janvier 2021.

Toujours selon l'étude réalisée auprès de 6 000 fonctionnaires, 40% des policiers sont en détresse psychologique et 24% d'entre eux ont eu des pensées suicidaires ou ont été témoins de paroles de collègues allant dans ce sens en seulement un an.

Pour sortir de «la prison psychologique» : la démission ou le suicide

Parmi les conclusions de l'enquête, on retrouve diverses raisons à ces suicides : le manque de temps pour parvenir à accomplir leurs diverses tâches, qui mène inévitablement à une perte de sens au travail, mais également une grande difficulté des policiers à concilier la vie professionnelle avec la vie privée. Un policier anonyme interrogé par RT France résume ainsi l'esprit de corps dans les services de police : «Tu vis police, tu manges police, tu fais tes soirées police. Ce sont les mêmes mécanismes que la secte. Tu peux y entrer facilement avec des discours biaisés. Puis, quand tu te rends compte de la situation, tu ne peux en sortir que par la démission, très compliquée... ou le suicide. Avec d'autres collègues, nous appelons ça "la prison psychologique".»

Ce sentiment d'enfermement institutionnel est souvent verbalisé par les petites familles syndicales ou les associations de policiers en colère contactées par RT France, mais les porte-voix syndicaux de premier plan s'en font rarement l'écho.

Or, ce sont justement ces instances qui sont consultées en haut-lieu par la direction générale de la police nationale et le ministre de l'Intérieur lui-même pour recueillir les doléances du secteur.

Une exception notable a eu lieu le 31 mai, ainsi que le révélait RT France le 26 mai : Marlène Schiappa a reçu des associatifs au Beauvau de la sécurité pour une table ronde extraordinaire au sujet des suicides en police nationale. Le sujet n'était pas prévu au programme et il a été choisi de ne pas diffuser cette table ronde en direct sur les réseaux sociaux.

Les tables rondes du Beauvau : un exercice de communication crispé

Un policier interrogé par RT France qui a accompagné l'association de prévention PEPS-SOS Policiers en détresse «jusqu'à la grille du ministère» s'est étonné de voir Gérald Darmanin qui quittait Beauvau au même moment qu'allait commencer cette nouvelle table ronde pilotée par Marlène Schiappa.

Christophe Girard, vice-président de l'association PEPS nous explique au téléphone : «Marlène Schiappa nous a assuré que c'était elle qui avait voulu être présente sur ce sujet précis du Beauvau de la sécurité après avoir rencontré les familles de policiers qui s'étaient suicidés.»

Selon une source policière, le ministère aurait aussi expliqué que la séance ne pouvait pas être transmise en direct sur les réseaux sociaux à cause de la campagne des régionales dans laquelle s'est engagée Marlène Schiappa en parallèle de son activité au ministère de l'Intérieur...

Une autre source fait aussi l'hypothèse que cette séquence du Beauvau ayant été «montée un peu à l'arrache» a peut-être nécessité de recourir à une organisation différente de l'édition précédente (traitant des relations entre police et justice) au cours de laquelle Gérald Darmanin, en opération déminage, avait souligné plusieurs fois à l'assistance : «Nous avons toute la journée pour parler ensemble.»

Certains suicides sont la production directe de difficultés avec quelques personnalités dangereuses que l'administration protège au lieu de les dégager

Une source syndicale a pour sa part souligné que les organisations du secteur avaient sagement lu leurs déclarations chacune leur tour, de façon un peu crispée, tandis que les associatifs avaient dialogué de façon très naturelle et sans lire leurs notes sur ce sujet qu'ils maîtrisaient visiblement par cœur... Un esprit chafouin de l'assistance allant même jusqu'à faire l'hypothèse que certains représentants syndicaux n'avaient plus travaillé en commissariat depuis bien longtemps et qu'ils auraient donc été bien en peine de converser avec une telle aisance sur le sujet du mal-être au quotidien d'un policier.

Christophe Girard, lui, souligne pour sa part que Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, a été particulièrement à l'écoute en entretien privé et qu'il avait connu le fléau du suicide en tant que chef de service en police.

Faire baisser les suicides : un nouveau protocole de travail suscite l'espoir

Quoiqu'il en soit, les associatifs de PEPS se réjouissent d'avoir arraché un protocole de travail à l'administration qui les écoute enfin. Et pour cause : là où le numéro vert mis en place par l'administration pour contrer le suicide traite une soixantaine de cas par an, les bénévoles de l'association prennent en charge environ 500 policiers... et les fonctionnaires engagés au sein de PEPS exercent cette activité en parallèle de leur travail depuis 2019, avec des appels «le matin, le soir, la nuit, le week-end... Quand on peut, en fait !», explique Christophe Girard.

