Etre à la fois lucide et utile… pas facile : la preuve par l’Ambassadeur (à double vue) !

Boris Engelson
Boris Engelson
Journaliste indépendant

Etre à la fois lucide et utile... pas facile : la preuve par l'Ambassadeur (à double vue) !

Quand on est « bon », on cesse vite d'être libre : le « système » vous aspire... patrons, ministres, partis... tout le monde veut de vous ; et comment refuser de rendre ce service à l'espoir ? Mais plus on vous porte haut, moins vous pouvez trahir votre nouvelle famille. C'est ainsi que les plus qualifiés deviennent assez vite les plus conformistes. Un seul moyen d'y échapper : la schizophrénie... comme l'a saisi l'Ambassadeur helvétique auprès des Nations Unies genevoises.

L'art n'aime pas le « happy end »

Stupeur à l'Université de Genève : l'Ambassadeur Valentin Zellweger est au podium d'un colloque à la Fac de lettres... « Quel dommage que ce poète perde son temps en diplomatie », se dit-on... mais quand on le retrouve aux Nations-Unies, on pense « quelle chance nous avons avec ce diplomate philosophe ». Hélas ! Au Palais des Nations comme au Palais Fédéral, le « bien » a toujours le dernier mot. Le « système » impose son ordinaire aux plus « extraordinaires », avec la force d'un menu d'ordinateur. A l'insu des locuteurs : seule une analyse en règle des mots sortis par lapsus révèle le moule officiel... même chez un libre penseur comme l'Ambassadeur.

Rendre l'extraordinaire ordinaire

L'occasion s'est présentée à la Mission suisse, lors d'une mise en bouche au seuil de la XXXIXe session du « Conseil des droits de l'homme », pour « orienter » la presse sur les « initiatives » de notre pays en la matière. D'emblée, l'Ambassadeur rend un hommage sincère et justifié au « Haut commissaire » sortant, ennemi du « deux poids, deux mesures ». Zeid Ra'ad al Hussein - qui avait renoncé à son titre nobiliaire au moment de prendre ses fonctions - doit désormais apprendre à être « un homme ordinaire », comme le lui a dit son épouse. Mais Valentin Zellweger a enchaîné par un second hommage, à la nouvelle « Haut commissaire », l'ex Présidente du Chili Michelle Bachelet. Hommage tout aussi mérité, mais à double fond... qui contient les « non dits » qui – c'est la règle du genre - en disent bien plus long que les « dits ».

La statue du commandeur

C'est au moment de traduire « embody » que les premiers non dits se sont fait voir, sinon ouïr : pour l'Ambassadeur, Michelle Bachelet – si on lit sa biographie - « embodies » le combat pour les droits de l'homme... et il se demanda comment le dire en français. Deux ou trois voix dirent « incarne » ; le traducteur est peut-être un « traître », mais pas plus que les mots : c'est bien quand on cherche le sens « vrai » que toutes les ambiguïtés d'un sujet viennent à la surface. Avant de voir quel mot convient le mieux, mieux vaut jeter un coup d'oeil à la bio de Michelle Bachelet : elle est convaincante, certes, et même impressionnante. Au point d'« incarner » la bataille du Bien contre le Mal jusque dans sa seconde campagne présidentielle au Chili (comme les propos de l'enthousiaste, juvénile et même encore un brin candide Ambassadeur le suggérait) ? Une lecture plus détaillée de Wikipedia s'impose – en français, anglais, espagnol – sans oublier de voir la bio concurrente, celle d'Evelyn Matthei, la rivale de l'élection à fin 2013. Là - abstraction faite des réflexes classiques et claniques chez les « démocrates » - on ne peut garder ce cap rhétorique : en clair, présenter le choix de 2013 comme celui de la démocratie progressiste contre la nostalgie de la dictature est outré. On découvre aussi que la seconde présidence de Michelle Bachelet a été ternie par des scandales. Surtout – et ce ne peut être retenu contre elle, d'autant qu'elle est la première à l'admettre – les « tortures » qu'elle et sa mère ont subies en prison étaient en fait des « cris et menaces ». Ce qui nous ramène à la question de la traduction.

Héritier d'un bien ou du bien ?

