Vincent Citot, né à Paris en 1975, philosophe et enseignant français, a publié « Pour en finir avec quelques poncifs sur l'égalité (les dangers de l'égalitarisme en matière culturelle, économique et politique) »
dans Le Philosophoire 2012/1 (n° 37), pages 133 à 185
https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2012-1-page-133.htm#
Ce texte dense et passionnant n’est pas tellement susceptible d’être résumé tant il est riche.
Voici des extraits (les accentuations ‘caractères gras’ ne figurent pas dans l’original).
« […] Hommes politiques, journalistes, intellectuels et simples électeurs semblent de plus en plus parler d’une seule voix pour dénoncer le « creusement des inégalités », en appeler à la « réduction des inégalités », alerter sur la nécessité de « partager les richesses », et pester contre « l’indécence » des très hautes rémunérations tandis que sévit « l’exclusion ». Egalité devient de plus en plus synonyme de justice. La « justice sociale » n’est plus rien d’autre que le droit à l’égalité en matière économique et sociale. Qui ferait campagne aujourd’hui sur un autre programme que celui d’une réduction des inégalités ? Qui pourrait séduire un électorat sans faire de l’égalité une « priorité » ? On peut douter que tous les politiques se donnent les moyens d’une telle fin, mais il faut reconnaître l’omniprésence de ce thème dans les discours en tant que tels, de d’extrême gauche à l’extrême droite. Même les valeurs traditionnelles de la droite – la « responsabilité », le « travail », la « sécurité », et même la « nation », la « patrie », « la tradition », etc. – ne font recette que si elles sont savamment associées à la question de l’égalité. Les traitements inégaux de certaines catégories de populations, les discriminations positives ou négatives, ne touchent l’électorat que s’il y voit un moyen de restaurer ou d’instaurer l’égalité. Mondialistes, alter-mondialistes, européistes, nationalistes : tous sont sommés de montrer que leur doctrine est au service de l’égalité s’ils veulent avoir une chance d’intéresser les gens. […] »
« […] Est-ce parce que notre société est de plus en plus inégalitaire que nous sommes si friands d’égalité ? Ou au contraire parce qu’elle est devenue tellement égalitaire que toute supériorité s’avère intolérable ? Quand les supériorités aristocratiques et bourgeoises semblaient intangibles et fondées dans la nature des choses, les classes populaires, même en révolte, admettaient le principe de cet ordre. Depuis deux siècles, le vent de l’histoire a progressivement délégitimé les hiérarchies traditionnelles. Aujourd’hui, toute supériorité est suspectée d’usurpation. Chacun peut se dire au fond de lui-même : « Pourquoi pas moi ? ». Les nantis qui sont au pouvoir, les gros salaires, les élites en général, sont potentiellement chacun d’entre nous. C’est pourquoi chacun peut trouver injuste de ne pas se trouver à ces postes. Même les « stars » ne sont plus absolument transcendantes : on ne compte plus les émissions télévisuelles et les procédures permettant à l’homme moyen d’avoir une part de la lumière et d’accéder à la notoriété. Nous nous orientons vers une société paradoxale où tout le monde pourrait revendiquer le droit d’être « connu ». À défaut, chacun peut toujours faire étalage de son unicité sur son « blog » personnel, et se trouver au centre d’un réseau d’« amis » sur sa « page facebook ». Être au centre de quelque chose et voir sa singularité reconnue rend supportable de ne pas être en haut de l’affiche. En revanche, le revenu moyen des gens ne suffit pas à les consoler de ne pas jouir de l’aisance des fortunés. Et comme ceux-ci ont perdu leur prestige et leur sacralité, on voit plus volontiers dans leur fortune le résultat d’un vol. D’où l’idée de rétablir la « justice » par l’égalisation des conditions.
Si ces analyses sont justes, ce n’est pas d’abord l’inégalité qui provoque le sentiment d’inégalité, mais au contraire l’égalité qui, s’imposant comme une norme juste dans une société démocratisée, se voit néanmoins violée ici ou là. Comme l’analysait Tocqueville, plus l’égalité s’installe dans les mentalités, moins l’on peut tolérer la petite différence qui nie la règle générale. […] »
« […] Cette philosophie est elle-même nourrie par des considérations historiques positives sur l’évolution des civilisations, sur la façon dont une civilisation naît, croît, atteint son apogée, décline puis disparaît. […] »
« […] Quand un animal dépense plus d’énergie qu’il n’en ingère, il puise dans ses réserves de graisse. Affaibli par cette opération, si elle se prolonge, il diminue en même temps ses chances d’une chasse fructueuse, qui lui permettrait de reconstituer ces mêmes réserves. Quand il n’a plus d’énergie disponible, il meurt. La même chose se produit dans l’histoire des civilisations : l’État qui voit ses recettes diminuer parce que ses ressortissants produisent moins de richesse, et donc paient moins d’impôt, peut toujours augmenter le taux d’imposition pour compenser. Si tout se passe à merveille, « la croissance repart », et le budget se rééquilibre. Mais si la production de richesse continue de baisser, il faudra augmenter toujours plus le taux d’imposition, jusqu’à ce que l’impôt ne rapporte plus rien du tout, puisque les créateurs de richesse (employés, inventeurs, entrepreneurs, investisseurs), qui se voient confisquer le produit de leur travail, cesseront de travailler. […] »
« […] Quel rapport tout cela a-t-il avec l’égalité ? Celui-ci : les citoyens d’une société avancée, aux institutions républicaines et démocratiques, refusent de voir leur niveau de vie baisser, quelle que soit la situation économique du pays. « Les riches paieront » est le seul slogan audible pour la majorité – celle qui fait le jeu politique en démocratie. L’idée qu’imposer les fortunés ne constitue pas en soi un moyen de produire de la richesse ne vient pas à l’esprit. Bien sûr, n’importe quel État pourrait vivre grassement pendant quelques années s’il raflait d’un coup toute la richesse des riches. Mais il lui faudrait ensuite trouver le moyen de produire de la richesse pour continuer à consommer. […] Or aucun État ne peut garantir la croissance, car elle ne se décrète pas – sauf si l’État en question nationalise les entreprises et force des travailleurs à y produire des biens et services dans la quantité voulue en contrepartie d’un salaire imposé. Le travail forcé et le totalitarisme sont les seuls moyens pour un État de garantir une augmentation de la production. L’histoire montre que cette méthode n’est pas rare. Mais elle se révèle peu efficace à moyen et long terme, et dans une société où la démocratie et la liberté individuelle sont solidement implantées, les États hésitent à y recourir. […] »
« […] Comme nous l’avons remarqué en commençant, chacun se compare avec son voisin et trouve, de plus en plus, toute hiérarchie abusive et injuste. L’aisance des uns apparaît aux autres comme une spoliation, tandis que toutes les personnes modestes deviennent des « victimes ». Elles sont en effet victimes d’une situation de crise qui augmente leur dépendance et baisse leur niveau de vie. Comme il est plus commode d’inventer des coupables ayant agi intentionnellement, tous ceux qui sont moins affectés par la crise font de parfaits bouc-émissaires. Plutôt que d’adapter les dépenses de l’État à la situation économique, on préfère taxer les plus aisés, sans distinguer en leur sein les rentiers des inventeurs, ingénieurs, entrepreneurs ou investisseurs. Non seulement ces taxes ne créent pas de la richesse, mais elles en découragent la création. Face à cette situation, les hommes politiques des régimes démocratiques et égalitaires sont soit impuissants, soit incompétents, soit machiavéliques et soucieux de leur popularité – le plus souvent les trois à la fois. Les problèmes ne font que s’accroître.
