« Des raisins trop verts ou les déconvenues des migrants » d’Anne Lauwaert (32)

Suite et fin

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Chapitre VI (3)

Avoir touché du doigt ce « conflit civilisationnel » m’a permis de comprendre le
conflit entre mes parents et moi. Nous avons vécu le même genre de problèmes
que celui que vivent les migrants entre leur pays d’origine et leur pays d’accueil.
Je fais le parallèle : mes grands-parents correspondent au pays d’origine : le vieux monde; mes parents correspondent à la première génération de migrants : le pont entre le vieux et le nouveau monde, pour des Pakistanais il s’agit du voyage Asie-Europe, pour mes parents il s’agit de la guerre 40-45 ; ma génération correspond à la deuxième génération de migrants : le monde moderne,
contemporain.
Mes parents étaient un pont entre mes grands-parents et moi, mais ils étaient
encore très ancrés dans le monde passé. Ils n’ont pas su comprendre que j’étais
sortie de ce monde et qu’ils n’avaient plus d’autorité sur moi.
Dès l’âge de 5 ans quand j’ai voulu partir à la découverte du vaste monde avec
Tintin, je voulais quitter le monde antique de mes parents pour aller dans le monde moderne de Tintin... Somme toute, Tintin a été mon guide spirituel...
Contrairement à l’ami Sayed, quand j’ai rencontré des problèmes, et les tuiles
n’ont pas manqué, je ne me suis pas repliée dans le passé, je ne suis pas
retournée vers la religion, la famille, encore plus éloignée.

Quand, à la fin des années 70, à Bruxelles, je ne trouvais pas de travail, en partie
parce que j’étais « une divorcée », j’ai pensé à me jeter sous un train. J’ai aussi
pensé à aller jeter des bombes, par exemple au Parlement qui me semblait le
symbole de l’establishment qui me refusait. Ce qui m’a retenue c’est mon refus
de m’avouer vaincue : « vous n’aurez pas ma peau ! » Au lieu de retourner dans
la maison de mon père et de me soumettre, je suis partie en Suisse où j’ai été
accueillie parce que j’avais un diplôme à offrir, dont la Suisse avait besoin. Les
migrants qui offrent des diplômes compatibles sont accueillis alors que les sans
diplômes sont considérés comme parasites et refoulés. Je vis depuis plus de 30
ans en Suisse, je m’y sens intégrée mais je sais que je serai toujours « étrangère ».
Cela ne me dérange pas. Ce qui, par contre, m’interpelle plus c’est que, quand je
vais en Belgique, j’y suis plus étrangère qu’en Suisse... Je m’y sens étrangère, mais aussi les gens, même les membres de ma famille, me perçoivent comme
étrangère... Moi, je suis Flamande émigrée dépaysement d’un Balti à New York...

L’Histoire ne retourne pas en arrière... Nous allons de l’avant. C’est un chemin
fatiguant comme sur la moraine du Baltoro : trois pas en avant, un pas en arrière... mais on va quand même de l’avant... Nos traditions et nos religions
resteront dans notre patrimoine culturel, mais nous sommes en train de vivre une nouvelle Renaissance qui bouleverse les valeurs que nous croyions immuables. Aux XV° et XVI° siècles, les idées révolutionnaires se sont répandues grâce à l’imprimerie. Aujourd’hui elles se répandent à la vitesse d’Internet et instantanément... world wide ...Tiers-Monde compris. Fatalement on va devoir adopter, au niveau de notre petite planète, un dénominateur commun : la laïcité, les droits de l’homme et la démocratie.
Bien sûr « les pouvoirs » qui sentent qu’ils sont en train de perdre leur "pouvoir" s’accrochent et ruent dans les brancards... mais les récalcitrants ne peuvent pas arrêter un attelage qui est lancé et finit toujours par l’emporter.
J’ai fini par adopter la devise de Guillaume le Taciturne et des princes d’Orange :
« Je maintiendrai ! »

