Sainte-Sophie, otage du panislamisme turc

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Quatre jours après avoir lancé l’appel à la prière des quatre minarets de Sainte-Sophie, « reconquise » par la seule volonté de Recep Tayyip Erdogan qui, une fois de plus, a mesuré la docilité à son égard du monde occidental bien décidé à ne pas faire de vagues, le muezzin Osman Aslan était la première victime de cette reconfessionnalisation islamique, terrassé qu’il était par une crise cardiaque. Une information qui n’a pas fait le tour des rédactions et que les médias dominants se sont bien gardés de diffuser massivement, de peur sans doute, de provoquer la colère présidentielle.

Decorum et yatagan

Cet adhan (appel à la prière), prononcé pour permettre aux partisans du Raïs turc de reprendre une dose de réislamisation dans une ville perdue par l’AKP aux dernières élections municipales et dirigée maintenant par un maire kémaliste modéré auquel Erdogan veut montrer qu’il ne laissera pas s’installer à Istanbul une politique de désislamisation, a été suivi d’une véritable cérémonie religieuse de revanche sur le christianisme et sur tout ce que peut représenter l’orthodoxie aux yeux des islamo-conservateurs au pouvoir. C’est ainsi qu’on a pu voir Ali Erbas, chef religieux musulman chargé par Erdogan de redonner à Sainte-Sophie son lustre perdu en 1934, quand Mustafa Kemal en avait fait un musée, monter au minbar (estrade) tenant un yatagan gravé et renouant ainsi avec la tradition instaurée en 1453 après la chute de Constantinople. « Jusqu’en 1934, les sermons du vendredi ont toujours été prononcés le sabre à la main. Si Allah le veut, nous renouons avec cette tradition, le symbole de la conquête », a-t-il justifié, le vendredi 24 juillet, jour de la reconversion de la « Grande Eglise » en mosquée.

Le maillage islamique

Ce théologien dans la fleur de l’âge veut que Sainte-Sophie redevienne une madrasa (école religieuse) chargée de réislamiser une société jugée trop laïque par Erdogan. En sa qualité de patron de la Direction des affaires religieuses (Diyanet) depuis 2017, il gère 84 684 mosquées sur l’ensemble du territoire turc, sans parler du contrôle qu’il exerce sur les 2 000 autres mosquées – en particulier en France et en Allemagne – chargées de faire rayonner l’islam turc hors frontières et de formater les populations turques expatriées. Cet organisme gouvernemental rémunère l’ensemble des imams, muezzins, théologiens et autres prédicateurs. Il dispose d’une chaîne de télévision, d’une maison d’édition ainsi que de crèches pour les petits Turcs ainsi islamisés dès la sortie du berceau. Autant dire donc que l’encadrement de la religion musulmane est une véritable affaire d’Etat à laquelle il convient d’ajouter les réseaux de charité islamique gérés par le parti présidentiel (AKP) sur le modèle des Frères musulmans et grâce auxquels Erdogan avait pu, en son temps, remporter la mairie d’Istanbul.

Le fric américain… et le grisbi européen

De plus, il ne faut pas oublier qu’Erdogan, vainqueur des élections de 2002 avec plus de 32 % des voix, a dû les premiers succès de son gouvernement aux crédits américains et aux fonds européens versés pour réaliser l’union douanière ainsi que des délocalisations d’usines venant d’Europe occidentale. Cette manne financière lui a permis de réaliser un formidable développement économique pour son pays, mais également de démanteler des entreprises contrôlées par l’armée et donc de réduire l’influence kémaliste. Tout cela avant la crise mondiale de 2008-2009 et la mise en place d’un système clientéliste qui a conduit à la crise politique et financière actuelle et à la chasse systématique à tous ceux qui peuvent lui faire de l’ombre. Conscient de la crise profonde qui secoue son pays et de la récession qui a fait plonger la livre turque et lui a fait perdre la main dans nombre de villes dont Ankara et Istanbul, le président turc utilise les mêmes armes que l’affreux Menderes quand il persécutait les chrétiens dans les années 1950 de l’autre siècle : faire de la Grèce et des chrétiens des cibles destinées à cimenter l’opinion et prendre la tête de l’islam politique dans le monde musulman pour réaliser son rêve de résurrection d’un Empire ottoman panislamiste. On en veut pour preuves son appui au gouvernement libyen et son appel de Misrata, qui signifie un désir de reconquête de l’Afrique du Nord, son hostilité au régime de Bachar El-Assad, son rôle délétère dans la crise migratoire avec la Grèce et sa volonté de mettre la main sur les hydrocarbures en mer Egée.