Le processus de démocratisation et d’égalisation des conditions accompagne sans problème une économie fleurissante, comme celle de la première moitié du v e siècle av. J.-C. à Athènes, du début du ii e siècle av. J.-C. à Rome, ou celle des Trente glorieuses dans l’Occident moderne. Dès lors que la croissance ne soutient plus le rythme des « progrès sociaux », la tendance séculaire à l’égalisation ne peut se maintenir que par des subterfuges voués à l’échec : impérialisme, “planche à billet”, endettement. Toute baisse du niveau de vie est ressentie comme une profonde injustice, puisque le sentiment de justice s’est formé sur plusieurs générations à l’aune de la croissance et de l’égalisation des conditions. Les mentalités ont une inertie propre, et ne s’adaptent pas aux fluctuations de l’économie. Un État autoritaire pourrait à la rigueur faire fi du sentiment d’injustice, et imposer des réformes pour équilibrer les comptes publics. Mais une démocratie ne dispose pas de ces moyens. Elle ne peut compter que sur le niveau d’instruction des citoyens et le niveau de probité des élites. Malheureusement, ni l’un ni l’autre ne suffit à surmonter les difficultés. Les slogans exigeant la « justice » et décriant l’« injustice » sont plus forts, plus rassembleurs, plus propres à électriser les foules que tous les raisonnements imaginables. La justice a fini par s’identifier à l’exigence d’égalité et au rejet des inégalités. Mais l’égalité des revenus et des patrimoines n’est pas créatrice de richesse par elle-même, pas plus que « redistribuer » n’est synonyme de produire. Tandis que l’économie est à la peine, les coûts des assurances chômage et des services de compensation, de secours ou d’assistance ne font qu’augmenter (misthos athénien, lois frumentaires romaines, revenu minimum d’insertion, etc.). La fin du processus est connue : État en faillite, explosion des inégalités, guerre civile, disparition de la République, despotisme, invasion, effondrement civilisationnel. Faute de pouvoir s’adapter, il faut se résoudre à mourir […] »
« […] La conséquence ultime de l’égalitarisme est la résurgence d’inégalités archaïques, du fait du déclin des institutions républicaines qui garantissaient un certain niveau d’égalité. […] »
« […] N’est-il pas préférable de vivre bien, entouré de concitoyens vivant encore mieux, que pauvre, entouré de pauvres à « égalité » ? Le bonheur n’est pas le malheur partagé également entre tous. Il vaut mieux chercher les moyens d’augmenter le niveau et la qualité de vie des individus que de vouloir les rendre égaux à tout prix. […] »
« […] Toute égalité n’est pas équitable ni souhaitable
Il n’aurait pas été inutile non plus de se demander si l’égalité est toujours juste, et l’inégalité injuste. Poser a priori l’égalité comme une valeur, c’est brader un peu vite la question des talents et des mérites. En effet, il n’est pas absurde de considérer que l’inégalité des performances et celle des efforts peuvent fonder, dans certaines conditions à préciser, une juste hiérarchie aristocratique (les aristoi sont les « meilleurs ») et méritocratique. La compétence est souvent un critère pertinent pour établir de justes hiérarchies, et, inversement, il est à craindre qu’un égalitarisme borné engendre des rapports sociaux tout à fait injustes (dans le monde de la famille et de l’éducation, bien entendu, mais aussi du travail et de l’industrie, de la science et des techniques, de la culture et de l’art, etc.). Il est en effet illusoire de traiter séparément la question des inégalités dans les champs économiques, sociaux et culturels. L’idéologie égalitariste investit tous les secteurs, et s’en prend à toutes les formes d’inégalités, bien au-delà des différences de revenus et de patrimoines. Le slogan de l’égalité économique n’est que l’aspect le plus visible d’une revendication plus large portée par la culture égalitaire.
Pourtant, la vraie morale n’est pas de prendre le parti des faibles contre les forts (comme les égalitaristes), ni « les forts contre les faibles » (selon la formule de Nietzsche [9][9]F. Nietzsche, la volonté de puissance I (1888), trad. fr.,…), mais de bien juger et d’agir selon ce qui semble le plus juste : tantôt protéger vigoureusement les opprimés, les miséreux, les malades, les sans grade, les sans logis, les sans famille, les sans papier, etc. ; tantôt défendre les compétents, les éclairés, qualifiés, les courageux, les vertueux, les inventeurs, les créateurs, les entrepreneurs, etc. Il arrive souvent que les deux catégories se croisent, car on peut être un malade courageux, un sans logis vertueux ou un artiste miséreux. Ces recoupements montrent assez en quoi la question de l’égalité a peu à voir avec celle de la justice, comme les Anciens (dont Platon et Aristote sont les chefs de file) l’avaient bien montré.