Michelle Bachelet est, certes, bien digne d'occuper son nouveau poste ; mais à nous de ne pas non plus la mythifier. Alors, comment traduire « embody » ? « Incarner », c'est du théâtre... « symboliser », une illusion... « personnifier », du pouvoir... « représenter », du protocole... « matérialiser », une captation... « exprimer », un formalisme... voilà tout les dangers que chaque mot recèle. Ce n'est pas pour chercher la petite bête, mais pour faire entendre tout ce qu'on n'aime pas voir dans le langage courant. Et soudain, une anecdote me revient en mémoire : C'était au Brésil, à un salon du tourisme où un journal de la branche m'avait envoyé. Bavardant... puis sympathisant... avec un voyagiste chilien, je lui exprimai tout mon amour pour son peuple et sa culture : Pablo Neruda, Violetta Parra... et soudain, mon Chilien s'écria : « Caramba ! Pero solo conoces la cultura de izquierda ! » (ma parole... tu ne connais que la culture de gauche). J'étais perplexe : jamais je n'avais songé qu'il y eût une culture hors de la gauche... ni qu'un citoyen aimable pût en avoir une autre que « la nôtre ». Cette pensée prit encore plus de relief quand l'Ambassadeur en rajouta : « Les droits de l'homme... chez Michelle Bachelet... c'est dans son « adn » ». Certes, il ne parlait pas des gènes au sens strict, mais bien de cet héritage culturel, social, politique... que nous avons tous, et que nous prenons vite pour le Bien, le Juste, le Vrai. Un penseur de valeur a dit, ces jours, que les gens ou actes « mal intentionnés » sont toujours ceux « de l'autre camp ». En Amérique Latine encore plus que chez nous, on est de gauche ou de droite de père en fils... à Santiago, chaque groupe social a son quartier, dit-on... et – au risque de fâcher Pierre Bourdieu - on peut se demander si, de nos jours, ce n'est pas dans les milieux « progressistes » qu'on est le plus « héritier » d'une culture. C'est toute la question des « populistes », si mal jugés par tous les « Hauts Commissaires » onusiens et qui en veulent aux « droits de l'homme »... pour ça.

Parler du bien pour se sentir bien ou se montrer bien ?

Et alors me revient un autre souvenir, plus récent : une « Journée » au Palais des Nations – contre le racisme ou pour les migrants... j'ai oublié lequel des deux. Au podium, une brochette de jeunes écrivains clamaient les uns après les autres que « l'ouverture » était dans leurs gènes... sous les applaudissements du public mis en place par la « Communication » des Nations Unies. Le plus significatif – mais nul ne l'a noté – c'est que la cérémonie avait lieu à la « Salle de cinéma ». Irrité par ces singes savants et indigné par ces litanies, j'ai interpellé une prof de lettres qui escortait le groupe. Elle admit alors que « certes, il y a d'autres manières de voir le rôle des lettres... les auteurs qui ne se prêtent pas à ce genre ne sont pas d'emblée sans valeur humaine » (cité de mémoire). La prof poussa l'audace jusqu'à évoquer Michel Houellbecq, « un des rares » à défier cet atavisme des opinions toutes faites. Je n'ai jamais lu Houellbecq, mais s'il ne servait qu'à ça, c'est lui qu'on devrait inviter d'urgence. Ou alors, Tim Rice : en matière de Bien et de Mal, la question à Jésus se pose à chaque fois : « L'as-tu fait de propos délibéré, ou avais-tu un autre but foireux ? ».

Parfait architecte mais manque un géologue

L'Ambassadeur a commis un autre « crime », cette saison : il fut un des hommes clefs du « Human Rights Dialogue » dit « de Glion »... où son rôle a été très apprécié. Un événement »... un « processus »... bref, une « mouvance »... très honorable et constructive, mais qui construit – hélas ! – sur un terrain pourri... comme toutes les bonnes causes et donc comme toute la « communauté internationale ». Car on peut répéter à l'envi – intro écrite et orale à « Glion » - que « les trois piliers des Nations Unies – paix, droits de l'homme, développement – sont soudés », on a des raisons de penser qu'ils le sont à l'envers. Des politologues, des économistes ou de simples citoyens ont plus d'une fois constaté que les « droits économiques, sociaux et culturels » pouvaient être les pires ennemis des droits politiques. Sans aller se mettre dans les jupes sales de Friedrich Hayek, on peut s'en convaincre en voyant quels pays – Venezuela et consorts – sont le plus souvent derrière les motions « sociales », au Conseil des droits de l'homme et ailleurs. Mais ce n'est qu'un aspect mineur d'une question plus vaste : les fameux « Objectifs du développement durable » ne sont-ils pas juste le catalogue recyclé de tous les échecs du XXe siècle ? En clair : ce n'est pas « faute de » mais « par excès » de coeur et d'idées que le siècle fut un bain de sang.

La lucidité n'est plus ce qu'elle était

C'est d'ailleurs ça – de mon point de vue - le plus grand « crime » de Mr Zellweger : tant qu'il y a dans le système – Onu ou Uni - des gens comme lui - si fins, si doués, si purs - on n'ose pas taper dessus. Si Valentin avait été à Gomorrhe, la ville serait encore debout : Dieu n'aurait pas voulu nuire au seul qui l'avait compris. Bref, Valentin Zellweger est un des rares à tenter de marier l'éthique de la responsabilité et celle des convictions, qu'opposait Max Weber dont on parle tant à propos de Nicolas Hulot. Mais cet article n'est pas sur l'Ambassadeur, auquel je souhaite de déteindre sur le « système » : tout cela n'est que prétexte à la conclusion. En ce nouveau millénaire, la lucidité fait perdre toute illusion en tout système de toute bonne cause : la vérité, pure, de nos jours, on ne sait trop qu'en faire.

Et vous, qu'en pensez vous ?

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