Sèvres ou Lausanne ?

Certains journaux du soir, belge et français, prétendent qu’Erdogan aurait voulu, en « capturant » Sainte-Sophie, prendre sa revanche sur le traité de Sèvres signé le 10 août 1920 par des mandataires du sultan Mehmed VI. On peut comprendre que les nationalistes turcs puissent ressentir cet épisode historique comme une humiliation, mais ledit traité, qui prévoyait un véritable dépeçage de l’Empire ottoman, n’a jamais été appliqué pour la bonne et simple raison que Mustafa Kemal, chef du gouvernement d’Ankara qui avait déclenché la guerre d’indépendance turque en mai 1919 contre la France, la Grèce, l’Italie et la Grande-Bretagne, n’a jamais accepté les conditions de ce traité. Plus de trois ans de guerres et de combats menés par les Jeunes-Turcs chasseront les Grecs, les Italiens et les Français d’Anatolie et seront à l’origine de l’exode forcé de près de deux millions de Grecs.

Le traité de Lausanne reconnaît ainsi la légitimité de Mustafa Kemal, définit les frontières de la Turquie moderne et établit les conditions des changements de populations entre la Grèce et la Turquie, créant notamment les écoles minoritaires en Thrace grecque, à Istanbul et dans les îles d’Imbros et de Tenedos. Il est signé le 24 juillet 1923. 24 juillet, jour précisément choisi par Erdogan pour la deuxième chute de Sainte-Sophie. Un choix particulièrement symbolique quand on sait que le président turc, tout en reconnaissant que le traité de Lausanne a effacé l’affront du traité de Sèvres et marqué le début de la Turquie moderne, considère que les îles du Dodécanèse doivent revenir à la Turquie et réclame la reconnaissance des droits historiques ottomans sur l’espace maritime partagé avec la Grèce. Il rappelle ainsi qu’il pourrait bien remettre en question les termes de ce traité et effacer d’un trait de plume tout ce qui ne convient pas… au successeur des sultans panturcs qu’il désire incarner.

Une nouvelle Sainte-Sophie ?

Visiblement touché par le message du patriarche de Moscou qui a vivement protesté contre la décision turque d’accaparer « un sanctuaire chrétien essentiel », le président syrien Bachar El-Assad a annoncé que la Syrie allait construire, avec l’aide de la Russie, une réplique de Sainte-Sophie dans la province centrale de Hama (ville où Hafez El-Assad, père de Bachar, réprima dans le sang une révolte islamiste). L’idée, qui aurait germé dans la tête du responsable d’une milice fidèle au président syrien, aurait reçu l’approbation du métropolite de l’Eglise orthodoxe grecque de Hama. Un geste fort qui laisse le Vatican muet.

Plus que jamais d’actualité, Chateaubriand redoutait que la Turquie n’introduise « la barbarie en Occident » et s’inquiétait de « l’imprévoyance des gouvernements chrétiens ». Dans Les Mémoires d’outre-tombe, il écrivait ainsi à propos des Ottomans : « Un peuple dont l’ordre social est fondé sur l’esclavage et la polygamie est un peuple qu’il faut renvoyer aux steppes des Mongols. » Des propos à méditer plus que jamais. •

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