L’absurdité de l’égalitarisme atteint un sommet dans la sphère scolaire. En assimilant les talents (réussite scolaire) avec des rentes (le « capital culturel » dont « les héritiers » bénéficient), on en vient fatalement à considérer toute hiérarchisation scolaire comme une forme de « discrimination » injuste. Pour la logique égalitariste, l’égalité des chances formelle (le fait que tous les élèves reçoivent un même enseignement et soient notés selon les mêmes exigences) doit s’approfondir par une égalité des chances réelle (que chaque élève ait statistiquement les mêmes chances de succès quelle que soit son origine sociale et culturelle). On trouve injuste que les enfants d’ouvriers soient moins performants que les enfants d’enseignants. En effet, les élèves n’ayant pas choisi leurs parents ni l’influence qu’ils exercent sur eux, c’est simplement le hasard de la naissance, et non le mérite, qui détermine en partie leurs chances de succès scolaire. C’est peut-être injuste du point de vue de Sirius, ou du Créateur, s’il existe, mais il est absurde d’accuser la société de « discrimination ».
En effet, la fonction de l’École ne saurait être de remplacer Dieu ni de rectifier les injustices de sa Providence. L’une des grandes fonctions du système scolaire et universitaire est de transmettre à la nouvelle génération le résultat du travail des siècles précédents en matière culturelle. Ce sont les adultes qui disent aux jeunes : « voici les clefs de la civilisation, voici notre passé, voici la somme du travail de nos ancêtres résumée en quelques leçons ; prenez-en soin, conservez-le comme une chose précieuse, approfondissez-le, transmettez-le à votre tour à vos enfants ; ce passé contient des enseignements qui feront la prospérité future, si vous savez l’intérioriser ». Telle est donc la fonction sociale du système éducatif : transmettre un patrimoine et des aptitudes pour que la civilisation puisse perdurer et s’approfondir. Le système est juste s’il parvient à former un maximum d’héritiers, c’est-à-dire des “passeurs de culture”, qui sont aussi, en général, les vrais innovateurs. Le système est injuste s’il s’avère incapable de transmettre le précieux trésor, et hypothèque ainsi les chances des générations futures. […] »
« […] L’idée de rétablir la justice en favorisant les « défavorisés » s’est traduite concrètement par une baisse des exigences, et par le don du Baccalauréat à tout le monde. Avec la conséquence désolante suivante : ce diplôme ne vaut plus rien, et la promesse qu’il constitue s’avère être une fausse promesse. Les bonnes intentions n’ont fait que générer des frustrations, multiplier les mécontents, dévaloriser les filières courtes, créer des tensions sur le marché du travail peu qualifié, encourager la venue de travailleurs étrangers et grossir les rangs des chômeurs “diplômés”. Si la « culture générale » s’était généralisée et démocratisée par cette opération, nous pourrions nous estimer satisfaits. Mais il n’en est rien : non seulement ceux qui n’avaient pas la chance d’avoir des parents cultivés ne sont pas devenus cultivés eux-mêmes, mais ceux qui avaient cette chance n’ont pas eu l’occasion d’approfondir leur culture. On ne s’est pas attaqué à la racine du problème des inégalités scolaires (qui est réel), et on a sapé un bien commun fondamental : le Baccalauréat [11][11]Les ouvrages excellents sur la question sont légion. Le petit…. L’Université est elle aussi disqualifiée, et les Grandes Écoles, dernier bastion de l’élitisme républicain, commencent à être menacées (Science Po a décidé de supprimer son épreuve de culture générale, par souci d’égalité…). Pour ce qui est des inégalités, elles n’ont fait que croître à cause des mesures égalitaristes, car l’école ne cultivant plus, ce sont les inégalités culturelles familiales qui déterminent tout […] »
« […] L’égalitarisme tend à faire de tout individu qui réussirait moins bien qu’un autre une sorte de victime disposant d’un droit au dédommagement. […] »
« […] Par-delà cette utopie enfantine et infantilisante, nous devons nous demander s’il n’y a pas un « minimum de raison d’État auquel l’État le moins autoritaire ne saurait renoncer sans disparaître » [14][14]J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la v e République…, c’est-à-dire jusqu’où l’État et la République peuvent-ils aller, dans l’individualisme égalitariste, sans se suicider. Une société peut-elle survivre sans prendre en compte les facteurs de différentiation individuelle et de hiérarchisation que sont l’esprit d’initiative, l’énergie créatrice, le courage, le goût de l’effort ou le talent ? Faire table rase des inégalités résultantes de ces facteurs engendrerait une société apathique, conformiste, paresseuse, inertielle, découragée et décourageante, déprimée et déprimante. Un État parfaitement égalitaire abolirait non seulement tout concours de recrutement (procédure aristocratique de sélection des meilleurs) mais aussi tout examen (qui sanctionne un niveau attendu), car les inégalités sociales, culturelles ou linguistiques pourraient être invoquées pour justifier le caractère « injuste » de ces procédures sélectives. Que ces inégalités existent, c’est certain ; qu’on doive en faire fi pour « refonder » (selon l’expression de Rosanvallon) une société nouvelle, c’est ce qui nous précipiterait dans un déclin irrémédiable. Quelle serait cette justice qui mènerait tout le monde à la ruine ? À quels sacrifices est-on prêt à consentir pour défendre le dogme de l’égalité ? […] »
« […] L’identification de l’égalité à la justice n’est qu’un postulat de la pensée politique contemporaine, qui réclamerait démonstration, ou tout au moins discussion argumentée avec les auteurs classiques. C’est précisément ce que l’on cherchera en vain dans La société des égaux, où l’égalité est présumée bonne en elle-même. […] »
« […] Quand l’égalité est ancrée dans les esprits – en attendant d’être dans les bourses –, les individus envisagent toute chose sur un plan horizontal. Comme les êtres plats évoluant à la surface de la terre dont parlent les vulgarisateurs des géométries non-euclidiennes, ils ne vivent plus que dans deux dimensions : moi–toi (ou nous–vous). Aucune transcendance ne fait plus autorité. L’homo aequalis, tolérant à l’égard de toutes les choses qui se trouvent sur son plan d’immanence, est résolument intolérant à toute transcendance et verticalité. Nous n’en sommes pas là ? Sans doute, mais faut-il faire preuve de beaucoup d’imagination pour voir se profiler la culture égalitaire de demain comme le prolongement naturel de ses prémisses actuelles ? D’ores et déjà, un nombre significatif d’observateurs de la société contemporaine remarquent que toutes les verticalités sont nivelées et annihilées au nom de l’égalité. […] »
« […] Tout doit être à la portée de tous et, si possible, tout de suite. Le refus des hiérarchies engendre une exigence d’immanence et d’immédiation. C’est pourquoi la consommation est le medium par excellence des sociétés de culture égalitaire. Il apparaît impératif que tout le monde puisse consommer de tout à égalité. Le « pouvoir d’achat » devient donc le point central des revendications égalitaires, car tout se joue désormais dans le pouvoir d’acheter. « J’achète donc je suis », tel est le cogito des temps égalitaires. Produire, travailler, inventer, tout cela est rébarbatif : le plaisir est de consommer, si possible autant que ses voisins. La redistribution égalitaire semble donc le moyen le plus direct et le plus évident de rendre tout le monde heureux.
