Au début du mois d’octobre 2016, sur les bords de la Mer Noire à Rizé et devant les cadres de l’AKP, le président Erdogan tint un discours qui aurait dû susciter l’attention et la réaction de tout le monde, des Européens en particulier.
Ce jour-là, le chef d’État turc énonça ce qu’il appelle ses « frontières de cœur » : « On nous demande pourquoi nous nous intéressons à l’Irak et à la Syrie, à l’Ukraine, à la Géorgie et à la Crimée, à l’Azerbaïdjan et au Karabakh, aux Balkans et à l’Afrique du Nord, dit-il. Mais ces pays ne nous sont pas étrangers. Comment faire la différence entre Rizé et Batoumi [en Géorgie] ? Comment évoquer Edirne [l’ancienne Andrinople en Turquie d’Europe] sans parler de Thessalonique [en Grèce, ville natale d’Atatürk] et de Kardjali [en Bulgarie] ? Comment ne pas admettre que Gaziantep, Alep [en Syrie], Mardin, Syrte [en Libye] et Mossoul [en Irak] ne sont pas liés ? De Hatay au Maroc, vous trouverez les traces de nos ancêtres. C’est la même chose en Thrace et en Europe de l’Est. »
Il se répéta, le 23 octobre suivant, à Buran près de la frontière bulgare : « Aujourd’hui, lorsque nous parlons de la Syrie, de l’Irak, de la Crimée, de la Thrace occidentale et de la Bosnie, des gens nous regardent comme si nous étions des extraterrestres. […] Mais, pour nous, il ne s’agit pas d’autres mondes, mais de morceaux de notre âme. »
N’oublions pas que l’Albanie, longtemps turque et dont serait originaire la famille de Mustafa Kemal Atatürk, n’accéda à l’indépendance qu’en 1912…
Ces déclarations confirment la vision du monde d’Erdogan déjà exprimée dans son somptueux palais présidentiel par 16 soldats en tenue d’époque qui représentent l’ensemble des empires turcs et turcophones d’Asie centrale depuis le IIe siècle de notre ère. Parallèlement à ces incantations, la Turquie a inauguré en mai 2016 sa première base militaire à l’étranger, au Qatar.
Longtemps adepte de la diplomatie du « zéro problème avec les voisins », Ankara soutient dorénavant un ambitieux projet géopolitique, synthèse entre la vision néo-ottomane des cénacles islamistes conservateurs de l’AKP et la conception pantouranienne anti-européenne du MHP (le Parti de l’Action nationale) qui donne un néo-panturquisme susceptible d’attirer en outre les Eurasistes turcs et les Kémalistes les plus patriotes (l’invasion en 1974 du nord de Chypre fut ordonnée par le kémaliste social-démocrate Bülent Ecevit).
Formé dans sa jeunesse par la droite radicale avant de se rallier à la mouvance islamiste, Recep Tayyip Erdogan reprend à son compte le compromis national-islamiste encouragé par le général Kenan Evren au lendemain du coup d’État de 1980. Ainsi l’AKP passe-t-il de la « démocratie musulmane » à un « islamo-nationalisme grand-turc ».
Cette convergence s’explique enfin par des considérations politiciennes intérieures : l’AKP a besoin des voix du MHP au Parlement pour réviser la Constitution et établir par référendum une république hyper-présidentielle.
Les propos d’Erdogan ne sont pas encore des revendications territoriales, mais ils indiquent que la Turquie affirme son rôle de puissance régionale face à l’Arabie Saoudite déclinante, Israël ragaillardi, et – surtout – la Russie et l’Iran. L’épineuse question d’Orient relance le « Grand Jeu ».
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Chronique hebdomadaire du Village planétaire diffusée sur Radio Liberté le 3 février 2017.
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Philippe Randa,
Directeur d’EuroLibertés.Cet article Les frontières de cœur d’Erdogan est apparu en premier sur Eurolibertés.
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