De nombreuses années plus tard, je me rends au vernissage d’une exposition de
peinture. J’y rencontre un monsieur qui avait été mon patient... Nous échangeons quelques mots courtois du genre
-« Excusez-moi, je ne me souviens plus de votre nom mais je sais qu’il s’agissait
d’une cheville et d’une épaule... »
-« Exactement... »
-« Ca va bien maintenant ? »
-« Oui, oui j’ai repris l’entraînement et tout est rentré dans l’ordre... »
-« Ca vous plait ces peintures ?... »
-« A mon avis c’est du bluff merdique mais c’est très « in »...
-« Alors nous avons les mêmes dégoûts... »
Nous rions et puis à l’improviste il me dit :
-« Ma femme est allée faire une cure thermale avec ses amies à Abano Terme. Je
suis seul à la maison, est ce que je peux vous inviter à aller manger une pizza... en tout bien, tout honneur... simplement comme ça, pour ne pas « parler aux
murs » tout seul, chez moi, ce soir ... »
Je n’ai rien de spécial, j’accepte...
En fait ce monsieur avait été mon patient pour une rééducation après une mauvaise chute... il était agent de sécurité ou agent de police... je n’avais pas osé
demander de détails... je savais qu’il voyageait sur les avions de la Swissair comme agent en civil et un jour il avait fait sa chute malheureuse à l’occasion
d’une intervention musclée...
Fatalement on se met à raconter... je raconte mes aventures au Pakistan et en Inde...
-« Oui, je me souviens que vous aviez raconté votre voyage en montagne... »     Et  puis on bavarde encore un peu tout en picorant dans notre pizza et en buvant
encore une petite goute de merlot et puis il me demande :
-« Vous avez encore des nouvelles de ce pakistanais que vous connaissiez ici ? »
-« Moi, non et vous ?... »
-« Ben... il n’habite plus en Suisse... il a réussi à s’installer en Italie, plus ou moins grâce à un mariage... »
-« Ah, mais alors, je vois que vous le connaissez mieux que moi... »
Il se met à rire...
-« Entre nous, tout à fait en confidence... et de toutes façons c’est de l’histoire
ancienne... il y a prescription... bien que... enfin... votre copain... c’était un drôle de zigoto... »
-« Ah bon ?... »
-« Ben oui, il avait quand même une histoire louche pour laquelle il avait été en
tôle dans son pays... puis ici il nous a servi d’interprète... on l’a tenu à l’œil... je
ne peux pas vous raconter beaucoup, mais quand même... quand on a remarqué
un va et viens insolite chez lui on l’a tenu un peu plus à l'œil jusqu’à ce qu’on lui
dise que là il exagérait... »
-« Ah bon... alors vous surveillez aussi les copains de mes copains... Vous me
surveillez aussi par hasard ? »
Il se met à rire...
-« Quand une femme s’en va seule au Pakistan on se demande ce qu’elle va y faire...N’est ce pas normal ? Ou bien elle est cinglée ou bien elle a des raisons... On peut bien jeter un p’tit coup d’œil discret... »
-« Ca alors... mais il fallait me le demander... d’ailleurs j’ai participé à des émissions à la radio, j’ai écrit un livre, j’ai écrit des articles dans des revues... »
-« L’un n’empêche pas l’autre... »
-« Vous êtes malades dans vos têtes... »
-« Mais pas du tout, c’est notre métier de protéger nos citoyens... »
-« J’en déduis que là, vous êtes en service commandé et que c’est un ministère de
je ne sais quoi qui paye notre pizza ? »
-« Cela arrive... »
-« Et quand je me suis trouvée assise dans l’avion à côté d’un monsieur BCBG
qui m’a si habilement tiré les vers du nez... ce n’était peut-être pas tout à fait un
hasard ? Faisait-il partie de la sécurité ? Ont-ils pensé que j’étais une convertie
qui allait faire son jihad ? ... »
-« Tout est possible... Puisqu’il faut quand même faire le voyage autant s’asseoir
à côté d’une jolie femme intrigante qu’à côté d’un vieux rabougri...»
-« Jolie femme et parfaite connasse ? »
-« C’est pas dit... »
-« En tous cas moi, à l’époque, je ne savais rien ni de l’Afghanistan, ni du jihad... Il a dû penser que ou bien j’étais complètement idiote ou bien j’étais très forte pour cacher mon jeu... »
-« Mais vous oubliez que ce sont des professionnels... Les services secrets du
Pakistan sont parmi les plus efficaces du monde... »
-« Alors comme ça, en douce... »
-« Mais enfin Anne... permettez que je vous appelle par votre prénom... vous n’avez donc jamais observé votre chat qui joue avec une souris ?... »
-« C’est donc un jeu ? »
-« La guerre ne se fait plus avec de gros sabots... aujourd’hui elle se fait tout en
finesse... »

Dommage que je connaissais son épouse et que c’était une femme tout à fait
charmante... car... eh bien oui, je l’avoue... mon agent secret... comme le disait Vendredi... ce soir là, j’en aurais bien fait mon dimanche...

 

Chapitre 7 - Epilogue

« Que reste-t-il de nos amours ?
Que reste-t-il de ces beaux jours ?
Une photo, vieille photo de ma jeunesse... » Trenet

20 années ont passé...
Le jasmin a cessé de fleurir, les roses en sont à leurs derniers pétales, l’automne
est à nos portes. Dans nos vignobles les grappes opulentes prennent des couleurs...