La Culture et la science étant, comme tout ce qui suppose un effort, source de hiérarchie, on leur préfère le plaisir, la fête, le fun, et tout ce qui est cool de près ou de loin [20][20]Sur ce sujet, on lira par exemple G. Lipovetsky, L’ère du vide…. La joie de l’esprit étant trop sélective, le plaisir du corps fera l’affaire ; c’est plus démocratique. D’où, comme pour la consommation, l’impératif de jouissance qui imprègne les sociétés démocratisées. Les membres de ces sociétés sont rétifs à l’effort, à l’ascèse, à l’attention, qui est devenue le graal inespéré de bien des enseignants. Quant à la religion, la société hédoniste s’en accommode, à condition qu’elle soit consommable, n’interdise pas l’amour avant le mariage, vante la pilule, le préservatif et l’avortement. Elle doit être “ouverte” et humble – ne pas supposer que les autres religions sont moins vraies qu’elles : elles doivent toutes être vraies à égalité. L’oecuménisme éclairé a fait place nette, remplacé par une sorte de confusion bien pensante. La “tolérance” affichée est le cache-sexe de gros postulats égalitaristes. La vraie tolérance requiert pensée et compréhension, tandis que l’autre ne fait que projeter un désir d’égalité sur toutes les réalités qui se présentent. Bref, la religion et la morale ont toute leur place dans le caddie de consommateur de l’homo aequalis : un peu de christianisme pour la tradition et la beauté des églises, un peu de bouddhisme pour la “zen attitude”, un peu d’animisme et de panthéisme pour la bonne conscience “écolo”, un peu de religions orientales pour l’exotisme. Tout est bon. […] »
« […] L’égalité étant la solution évidente à tous les problèmes, il ne reste qu’à en faire une politique. […] »
40L’évidence décourage la pensée et, inversement, la pensée philosophique commence quand l’évidence apparaît douteuse. L’ébranlement des certitudes invite à s’interroger sur ses présupposés ; mais l’auteur ne revient jamais sur le principe a priori de l’excellence morale, politique et économique de l’égalité. Nous n’avons donc pas vraiment affaire à un livre de philosophie politique ; ce qui n’est pas en soi une condamnation, car nul n’est tenu de pratiquer la philosophie.
« […] Il reste à dire pourquoi La société des égaux n’est pas non plus un ouvrage d’histoire ou de sociologie – ce que l’auteur revendique pourtant. La réponse tient simplement au fait que les réquisits de ces disciplines scientifiques ne sont pas respectés. Il ne suffit pas d’évoquer des périodes de l’histoire pour être historien, ni de humer l’air du temps pour être sociologue. Pour résoudre un problème scientifique, encore faut-il le poser, et formuler une hypothèse que l’on confronte ensuite à la réalité des faits. L’hypothèse de Rosanvallon (qu’il n’explicite jamais car, pour lui, ce n’est là qu’une évidence) est que les politiques étatistes égalitaristes ont toujours été profitables à tous, tandis que les phases libérales de l’histoire n’ont fait qu’engendrer des inégalités néfastes. Une telle hypothèse peut trouver en effet dans l’histoire des faits qui la nourrissent : elle pourrait se défendre. Mais la défendre, c’est la confronter à des hypothèses contraires. On ne saurait ignorer qu’une grande partie des historiens de l’économie soutient que le capitalisme et le libéralisme ont été les grands vecteurs de production de richesses, sans lesquels « redistribuer » ne veut rien dire (il faut bien avoir quelque chose à distribuer). […] »
« […] C’est l’augmentation de la production et de la productivité du travail (notamment par le progrès technique) qui fait que les pays riches sont riches, qui rend possible l’enrichissement de tous à brève ou longue échéance, et démultiplie le pouvoir d’achat de tous d’une période à l’autre au sein d’un même pays. L’inventeur de la charrue, qui permet à la terre de nourrir plus de gens pour un travail égal, enrichit ses compatriotes bien plus que celui qui distribue des pains sans inventer la charrue. S’il suffisait de partager les revenus et les patrimoines pour qu’un pays s’engage dans la croissance économique et hausse le niveau de vie général de ses ressortissants (ne se contentant pas d’en faire une moyenne), cette recette simple serait partout appliquée. Les pays les plus pauvres deviendraient rapidement riches après sa mise en œuvre. Malheureusement, l’égalité n’a pas cette vertu de “turbo” économique. Pour le dire autrement, elle ne multiplie pas les pains – comme font Jésus et la charrue – ; elle doit se contenter de les répartir. Du reste, les sociétés préhistoriques ou antiques les plus égalitaires n’ont nullement été les plus promptes à fonder de grandes civilisations.
