Contre le ressentiment qui hante notre époque, le manuel d’antiwokisme de Jordan Peterson

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Le professeur canadien est un ovni intellectuel absolu dont le succès aussi ahurissant que fulgurant dit quelque chose de notre époque. Il publie 12 nouvelles Règles pour une vie (Michel Lafon), un ouvrage de développement personnel à rebours de la rhétorique victimaire de notre époque hypersensible. Recension d’Eugénie Bastié.

Un chroniqueur du New York Times l’a un jour qualifié d’« intellectuel actuel le plus influent du monde occidental ». Son livre 12 Règles pour une vie s’est vendu à 5 millions d’exemplaires et est traduit en cinquante langues. Il a 3,7 millions d’abonnés sur YouTube, où sa vidéo la plus regardée (8,5 millions de vues) s’intitule Introduction à l’idée de Dieu et dure 2 heures 30. Avec son grand front, sa gestuelle digne des meilleurs orateurs et son obsession pour l’art soviétique, Jordan Peterson est un phénomène. Un ovni intellectuel absolu dont le succès aussi ahurissant que fulgurant dit quelque chose de notre époque. Il publie ces jours-ci en France un nouveau livre 12 nouvelles règles pour une vie — au-delà de l’ordre, la suite de son premier ouvrage.

Ce docteur en psychologie, professeur à Harvard puis à l’université de Toronto s’est fait connaître il y a peine cinq ans lorsqu’il a formulé publiquement son opposition à une loi proposée par le gouvernement de Justin Trudeau contre la discrimination des étudiants transgenres, affirmant son refus d’utiliser les pronoms dits de genre neutre (zie, xe, sie, ey, ve, tey, hir…) plutôt que les pronoms traditionnels (he, she). Son deuxième coup d’éclat médiatique fut une interview sur la chaîne Channel 4 (4 millions de vues sur YouTube) où il atomise Cathy Newman [voir vidéo ci-dessous sous-titrée en français], une journaliste féministe qui l’interrogeait sur sa volonté de blesser les trans : « Pour être capable de penser, il faut prendre le risque d’être offensé. » Depuis, il est caricaturé en prophète masculiniste par les gauchistes américains qui en font l’intellectuel organique du trumpisme. Mais Peterson déjoue les étiquettes dans lesquelles on voudrait l’enfermer.

Quasiment métaphysiques

Sorte d’hybridation entre Éric Zemmour pour l’antipolitiquement correct et de Boris Cyrulnik pour la résilience, il est aussi connu pour les règles de vie qu’il délivre à son public. Par son caractère positif et concret, 12 nouvelles règles pour une vie déstabilisera les lecteurs français conservateurs plus habitués aux déplorations apocalyptiques et au démon de la théorie qu’au prosaïsme du développement personnel. Mêlant habilement des anecdotes sorties de son cabinet de psychologue, des commentaires de films de la culture populaire et des extraits de la Bible, Peterson délivre en 12 chapitres 12 règles de vie à la fois très concrètes et quasiment métaphysiques. On y trouvera aussi bien des réflexions universelles sur les invariants de l’humanité que des conseils pratiques pour améliorer sa vie conjugale. De la première, « Éviter de constamment dénigrer la créativité et les institutions sociales » à la douzième, « Soyez reconnaissants malgré vos souffrances », une philosophie se dégage, qu’on pourrait qualifier de libérale-conservatrice.

C’est toute l’habileté de Jordan Peterson de justifier rationnellement et de remettre au goût du jour des préceptes de morale universelle dont on trouve des exemples aussi bien dans le Décalogue biblique que dans les grands Walt Disney. Son idée centrale est celle de la philosophie classique : l’homme est un animal social par excellence et les institutions et les traditions ne sont pas des instruments de pouvoir au service des dominants, comme tente de le faire croire la vulgate féministe et antiraciste, mais des solutions qui ont traversé le temps. La réalité sociale est infiniment plus complexe que le réductionnisme idéologique qui consiste à lire le monde entier selon une grille abstraite et simple : l’algorithme freudien (tout est sexualité), l’algorithme marxiste (tout est économie) ou l’algorithme foucauldien (tout est pouvoir). « Renoncez à l’idéologie » (règle 6), nous dit Peterson. Il pulvérise les dogmes victimaires de notre époque hypersensible qui pousse les individus à attribuer sans cesse leurs malheurs au « système » qu’il s’agisse du patriarcat, du privilège blanc ou du capitalisme.

L’honnête homme que dépeint Peterson est l’antithèse de l’homme nouveau des progressistes ou des existentialistes, qui trace sa destinée en levant tous les déterminismes qui pèsent sur lui. Il est celui qui sait la nécessité de l’ordre et intériorise la contrainte sociale non pas comme tyrannie imposée, mais comme le tuteur d’une vie bonne. « Les limites, les contraintes, les frontières arbitraires — les règles, les règles tant redoutées — assurent non seulement l’harmonie sociale et la stabilité psychologique, mais rendent également possible la créativité qui permet de renouveler l’ordre », écrit avec profondeur Peterson. Et le professeur de citer Jésus, qui respecte l’autorité de la loi — jusqu’à se laisser tuer — tout en les contournant parfois pour un Bien supérieur, mais aussi les héros de Harry Potter qui se caractérisent par la socialisation dans un monde extrêmement codifié et l’infraction des règles pour servir la Cause. Il nous faut « tolérer une certaine dose d’arbitraire pour conserver l’unité du monde », « comprendre la nécessité des règles, le chaos auquel elles permettent d’échapper », tout en sachant parfois « servir l’esprit de la loi plutôt que la lettre ». Car toute société a besoin aussi de renouveler ce qu’il y a en elle d’obsolète.

Le ressentiment de l’homme blanc

Certes, le côté « éthique protestante » du petersonisme, qui axe la réussite sur la responsabilité individuelle — « aide-toi et le ciel t’aidera » — agacera peut-être les Européens blasés que nous sommes. Mais ce livre est bien plus que l’essai d’un coach de vie tel que l’Amérique en produit à la pelle. C’est un parfait manuel d’antiwokisme, à destination d’une jeunesse à qui l’on inocule à haute dose la culpabilité quand elle est blanche et le ressentiment quand elle appartient aux minorités.

Le succès de Peterson auprès des jeunes hommes — il admet que 80 % de son public sur YouTube est masculin — en dit long sur le manque auquel il répond. Contrairement à ce que veulent faire croire ceux qui le dépeignent en prophète de l’« altright » violente, Peterson n’est pas de ceux qui soufflent sur les braises du ressentiment de l’homme blanc en colère. Mais qui au contraire cherchent à construire plutôt que déconstruire, programme unique de la morale depuis quarante ans.

12 nouvelles règles pour une vie,
Au-delà de l’ordre,
par Jordan B. Peterson,
chez Michel Lafon,
le 6 mai 2021
395 pp.,
19,95 euros
ISBN-13 : 978-2749944876

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