Et comment va l’univers... avec son infiniment grand et son infiniment petit ?
Puisqu’il est illimité il n’y a pas de dedans, ni de dehors, c’est partout à la fois, à
l’infini...
Dans cet espace illimité voyagent des particules plus ou moins petites ou grandes... qui se combinent et se séparent. Quelques particules se combinent et
forment de l’oxygène, un peu plus forment une planète comme la terre et encore
un peu plus forment un système comme la Voie Lactée...
Comme le temps est lui aussi infini... ça mijote...infiniment... De façon scientifique les mêmes causes produisent les mêmes effets... Quand une poignée
de certaines particules se combinent elles finissent par former un spermatozoïde,
une autre poignée finit par former un ovule. Si ces deux se rencontrent ils peuvent produire un germe qui, dans le meilleur des cas, va grandir et former un
autre être qui va murir, vieillir, mourir et se décomposer pour retourner à l’état de particules. Continuellement des particules s’unissent et se désunissent...
Des fois elles produisent des galaxies, des fois des géraniums, des fois des pommiers, des fois de gens, des fois... elles flottent comme ça... libres dans l’air
et ne font rien... éternellement et nous participons à cette éternité...
Nous sommes composés d’atomes qui baignent dans les vibrations, ondes,
rayonnements... réactions chimiques...entrainés par les énergies cosmiques...
Dès que nos cendres sortent du crématorium et sont dispersées sur la pelouse, les vents les emportent... les zéphyrs, les alizés, les quarantièmes rugissants...

L’Histoire ne retourne pas en arrière.
Mes bonnes intentions s’en sont allées... paver l’enfer...
L’important n’est-il pas d’avoir participé...
Aujourd’hui, je prends mon temps : j’écoute le silence et je cultive mon potager.
Quand je regarde le monde autour de moi, je suis perplexe, désemparée et je
pense, comme Renan, que la bêtise humaine donne une idée de l’infini.
J’attends des jours meilleurs et que les cinglés en finissent avec leurs conneries.
Mes shalwar kamiz pendent dans ma garde robe et ma petite médaille-talisman
est rangée dans ma boite à bijoux. Je pense à mon Dear Pakistan, je l’avoue, avec
tristesse et nostalgie.
A chaque nouvelle violence, mes amis alpinistes et moi, nous nous disons avec
amertume que « nous n’irons plus à Shimshal... »
Quand, les soirs d’été, la brise me porte les parfums des rose et du jasmin « le temps suspend son vol et les heures propices suspendent leurs cours... » et je pense « cry, the beloved country »...

Loco, le 26 septembre 2013,

Jour de la fête des saints Cosme et Damien, médecins anagyres : qui soignaient sans accepter de l’argent.

Anne M.G. Lauwaert est née en 1946 à Ninove en Flandre et a passé une partie de son enfance au Congo Belge. Physiothérapeute, elle découvre la montagne en
1971 et devient la compagne de Claudio Barbier en 1976. Depuis 1980 elle vit
dans le Tessin, a voyagé au Pakistan et en Inde, s’intéresse à la philosophie et au
jardinage, écrit, peint et étudie la musique.

Du même auteur :

« I giorni della vita lenta » CDA Turin 1994

« La via del drago » CDA-Vivalda Turin 1995

Deuxième édition 2008

Premier prix Leggimontagna 2009

« Allarme in Valle Onsernone » chez l’auteur 1995

« Le grimpeur maudit » édition limitée chez l’auteur 2011

« Les oiseaux noirs de Calcutta » éditions Tatamis 2012

« Le grimpeur maudit » éditions Tatamis 2012

 

 

6 commentaires

  1. Posté par Jac Etter le

    Merci beaucoup Mme LAUWAERT pour votre partage généreux. Votre écriture inscrite dans le présent, concrète et efficace est un plaisir. Elle est légère car dépourvue de lourdeur émotionnelle inutile. Très instructif et original, votre récit nous présente de manière factuelle, précise le gouffre séparant deux mondes vibrant à des niveaux trop différents. Encore merci pour votre générosité.

  2. Posté par Anne Lauwaert le

    si je puis me permettre de profiter le l’hospitalité des Observateurs, je signale aux lecteurs qui ont apprécié le texte des raisins, ma nouvelle qui a été publiée sur
    http://www.minurne.org/?p=1757
    « Croissants sans café-crème ou qui a peur de l’islamisation librement consentie? »

  3. Posté par Anne Lauwaert le

    merci du compliment

  4. Posté par Sergio Morosoli le

    Merci Anne Lauwaert, vous m’avez passionné. J’attaquais les nouveaux épisodes avec délices et à chaque fois j’ai loué vos talents de conteuse. Sincèrement merci pour ces bons moments.

  5. Posté par Anne Lauwaert le

    Voilà donc ma petite histoire, ce qui m’angoisse c’est qu’on est en train de laisser arriver des centaines de milliers de personnes pour qui les raisins vont être trop verts, et alors qu’est ce qu’on va faire ?

  6. Posté par Burnand le

    Si chacun et chacune restait dans son pays d’origine, personne ne se sentirait « rejeté ». Les parents, avant de fuir leur pays, devraient y penser : l’avenir de leurs enfants dépend de ce choix de partir en un pays qui ne sera jamais le leur vraiment.

Et vous, qu'en pensez vous ?

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