Redistribuer les richesses n’est pas le meilleur moyen d’augmenter le pouvoir d’achat en valeur absolue [21][21]La redistribution peut même s’avérer très contreproductive,…. Si, au cours des « Trente glorieuses », les produits de luxe deviennent rapidement des biens de consommation de masse, ce n’est pas grâce à l’action de l’État-providence, mais du fait des gains de productivité. Ce n’est pas principalement la « lutte sociale » qui a permis aux classes moyennes de se doter de téléphones, de machines à laver, de voitures ou de réfrigérateurs. Si c’était le cas, se demande Fourastié dans Les Trente glorieuses [22][22]J. Fourastié, Les Trente glorieuses (1979), Paris, Fayard,…, pourquoi cette lutte serait-elle efficace pour les gains de pouvoir d’achat en matière de réfrigérateurs (de moins en moins chers) et pas pour les coiffeurs (dont le prix réel est invariable, quelle que soit l’époque et quel que soit le pays) ? Tout simplement parce que des gains de productivité dans la fabrication des réfrigérateurs ont permis leur production en masse à un coût de plus en plus modique, tandis qu’il faudra toujours quinze minutes pour se faire couper les cheveux, quels que soient l’époque et le lieu. Pourquoi l’égalitarisme marcherait-il pour le blé (dont le prix décroissant) et pas pour la pomme de terre (dont le prix est constant) ? Parce que les gains de productivité dans la production céréalière ont permis à de plus en plus de Français de manger à leur faim, tandis que la production de pomme de terre, n’enregistrant presque pas de hausse de productivité, ne pouvait les débarrasser des famines, quand bien même ils se seraient réparti à égalité toutes les pommes de terre disponibles. Les revendications égalitaristes ne peuvent rien faire pour la productivité.
45Non seulement les revendications égalitaristes sont impuissantes à augmenter le pouvoir d’achat global, mais elles ont même constitué dans l’histoire un frein puissant au progrès technique, et donc à l’amélioration du niveau de vie consécutif. En effet, la conséquence immédiate la plus visible du progrès technique est souvent la suppression de certaines catégories d’emplois : l’imprimerie rend obsolète le travail des copistes, le métier à tisser jette à la rue des milliers d’ouvriers du textile, l’aviation concurrence l’industrie portuaire, les nouvelles technologies de l’information et de la communication mettent à mal la presse, etc. Le sentiment premier et spontané face au progrès technique est qu’il est générateur de chômage et nuisible aux travailleurs. Les gains de productivité qui résultent du progrès technique semblent profiter bien plus aux employeurs qu’aux employés, et donc accentuer les inégalités sociales. C’est ainsi que l’histoire du progrès technique est aussi celle de « luttes sociales » s’opposant aux licenciements. Au début de son ouvrage classique, La machine et le chômage, Alfred Sauvy fait le récit des révoltes d’ouvriers contre le progrès technique aux xviii e et xix e siècles : partout on casse les machines qui remplacent les hommes, au nom de la préservation des emplois et de la « justice sociale ».
À l’encontre de ces réactions et des errances théoriques en économie s’efforçant de leur trouver un fondement, Sauvy montre comment les gains de productivité dans tel secteur d’activité permettent de multiplier les emplois dans tel autre secteur, du fait de la baisse des prix et des « transferts de consommation » qui en résultent. C’est la théorie du « déversement » : la hausse de la productivité dans une branche finit, d’une façon ou d’une autre (nous ne pouvons ici détailler ces modalités), par engendrer un accroissement d’activité dans une autre branche. La destruction d’emplois ici permet la création d’autres emplois là-bas, en plus grand nombre : « dans tous les pays où la productivité a augmenté, le nombre d’emplois a également augmenté » [23][23]A. Sauvy, La machine et le chômage, Paris, Dunod, 1980, p. 119.…. Le progrès technique désavantage quelques milliers d’individus au bénéfice global de la société ; et ceux qui en profitent sont les consommateurs et les citoyens en général plus que les employeurs en particuliers. […] »
Remarquons d’abord que les gains de productivité profitent plus aux classes moyennes et inférieures qu’aux très riches, dans la mesure où ils mettent à la portée du plus grand nombre des produits jadis luxueux. La baisse tendancielle des prix est assurément un avantage dont profite le pauvre bien plus que le riche. Le progrès technique et la croissance de la production n’améliorent pas substantiellement la vie des grosses fortunes. En effet, comme le remarque Schumpeter à propos de l’invention de l’électricité « l’éclairage électrique n’améliore pas grandement le confort de quiconque est assez riche pour acheter un nombre suffisant de chandelles et pour rémunérer des domestiques pour les moucher » […] « L’achèvement capitaliste n’a pas consisté spécifiquement à procurer aux reines davantage de ces bas [des bas de soie], mais à les mettre à la portée d’ouvrières d’usine, en échange de quantités de travail décroissantes » [25][25]Ibid.. D’une façon générale, la croissance et les gains de productivité transforment les produits de luxe en biens de consommation courants, de sorte qu’ils sont très favorables à l’égalisation des conditions, contrairement aux préjugés sans cesse véhiculés ici ou là.
« […] Pour réduire ces inégalités, il faut avant tout casser les rentes [28][28]C’est l’un des grands enseignements de D. Ricardo, dans ses…. La redistribution des richesses par l’impôt progressif, et les dispositifs de l’État-providence, ne les annihilent pas : ils compensent en partie leurs effets inégalitaires. L’État qui redistribue est comme une aspirine qui soulage le malade sans guérir la maladie. Une authentique politique de réduction des inégalités doit s’attaquer à la source du problème. On peut distinguer trois moyens de réduire les inégalités consécutives à la rente.
Le premier, que la France a rendu célèbre avant la Russie, c’est la Révolution. Elle met fin aux privilèges (qui sont des rentes, du point de vue économique), bouleverse la répartition de la propriété privée, abolit les impôts destinés à financer l’existence des privilégiés, investit leurs châteaux et partage leurs terrains. C’est un moyen efficace, à condition que l’ordre bouleversé n’accouche pas d’un nouvel ordre tout aussi rigide avec autant de rentiers. Malheureusement, il est rare qu’une révolution sociale parvienne durablement à abolir les rapports de dépendance et de subordination qui sont consubstantiels aux phénomènes de rente. Elle a plutôt tendance à générer une bureaucratie qui prend rapidement la forme d’une rente catégorielle officielle, protégée par l’État – nous évoquerons ces problèmes dans la suite.