«Nous avons 60 référents sur tous les départements et 17 d'entre nous ont suivi des formations spécifiques pour aider. Nos collègues référents se signalent auprès de la hiérarchie et auprès des collègues, puis ils nous font remonter les demandes pour les collègues en détresse. Pour les policiers, cela permet surtout de ne pas passer directement par la case psy et nous prenons le relais, éventuellement pour le passer à un des médecins bénévoles qui travaillent avec nous. Le principe c'est de provoquer une amorce de dialogue entre collègues pour libérer la parole.»

Pallier les manques d'une administration qui finit par devoir acter le réel ? C'est le sens général du protocole de travail reconductible signé entre l'association et Beauvau : «Ce modèle de référents a très bien fonctionné à Montréal où il a permis de faire baisser les suicides de 70%, puis au Royaume-Uni qui suit le même exemple depuis 2015. Nous voulons l'adapter à la France. Moi, j'ai dit au ministère que j'étais disponible pour y travailler dès le lendemain de la table ronde. J'ai 26 ans de voie publique dont 22 ans de brigade anti-criminalité, alors l'urgence, j'ai l'habitude. Nous allons travailler en direct avec la DRCPN [les ressources humaines de la police] qui a une cellule alerte prévention suicide composée actuellement de deux personnes et d'un professeur en psychiatrie.»

Cette fois on va demander des résultats. Nous l'avons dit à Marlène Schiappa : nous voulons des actes

Surtout, Christophe Girard espère que le protocole de travail sera suivi sur le long terme : «Ce que nous avons tous pu constater c'est qu'à chaque pic de mortalité, il y a une réponse donnée, parce qu'il le faut... puis tout le monde passe à autre chose, y compris nos dirigeants. Mais comment, dans ces conditions, savoir si les réponses apportées sont suivies d'effet ? Cela donne l'impression d'une obligation de moyens, sans obligation de résultat. Nous l'avons dit au Beauvau de la sécurité : nous avons à cœur que le protocole de travail soit entièrement mis en place avec un suivi derrière.»

L'association voit un bon augure dans ce signal d'ouverture qui lui est accordé par l'administration à l'occasion du Beauvau de la sécurité, mais reste donc sur ses gardes : «Cette fois on va demander des résultats. Nous l'avons dit à Marlène Schiappa, nous voulons des actes... Tout le monde nous a écouté au Beauvau, nous saurons plus tard si nous avons aussi été entendus. Il ne faudrait pas que la montagne accouche d'une souris.»

Les autres corps de métier de la sécurité oubliés ?

«Oui c'est très dur pour les policiers nationaux, mais ce ne sont malheureusement pas les seuls», souligne Christelle Teixeira, présidente d'Uniformes en danger et interrogée par RT France alors qu'elle venait de recevoir la distinction de l'Etoile civique sous l'Arc de Triomphe pour son engagement associatif.

Et d'expliquer : «Dans tous les uniformes, le phénomène du suicide s'amplifie et on en parle de moins en moins, mais les suicides existent dans toutes les corporations de secours. Encore la semaine dernière, un surveillant pénitentiaire [dépendant donc du ministère de la Justice] s'est suicidé. Cela touche aussi les gendarmes, donc ce n'est pas que la police. Il ne faut pas oublier que tous les uniformes sont victimes de ce fléau.»

L'UPNI appelle les syndicalistes à un sursaut radical

Le porte-parole de l'association de policiers en colère UPNI, Jean-Pierre Colombiès, se montre pour sa part beaucoup plus vindicatif et appelle les organisations syndicales à un sursaut radical : «Au Beauvau de la honte, les secrétaires généraux des organisations syndicales devraient venir puis quitter la salle immédiatement pour marquer le coup ! Sinon ils se font manipuler. De toute façon, tant que les relations humaines n'auront pas changé en profondeur dans l'institution police, rien ne pourra réellement changer.»

Et de dénoncer sans ambiguïté : «J'ai eu la chance de ne croiser que très peu de chefs de service vraiment nocifs dans ma carrière, mais il faut le dire : beaucoup de burn-out et de suicides sont la production directe de difficultés avec quelques personnalités dangereuses qu'on trouve malheureusement dans toute la fonction publique et que l'administration protège au lieu de les dégager.»

Antoine Boitel

 

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