Depuis quelques années, les « valeurs géopolitiques » se sont complètement retournées. Jadis, le prestige reposait sur la force, sur la grandeur, sur la victoire, notamment militaire. Aujourd’hui, c’est la victimisation qui attire et qui rend victorieux. Il faut à tout prix montrer que l’on a été victime d’une avanie ou d’une injustice, que l’on a subi un massacre, que l’on a été faible.
Perdre une bataille est devenu positif, car il fait de nous une victime de l’injustice et de l’inégalité.
À l’inverse, la victoire militaire est suspecte. On lui reproche souvent de reposer sur l’asymétrie, ce qui la rend injuste, sans se dire que c’est aussi une victoire pour un pays que d’avoir su développer une puissance militaire et technique supérieure aux autres. Le victorieux est suspect ; le perdant est bien vu.
Nombreux sont les prénoms qui sont dérivés de la victoire : Victor, Victorien, etc. ou bien Auguste et Augustin, ou encore Léo et Léon, qui vient de lion et qui symbolise la force.
À ces prénoms masculins se déclinent leurs versions féminines. Il n’y a pas de prénom qui dit la faiblesse, la lâcheté, la défaite parce que cela n’était pas perçu comme des valeurs par les Romains et les médiévaux. Au rythme où va ce renversement des valeurs, on aura peut-être dans quelques années des enfants prénommés « Looser » ou « Perdant » et cela sera porté comme un titre de gloire.
Où est Patay ?
Tout le monde a entendu parler d’Azincourt (1415), terrible défaite de l’armée française où sa cavalerie a été massacrée par les archers anglais. Alors que la France a finalement gagné la guerre de Cent Ans, Azincourt est la bataille qui reste dans la mémoire collective. Il est vrai que Shakespeare en a très bien parlé dans son Henry V, mais de son côté c’est une victoire. Mais la levée du siège d’Orléans par Jeanne d’Arc et la victoire de Patay (1429) sont oubliées. À Patay, la cavalerie française a massacré les archers anglais, prenant leur revanche d’Azincourt. Jeanne d’Arc a longtemps été exaltée, autant par les républicains nationalistes que par les catholiques. En 1920, elle a reçu une double canonisation : celle de l’Église, qui l’a déclarée sainte, celle de la République, qui a fait de la fête de Jeanne d’Arc une des quatorze fêtes nationales. Pourtant, un siècle après, il y a très peu de commémorations. Jeanne est pourtant une personne qui coche de nombreuses cases contemporaines : c’est une femme qui fait le métier des hommes, elle a changé la stratégie de son époque et elle a joué un immense rôle politique. Elle est jeune (17 ans en 1429) et elle montre un grand courage tant lors des assauts que lors de son procès. Jeanne pourrait être un modèle pour toutes les jeunes filles françaises. Mais elle est victorieuse ce qui devient une infamie. Comme modèle, on cherchera une perdante.
Exalter les victimes
Le soin et l’attention légitime que l’on doit aux victimes et aux personnes fragiles a pris des proportions démesurées. On ne voit plus qu’elles et on oublie tous ceux qui ont lutté ardemment et qui ont gagné. Du reste, s’intéresser aux victimes n’est pas incompatible avec le fait de parler aussi des victorieux.
Ce renversement a commencé dans les années 1930. Certes nous avions gagné la Première Guerre mondiale, mais la victoire avait un goût amer au regard des nombreux morts et destructions subis par le pays. La soif légitime de paix a débouché sur le pacifisme et le pacifisme aboutit toujours à la guerre. On reproche toujours à Chamberlain et à Daladier d’avoir cédé à Hitler lors de la conférence de Munich (1938), mais ils n’avaient guère d’autres choix. Leur renoncement était la conséquence d’une série de mauvaises politiques conduites depuis vingt ans et notamment le désarmement des armées françaises et anglaises et leur retard technique. Ni la France ni l’Angleterre n’avaient les moyens de conduire une guerre en 1938. La Pologne rappelle à juste titre son invasion de 1939, mais elle oublie de dire qu’elle a profité de Munich en participant au dépeçage de la Tchécoslovaquie en envahissant la région de Teschen. Les Tchèques eux n’ont pas oublié que si l’Allemagne s’est servie sur leur dos, la Pologne et la Hongrie n’ont pas été en reste. Il faut toujours trouver quelqu’un de qui se plaindre pour se présenter comme victime.
La campagne de France
Nous commémorons cette année le 80e anniversaire de la campagne de France qui pour notre pays est le prélude à sa défaite et à son occupation. C’est oublier que cette campagne n’est pas la Seconde Guerre mondiale, mais une bataille durant celle-ci. Or on ne parle que de cette bataille perdue et de plus en plus rarement de la victoire finale. Pourtant, l’armée française et ses généraux n’ont nullement démérité. Bir Hakeim (mai-juin 1942) est quasiment oublié alors que pendant seize jours les soldats conduits par le général Koenig ont tenu tête aux troupes de Rommel, beaucoup plus nombreuses et mieux équipées. Le rapport est de 1 à 10 : 3 700 hommes côtés français, 37 000 côtés allemands. Sans Bir Hakeim, les Anglais n’auraient pas pu gagner à El Alamein et les Allemands auraient pris le canal de Suez.
Le débarquement en Provence, conduit par le général de Lattre de Tassigny comme la campagne de libération de France reste des prouesses militaires et stratégiques majeures et ne furent nullement une partie facile.
Les combats de mai-juin 1940 furent eux aussi particulièrement violents. L’armée française déplore 60 000 morts, soit plus de 1 300 morts par jour quand la moyenne de la Première Guerre mondiale est de 900 morts par jour. Les soldats français de 1940 n’ont nullement démérité et ont infligé de lourdes pertes aux Allemands. Plus de la moitié des prisonniers français ont été faits entre le 17 et le 25 juin, soit après la signature des deux armistices. Dans les Alpes, les troupes conduites par le général Olry ont gagné de nombreuses batailles et ont stoppé l’avancée allemande et italienne.
Le livre de Marc Bloch, publié à titre posthume, est très juste dans son analyse des causes de la défaite de 1940, mais, ayant été fusillé le 16 juin 1944, il n’a pas connu la victoire finale. Son livre est écrit sous le coup du traumatisme de l’armistice et de l’occupation et n’évoque pas les victoires qui ont suivi. Cette étrange défaite occulte donc les indéniables victoires et c’est cela qui s’est désormais gravé dans les esprits. Cet état d’esprit n’est pas forcément propre à la France, mais il est malgré tout frappant de constater les différences de traitement dans le cinéma. À Hollywood, toute petite histoire peut devenir un mythe et une épopée et son protagoniste, un héros. En France, on attend toujours un grand film sur le général Leclerc, sur Bir Hakeim ou sur des entrepreneurs et des sportifs qui ont réussi de grands exploits. À ce titre, connaissez-vous Kevin Mayer ? Probablement non. C’est pourtant un grand champion de décathlon et le titulaire du record du monde depuis 2018. Il est pourtant presque inconnu du public français. C’est le syndrome Poulidor contre Anquetil, alors même que le premier, s’il n’a jamais porté le maillot jaune, a été un grand coureur et a gagné de nombreuses courses. Étrange victoire donc, qui semble rebuter et effrayer. On semble y préférer les défaites magnifiques.
Auteur: Jean-Baptiste Noé
Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).
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