Un second moyen de casser les rentes et de réduire l’inégalité, c’est la concurrence. Celui qui dispose du seul accès à l’eau potable sur un territoire donné pourra faire fortune très facilement et sans travailler. L’argent qu’il reçoit des consommateurs d’eau lui donne le pouvoir d’acquérir tout ce qui a un prix équivalent, et qu’il n’a pourtant en rien contribué à produire. Mais le jour où quelqu’un trouve un autre point d’eau dans la région, les rentiers sont désormais deux et se font concurrence. À moins qu’ils s’entendent, cette concurrence a pour conséquence immédiate la baisse du prix de l’eau. Si un troisième, un quatrième, et finalement une grande quantité d’agents économiques trouvent des points d’eau, l’entente sur les prix devient impossible, et le prix de l’eau est définitivement abaissé. Le rapport des vendeurs et des consommateurs d’eau se rééquilibre, et la vente de l’eau n’est plus génératrice de grosses inégalités. Du fait de la concurrence, la rente n’est plus rentable – ce n’est plus une rente.
Mais il existe encore un troisième moyen de réduire les inégalités. Imaginons qu’au lieu de trouver des sources d’eau, quelqu’un invente une technique pour faire un puits et aller chercher l’eau abondante d’une nappe phréatique. Si cette technique est gardée secrète, il jouit d’une rente ; si elle est brevetée, ce brevet est une rente. Mais si elle se diffuse, elle permet bientôt à tous d’avoir accès à l’eau, sans payer de rentier. Quel est alors le prix de cette eau abondante ? Elle devient gratuite, puisqu’elle est à la portée de tous. On ne vend pas de l’oxygène… En somme, le progrès technique est un moyen radical de casser les rentes et de réduire les inégalités sociales. Il rebat sans cesse les cartes selon un processus de « destruction créatrice »
Faire la révolution permet de partager plus également la production, mais elle ne permet pas de l’augmenter. La concurrence est un moyen souvent très efficace, mais elle ne suffit pas pour égaliser les conditions. Pour cela, il faut que la compétition suscite la création, l’invention, l’innovation – c’est d’ailleurs généralement le cas [30][30]Sur les vertus de la concurrence dans histoire des…. La concurrence doit s’accompagner de progrès technique pour que les conditions s’égalisent dans de grandes proportions. Le progrès scientifique et l’innovation technologique sont les ennemis les plus redoutables des rentiers. Celui qui trouve le moyen d’utiliser le pétrole comme énergie motrice détruit les rentes des propriétaires de mines de charbon. Celui qui invente l’énergie nucléaire affaiblit la rente des pays pétroliers. Le même raisonnement vaut pour les grandes inventions techniques qui permettent d’augmenter la productivité d’un travail. […] »
« […] Mais la puissance publique aurait peut-être dû se limiter au secours social et aux institutions essentielles. Emporté par l’élan de sa logique compensatoire, l’État ne s’est pas contenté d’assurer et de soulager : la fonction “filet de sécurité” est devenue une assistance constante et structurelle. Comme l’explique très bien Rosanvallon, nous sommes passés d’une logique assurantielle à une logique d’assistanat. De plus, l’État-providence et l’État-recruteur interviennent directement dans les rapports économiques et dans le marché de l’emploi, distribuant des statuts et accordant des droits sans retour à de plus en plus de catégories de salariés et de non salariés. Dans Droit, législation et liberté – ainsi que dans bien d’autres travaux – Hayek décrit très précisément la façon dont cette logique, égalitaire dans son principe, finit par générer de plus en plus d’inégalités – en plus de verrouiller toute l’économie et de compromettre la croissance.
A chaque fois que l’État accorde un droit à une catégorie sociale particulière, il la protège contre la concurrence des autres catégories, c’est-à-dire qu’il lui donne le droit de jouir d’une rente de situation. Or il faut bien comprendre que la création de statuts ne protège les uns qu’en excluant les autres. A chaque fois qu’un nouveau titre de propriété privé est décerné sur le territoire, c’est un bout de République qui est cédé à un particulier. Tous les autres citoyens s’en trouvent dépossédés. Limiter le nombre des licences de taxis, c’est exclure beaucoup de chauffeurs de taxi potentiels au bénéfice des taxis actuels protégés. C’est aussi discriminer beaucoup d’usagers, soit parce qu’il y a pénurie de taxis, soit parce que le prix de la course est rebutant – il serait bien moindre s’il n’était pas administré et que, conjointement, les taxis étaient plus nombreux. Peu de taxis réservés aux revenus confortables, voilà donc le résultat de cette « protection ». Le même phénomène se constate pour tous les titres attribués “généreusement”. Donner une rente dessert manifestement l’égalité des chances à l’embauche et l’égalité d’accès au service. Favoriser les uns, c’est automatiquement défavoriser tous les autres, car cette faveur ne s’accompagne pas d’une création de richesse ni d’un gain de productivité : c’est un pur acte politique, administratif ou législatif.
Il est donc important, quand les hommes de pouvoir accordent officiellement un droit aux uns, qu’ils aient conscience de déposséder les autres. Cela peut se justifier pour tel ou tel secteur de la vie républicaine, mais distribuer des rentes au-delà de l’intérêt national, c’est entrer dans le jeu des lobbies et des corporatismes, où le bien commun est bradé au profit des intérêts particuliers. Avec les meilleures intentions du monde, l’État-interventionniste a généré autant d’injustices qu’il a créé de privilèges. Ceux qui ne bénéficient pas des faveurs d’État sont les victimes de cette politique. Comme ces opérations politico-juridiques avaient précisément pour but de lutter contre l’injustice, l’État n’aura de cesse de corriger les premières injustices par de nouveaux droits catégoriels, qui en créent de nouvelles, et ainsi de suite. Pour compenser les rentes qu’il accorde à certains groupes, l’État est contraint d’entrer dans une surenchère indéfinie. Cette fuite en avant débouche sur la division de la société en deux classes : les rentiers (« insiders ») et les autres (« outsiders »). Plus il y a de personnes protégées par un statut, plus celles qui ne le sont pas se sentent flouées et « laissées pour compte », puisqu’elles deviennent de moins en moins nombreuses à se voir privées d’un avantage. Le climat social qui en résulte est détestable, mais tel n’est pas notre sujet ici. […] »
Le produit des surenchères de l’État-providence, c’est une société divisée en rentiers d’une part et en exclus d’autre part, une économie rigidifiée à la croissance faible ou négative, incapable de s’adapter aux nouveaux défis de son temps, et des finances publiques au bord du gouffre [32][32]Pour une vue synthétique de ces problèmes, de leurs origines…. En distribuant trop de créances à des intérêts catégoriels, l’État s’est mis sous la dépendance de créanciers moins généreux que lui : les marchés financiers. Ainsi asservie, la République est de plus en plus déstabilisée, et le Bien commun (les institutions, les administrations, les politiques éducatives, culturelles, urbaines, etc.) risque de devenir tout simplement trop coûteux… Or, quand l’État ne peut plus assurer correctement ses fonctions essentielles, ce sont les citoyens les plus modestes qui sont les plus exposés. La politique de redistribution de richesses est un médicament précieux, mais il faut respecter scrupuleusement une posologie raisonnable. […] »
« […] À mesure que l’égalité se répand et que la démocratie [36][36]Nous employons le terme de « démocratie » dans son sens… s’enracine, toutes les formes de supériorité sont délégitimées, discréditées, attaquées, et finalement renversées. […] »
En effet, pour qu’il y ait du Bien commun républicain, il faut que les concitoyens croient à la transcendance de certaines valeurs. Seul ce point haut peut faire converger les regards et les aspirations vers quelque chose de plus éminent que les préoccupations idiosyncrasiques et narcissiques. C’est ainsi qu’un esprit citoyen se forme et se conserve, à mi-chemin entre la communion religieuse (tout à fait verticale) et la communication de chacun avec ses alter ego (sur un plan horizontal). C’est ainsi que l’on partage en commun un héritage et que l’on projette un avenir en participant activement à la vie de la polis.
À l’inverse, l’ethos égalitariste ne voit tout qu’en deux dimensions, sans hauteur ni profondeur. S’enivrant de sa propre force, le demos au pouvoir déboulonne les vieilles hiérarchies, et, avec elles, toutes les formes d’autorité : institutionnelles, culturelles et spirituelles. Tocqueville, Nietzsche, Durkheim, et bien d’autres, redoutaient cette exacerbation du principe démocratique en idéologie nihiliste. Le relativisme et le nihilisme sont en effet les conséquences à craindre des dérives égalitaristes. C’est toute la civilisation qui risque de chavirer sous la pression des passions égalitaires […]
Ce qui empêche de bien juger de notre situation est le présupposé largement répandu selon lequel l’histoire a un sens, et que ce sens ne peut qu’être celui du progrès. D’où la valorisation des idéologies « progressistes » contre les idéologiques « conservatrices ». […] »
Un peu de recul historique nous ferait réaliser qu’il n’y a aucune raison pour que la civilisation occidentale ne subisse pas le funeste sort des civilisations précédentes. Chacune trace, dans l’espace et dans le temps une sorte de parabole, qui symboliserait sa naissance, sa croissance, sa maturité, sa vieillesse puis sa décadence, et enfin sa mort. […] »
Le déclin n’est peut-être pas tout à fait irrémédiable, car l’homme a bien des ressources. Mais si l’on ne comprend pas que la fuite en avant vers le mirage égalitaire risque de l’accélérer, alors oui, la décadence deviendra notre horizon indépassable. Car la recherche exacerbée de l’égalité a tout à voir avec ce déclin, justement. Rien n’est plus éclairant que l’étude des civilisations antiques à ce sujet (surtout grecques et romaines). Nous autres « Modernes » ne sommes pas si différents des « Anciens ». Et surtout, le profil de notre histoire ressemble furieusement à celui qu’ils ont connu. On se tromperait lourdement en croyant qu’une civilisation disparaît toujours sous les coups d’envahisseurs, ou du fait de chocs climatiques ou écologiques. Quand des facteurs extérieurs ne la font pas disparaître, ce sont des causes internes qui s’en chargent. C’est de son propre mouvement et en suivant sa propre logique, qu’une civilisation peut mourir. […] »
Il faut prolonger cette analyse, et montrer pourquoi la démocratie est, en un sens, son propre ennemi. Le despotisme, en effet, n’est pas toujours la conséquence de mouvements révolutionnaires (progressistes ou conservateurs) : il peut aussi découler du mouvement naturel de la démocratisation. Comment cela ? Est-il possible que la recherche de l’égalité démocratique génère la situation a priori la moins démocratique qui soit : la dictature ? C’est exactement la thèse que nous défendons. Aussi curieux que cela paraisse à un esprit pur saturé de principes égalitaires, “le peuple” réclamant l’égalité en vient vite à aimer ses leaders, ses guides, ses tyrans, bien plus que l’égalité dans la liberté et l’indépendance. Plus la société est démocratisée, plus le “peuple” (ayant fait disparaître les élites et les corps intermédiaires), éprouve le besoin de voir sa puissance incarnée dans un homme. Pour le concevoir, il n’est pas inutile de penser aux immenses foules qui se constituent à l’occasion de concerts géants, de manifestations sportives ou politiques. Voilà des milliers d’individus, égalisés par la situation elle-même, et conscients de leur force commune. S’il n’y a personne sur la scène, si rien ne vient donner corps à cette puissance diffuse, la conscience qu’elle a d’elle-même reste partielle et frustrante. Arrive un tribun, un chanteur, un acteur, etc. Aussitôt, il concentre tous les regards, sert de porte-voix à la multitude, donne un visage à la foule, et est acclamé sans retenue, quoiqu’il dise, quoiqu’il fasse. C’est un Dieu, un prophète, une “star”.
[…] À la vérité, personne n’est plus libre, et tout le monde est enivré, fasciné, mystifié. Sauf quelques fortes têtes résistantes, éberluées de voir comment une foule réclamant l’égalité en est venue à se soumettre si promptement.
Dans une société d’égaux, même en dehors des grands rassemblements populaires, ces mécanismes de psychologie sociale jouent en permanence – à un degré moindre. L’opinion publique exerce un pouvoir tyrannique sur les leaders politiques, qui ne sont plus protégés par les institutions républicaines traditionnelles. L’homme de pouvoir est comme tout nu face à une société qui peut le destituer ou le porter aux nues, selon ses humeurs. Il lui faut apprendre à entrer en résonnance avec l’opinion, c’est-à-dire à ne plus rien penser par lui-même, à être tout à fait esclave . C’est alors qu’il apparaît comme un grand homme aux yeux de tous. Le secret de son pouvoir est d’être l’esclave parfait du nombre. La dictature d’un homme n’est autre que celle de la majorité : le despotisme n’est pas le contraire de la démocratie, il est la démocratie – le démocratisme, disons – par un autre aspect. C’est une seule et même médaille, considérée de deux côtés différents. Que les masses préfèrent les tribuns populistes aux principes républicains, les apparences aux réalités, les croyances aux raisons et les dogmes aux arguments, est assurément une de ces vérités qui mettent le moral à rude épreuve. Il faut pourtant s’y résoudre. […] »
« Secourir les miséreux, assister les faibles, assurer tout le monde contre les risques de l’existence et garantir des services publics de qualité, tout cela n’est pas suffisant selon l’auteur : il faut encore que l’État s’occupe de notre bonheur individuel, « singulier », in concreto. Cet État – véritablement maternel et obèse – devrait pénétrer la vie de chacun pour l’aider à être libre et autonome – en veillant à ce que l’égalité soit respectée, bien entendu. Mais laissons parler l’auteur : « Le nouvel État-service ou État-capacitant, n’étant pas seulement un distributeur d’allocations et un administrateur de règles universelles, est en effet amené de diverses façons à pénétrer la vie des individus, à évaluer leurs conduites », à reformuler les « conditions de la liberté et de l’autonomie » (p. 367). Les politiques publiques sont aujourd’hui trop abstraites et impersonnelles : « il faut faire entrer l’attention à la singularité dans les politiques publiques », en vue d’une « gestion plus individualisée » des besoins et des aspirations (p. 368 et 369). Tout cela revient à penser l’assistance sociale sur le mode d’un coaching individualisé. L’État-providence deviendrait un État-maman bienveillant, soucieux de réaliser positivement la liberté, l’égalité et le bonheur des gens. Et comme chacun est « singulier », il faudrait singulariser les aides et les prestations.
L’auteur se fait alors une objection à lui-même : il y a un risque d’arbitraire dans la dispense des prestations individualisées. Comment garantir que tel ou tel fonctionnaire social sera impartial dans les aides individualisées qu’il accorde ? En effet, il y a fort à parier qu’un tel système dérive immédiatement en clientélisme et en corruption. Solution : il faut que chacun des allocataires puisse contester la nature des prestations qu’il reçoit, qu’il dispose de « formules de recours » (p. 369). Pour éviter le « traitement arbitraire de l’individu par les travailleurs sociaux », « celui-ci [l’individu] doit pouvoir contester une décision de façon simple » (id.). Bref, il faut mettre en œuvre une véritable « judiciarisation du social », avec un « mécanisme de représentation des “usagers du social” » (id.). Chaque bénéficiaire de l’aide de l’État doit donc pouvoir être représenté par des avocats ou des conseillers juridiques (cela n’est pas précisé) pour exiger que les prestations qu’il reçoit soient bien conformes à ses attentes et à ses droits nouveaux. Concrètement, pour mettre en œuvre le programme politique de Rosanvallon, il faudrait multiplier par dix le nombre de travailleurs sociaux, et embaucher autant de fonctionnaires chargés de gérer les recours des uns et des autres.
Ces mesures ne seraient pas seulement coûteuses, elles seraient aussi très néfastes. Tout observateur avisé de l’évolution du droit constate que la société française souffre déjà d’une sur-juridicisation des rapports sociaux – pléthore de règlements en tous genres qui paralysent bien des activités –, qui s’accompagne d’une judiciarisation accrue – recourt intempestif aux tribunaux. D’une façon générale, « l’inflation de droit », loin d’engendrer plus de liberté, d’autonomie et de protection (comme on l’aurait désiré), provoque souvent au contraire quantité d’effets pervers et de rigidités dont tout le monde pâtit – sauf ceux qui parviennent à convertir ces droits en rente de situation [44][44]Parmi une littérature désormais abondante sur le sur sujet, on…. Au-delà de ces questions de juridicisation et de judiciarisation du lien social, comment ne pas voir que l’État paternaliste proposé par Rosanvallon – un État qui s’occuperait spécialement de nos désirs individuels – serait fondamentalement arbitraire (comme l’auteur le craint très justement), mais encore intrusif, oppressant, avilissant, abêtissant et aliénant ? »
« […] » Mais ce n’est pas tout. Car l’auteur considère injuste que les classes moyennes soient toujours les laissées-pour-compte de l’aide sociale. Il faudrait donc aussi prévoir d’élargir les aides pour qu’elles en bénéficient aussi : « la visée démocratique d’une société d’égaux doit être plus large » que le « traitement de la pauvreté » ; il faut inclure les « classes moyennes » dans ce projet de refondation (p. 380). À la limite, on pourrait poursuivre le raisonnement de l’auteur et remarquer qu’il est injuste aussi que les classes supérieures soient exclues du système de coaching social : il faudrait donc aussi penser à elles, non ? Mais n’a-t-on pas oublié un paramètre dans la conception de cette société idéale ? Le prix… Qui va financer un tel système ? Combien va-t-il coûter ? L’auteur ne répond pas à ces questions vulgaires. Il ne les pose même pas, car l’idéal n’a que faire des détails matériels. Et puis, au fond, la « redistribution » des richesses doit pourvoir à tous les besoins. »
[…]
« D’où les funestes conséquences de cet idéalisme : la morale prime sur la politique comme la croyance sur la pensée philosophique et l’ignorance sur la science. » […]
Présentation : Cenator
Et vous, qu'en pensez vous ?